a. Les origines culturelles du métissage

Fort de ses multiples racines, Derek Walcott, poète de l’île de Sainte Lucie dans les Petites Antilles, se définit lui-même comme l’être métis, son sang est mêlé, sa culture est mélangée, et son éducation découle de la colonisation :

‘« Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer
J’ai reçu une solide éducation coloniale
J’ai du Hollandais en moi, du Nègre, et de l’Anglais
Et soit je ne suis personne
Soit je suis une nation. » 313

Le destin personnel du poète et héros épique, renvoie bien aux personnages antillais que décrivent Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Derek Walcott, qui reçut le prix Nobel de littérature en 1992, est originaire des Antilles, mais de l’autre côté des îles anglophones. Dans ses poèmes aux accents mélancoliques, comme « Le royaume du fruit-étoile », Derek Walcott dramatise la vie solitaire d’un amoureux de la mer, lui-même, le poète, Ulysse métis des Antilles, et il emprunte librement les métaphores de la mer pour traduire son esprit universel, le métissage de son âme, comme pour répondre au physique. L’Océan est à son goût, c’est pourquoi il invente des lieux, des espaces infinis, l’Amérique, les Caraïbes, l’Europe ; le poète fait penser à Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, tous recherchent leurs racines éparpillées dans les îles, dans les pays de leurs Ancêtres. Les îles francophones et anglophones, sont de simples dénominations coloniales, poètes comme romanciers, de part et d’autre, abolissent les frontières, la littérature exprime leur métissage par l’image de l’infini, du « fruit-étoile » à conquérir, de la « mangrove » à traverser et de « l’horizon » à atteindre. On aperçoit respectivement les accentuations du métissage chez Derek Walcott, le poète, Maryse Condé, la romancière et Simone Schwarz-Bart, la conteuse. Le métissage, dans les romans du corpus, révèle sous l’angle poétique la rencontre des cultures, des civilisations et des hommes. L’héroïne principale de Un plat de porc…, arrachée de sa terre natale, s’éloigne des îles, voulant vivre l’exil, elle découvre le métissage. La narration qu’elle fait de ce paysage, se réfère à un cadre, celui des cultures du terroir et des origines, des habitudes douloureusement adaptées dans son univers mental fragilisé. Dans ce heurt sans précédent, la culture occidentale impressionne Mariotte, claustrée dans l’hospice de Paris. Le texte intéresserait la critique post-coloniale, qui aperçoit dans les œuvres de littératures francophones, des instructions et des conflits, des soubresauts de la nostalgie des temps coloniaux, qui contrastent avec l’époque moderