b. Les mœurs culturelles

Dans une étude des Littératures francophones depuis 1900, Jean-Louis Joubert et ses collaborateurs avaient consacré aux îles créoles, Antilles et Guyane, l’émergence de la littérature écrite, tributaire de la culture, de l’oralité et de la langue créole. Ils redécouvrent la notion d’ « Antillanité », et bien que le terme soit d’Edouard Glissant, les coauteurs l’ont démontré dans les mœurs créoles, source d’inspiration des auteurs antillais. Cette notion est la matrice de l’écriture antillaise, parce que traduisant la réalité anthropologique des Caraïbes, et permettant d’explorer, dans les textes, toute la réalité culturelle, attachée aux valeurs locales. Les modes de vie, la mentalité et la culture concèdent aux textes francophones et antillais la réalité littéraire. Et, pour les auteurs cette réalité

‘« c’est le fait d’une culture née du système de la plantation sucrière, caractérisée par l’insularité, le cloisonnement social par la couleur de la peau, la créolisation, la persistance d’un héritage africain, la dominance de l’oralité, la vocation à combiner, synthétiser, métisser… » 269

Les romans de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart parcourent cette vérité littéraire, par le dédoublement thématique : le récit des mœurs culturelles s’intègre au récit des événements, les personnages disposent de la grandeur culturelle et psychologique tout à la fois. Cette peinture du protagoniste masquent les portraits « folkloristes » ou « ethnologiques », car les auteurs, loin d’adopter la « posture » des sociologues, préoccupés par le fait culturel, ne dissimulent pas leur sensibilité littéraire, leur passion des mœurs. Le roman de Maryse Condé Desirada en est l’illustration. L’influence des mœurs culturelles scande la trame de ce roman, plein d’humours et d’anecdotes puisés dans la culture créole. La fête du Mardi Gras, coïncidant avec la naissance de l’héroïne du roman, Marie-Noëlle, rassemble la communauté villageoise de La Pointe. Les habitants jubilent par des processions culturelles et ludiques durant le Carnaval, mélange de couleurs dans les accoutrements, les costumes ; les magnifiques chorégraphies expriment la communion à travers le rythme :

‘« Il était trois heures de l’après-midi. Le temps capiteux et vibrant. C’était le mardi gras. Jour de liesse où toutes les compagnies de mas’ déboulaient à travers les rues de la Pointe. » 270

Le passage du cortège, appelé gwo-ka en langue créole, est un moment de sacrement, mais on défie les conventions religieuses en mangeant de la viande. Car aux Antilles, la tradition religieuse est démesurée, on fête le dimanche gras, le lundi gras, le mardi gras, et même pendant le mercredi des Cendres, les femmes préparent des « beignets » et des mets copieux. La fête, c’est la tradition symbolique des masques, portés par des hommes et des femmes qui imitent la nature vivante, les animaux sous le signe du mal, de la puissance, comme le serpent : 

‘« Certains mas’ étaient enveloppés avec des feuilles de banane séchée. Les autres s’étaient enduit le corps de goudron et couraient en faisant claquer leurs fouets, sinueux comme des serpents. » 271

Dans ce passage, les habitudes culturelles engendrent le texte narratif, le transforment en univers magique, mystique et certainement baroque, dont nous parlerons ultérieurement.On retrouve la même exubérance des festivités culturelles dans Pluie et Vent…, concernant la célébration du mariage de Jérémie et Toussine. Comme dans Desirada, avec la fête du Mardi Gras, le mariage dans Pluie et Vent…, a l’apparence rituelle et déclenche des délires profonds, exclamations euphoriques des habitants : « Ce midi-là, un verre de rhum à la main, les hommes gonflaient leur poitrine d’aise, la frappaient par trois et s’extasiaient. » 272 Simone Schwarz-Bart célèbre le mariage, la naissance et la mort, trois événements de l’existence humaine. La célébration du mariage permet l’union des personnages, la solidarité entre les individus, indispensable à l’identité collective.Fanta Toureh, dans l’approche mythologique et imaginaire de l’œuvre de Simone Schwarz-Bart, reconnaît dans Pluie et vent…la transcription de la culture qui fonde la thématique de l’union : 

‘« Les rencontres, les unions entre les personnages mêlent les diverses références, symbolisent le brassage des races, des cultures, des mythes, qui prévaut dans la caraïbe. » 273

Pluie et vent… est le roman d’enchâssement de la culture sous forme de mœurs, en témoigne la musique durant le mariage. La réalité caribéenne est marquée par la musique nègre qui exprime la joie de vivre et l’angoisse liée à l’existence douloureuse. Pour les habitants de L’Abandonnée, la musique fait naître leur délectation :

‘« Pour les nègres de L’Abandonnée, tout cela n’était de rien sans un peu de musique, et quand ils virent les trois orchestres, un pour les quadrilles et les mazoukes, un pour les biguines à la mode, et le tambour traditionnel, accompagné des petits-bois et d’une trompe, ils surent qu’ils auraient une belle chose à raconter, au moins une fois dans leur vie. » 274

Par contre, la musique n’a pas la même valeur culturelle dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé. Elle y traduit une atmosphère funèbre, une mélancolie endeuillée. Les femmes se chargent d’entonner les chants, exprimant la souffrance symbolique, existentielle, liée à la finitude de la vie. Sous la pluie battante, dans un silence total, celui du deuil, le chœur des femmes s’élève, s’entend, exaltant l’Eternel, comme si elles voulaient rendre un dernier hommage divin à Francis Sancher :

« L’Eternel est dans sa demeure sainte.

L’Eternel a son trône dans les cieux.

Ses yeux observent

Ses regards sondent les fils des hommes. » 275

La musique et les chants lyriques, accompagnent les cérémonies existentielles. Toute la littérature antillaise s’inspire quasiment de la musique créole. Dans L’île et une nuit de Daniel Maximin, la persistance de la musique créole donne au texte la tonalité lyrique, que rythment les danses. Cette musique, expression de l’âme créole, est la façon de résister au cyclone, d’oublier les différences sociales et raciales, mais aussi de symboliser la femme créole à travers les instruments sonores :

‘« Une de mes raisons d’être, c’est la traduction par des instruments d’hommes du silence des femmes transfiguré par leur sept voix de nue, de nuit, de pluie, d’envol, d’enfance, de soleil et d’opéra. » 276

L’univers symbolique et onirique de l’Afrique apparaît dans Ti Jean L’horizon. Le héros, l’exilé, le déshérité et l’orphelin malheureux, erre de la Guadeloupe jusqu’à son pays d’origine, la contrée de ses ancêtres africains. Il visite le royaume des Ombres, la demeure des morts, pendant la fête du mil, célébrée par les Ba’Sonanqués, tous les deux ans. Cette fête n’a rien de divertissant, elle relève d’un trait culturel, elle n’a rien de profane, elle signifie une habitude ancestrale : la communion entre les vivants et les morts, à chaque moisson du mil, une variété de céréale. Simone Schwarz-Bart retrace, dans son art du roman, le mysticisme culturel des peuples traditionnels d’Afrique. Une telle croyance « ésotérique » rassemble tout le village, tout comme le mariage et le deuil réunissaient les habitants de L’Abandonnée et de Rivière au Sel, respectivement dans Pluie et vent… et dans Traversée de la Mangrove. Simone Schwarz-Bart puise dans le répertoire culturel africain, et elle teinte les aventures du héros de la couleur « fantastique ». On ne saura pas avec quelle inspiration littéraire, les Morts sortent des tombes, acceptent les offrandes et communient avec les Vivants :

‘« Les cortèges se déroulaient en sinuant dans la brousse, puis venaient mêler leurs eaux au voisinage de la caverne, où les vivants chantaient et dansaient avec les morts, la nuit, trois jours durant, leur offraient de la nourriture dans des marmites de terre consacrée. » 277

Ti Jean L’horizon, qui repose sur « un substrat de croyances traditionnelles », 278 pose le problème de la représentation des cultures. L’auteur du texte n’expose pas seulement les faits, mais elle transpose les manifestations rituelles, culturelles, bafouées par l’histoire coloniale. Dès lors, la narration des mœurs culturelles a une valeur symbolique pour Simone Schwarz-Bart, moins que pour Maryse Condé. Si le dernier auteur ne se préoccupe plus de s’engager dans la querelle culturelle, du moins dans la revalorisation de la culture oubliée, la première femme fonde ses romans dans l’idéologie anti-coloniale qui réhabilite les valeurs niées :

‘« Les écrivains antillais ont donc à cœur de tirer de l’oubli, de promouvoir les structures mythiques injustement délaissées, puisque ce sont elles qui constituent l’héritage d’une culture qui s’est formée, se forme encore, et est constamment menacée de disparition, » 279

Maryse Condé, à cheval entre plusieurs cultures, refuse de se cantonner dans le retour aux sources, qui rejetterait l’ouverture vers d’autres horizons, elle le prouve dans la structure thématique de ses romans. L’auteur explore l’Afrique coloniale dans Heremakhonon 280 , avec la construction de la figure féminine Véronica Mercier, personnage voyageur. Née à Guadeloupe, l’héroïne s’en va séjourner dans un pays non identifié d’Afrique. Le personnage découvre d’abord Paris, cela augmente le potentiel dramatique et culturel du roman. La résistance fébrile du peuple Bambara de Ségou aux forces coloniales françaises, fonde l’intrigue de la saga africaine Ségou, la terre en miettes 281 . Maryse Condé écrit par là une légende africaine, aux confins de la documentation, du témoignage et de l’exotisme culturel. Dans ses deux romans, Les derniers rois mages et La vie scélérate, elle abandonne la thématique des mœurs africaines : elle explore celles de la diaspora américaine, avec comme fil conducteur le prolongement des mœurs culturelles antillaises jusqu’en Amérique du Nord. Les romans relatent des problèmes de la communauté noire d’Amérique. L’auteur adapte ses romans à la réalité de l’homme antillais, qui éprouve le besoin de sortir de son île, pour explorer le Nouveau Monde. Spéro et Debbie, le couple antillais du roman Les derniers rois mages, s’exilent en Amérique, étouffés qu’ils sont par les mœurs culturelles, qui ne correspondent plus à leur goût.

La découverte de l’ailleurs, de l’Amérique, cette terre « promise » à la colonie antillaise, est l’allégation de la vie culturelle et des valeurs de la diaspora noire. La narration évoque « l’African Ballet Theatre que dirigeait Jim Marshall, sociologue de profession, danseur par goût ». 282 Le ballet marque la survivance de la culture des origines. Les spectateurs admirent, jusqu’à l’extase, les « scènes de la vie au village », qui retracent les « paisibles activités du temps de paix ». 283 La vie scélérate 284 , dans la même matière, répand la floraison de thèmes politiques et culturels typiquement antillais, à travers le récit généalogique de la famille, les origines remontent à 1900. Dans ce roman, aux accents héroïques, les personnages, partageant la même ascendance antillaise, se dispersent partout, à Panama, San Francisco, Paris, Harlem ; ils mêlent leur culture d’origine créole à d’autres cultures. On comprend pourquoi les mœurs culturelles confirment l’avertissement des auteurs, car disons-nous au début du travail, l’écrivain antillais ne cherche pas à transgresser le pacte social, pour honorer l’équilibre culturel et religieux. Les romans, comme Desirada, Ti Jean L’horizon, Pluie et vent…et Traversée de la Mangrove, énoncent cet engagement au profit des mœurs culturelles. De la sorte, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart prouvent leur appartenance à la communauté culturelle. Leur identité littéraire s’énonce par le mysticisme culturel dans Ti Jean L’horizon, la mascarade, les déguisements, les masques symboliques dans Desirada et Pluie et vent… L’essentiel des mœurs culturelles dans les romans, c’est la recherche identitaire, engeant auteurs et personnages. Le lecteur est artisan de la recherche, plongé qu’il est dans le monde forcément créole, avec ses couleurs locales, ses coutumes triviales. De cette lecture, se dégagent également les mœurs religieuses, qui ne se joignent aux autres que pour les compléter, les achever, et former définitivement le patrimoine créole; le culte religieux, en fait, est une thématique phare de la créolité.

Notes
269.

Jean Louis-Joubert, Les Littératures francophones depuis 1900, Paris, Bordas, 1945, p.108.

270.

Maryse Condé, Desirada, p. 13.

271.

Ibid.

272.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 17.

273.

Fanta Toureh, L’imaginaire dans l’œuvre de Simone Schwarz-Bart : approche d’une mythologie

antillaise, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 90.

274.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p.20.

275.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p.203.

276.

Daniel Maximin, L’île et une nuit, Paris, Seuil, 1995, p. 106.

277.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 128.

278.

Fanta Toureh, L’imaginaire dans l’œuvre de Simone Schwarz-Bart : approche d’une mythologie antillaise, op. cit., p.7.

279.

Ibid., p. 11.

280.

Maryse Condé, Heremakhonon, Paris, « Collection 10/18 », U.G.E., 1976.

281.

Ibid, Ségou, la terre en miettes, Paris, Robert Laffont, 1985.

282.

Ibid, Les derniers rois mages, p.167.

283.

Ibid.

284.

Ibid., La vie scélérate, Paris,Editions Seghers, 1987.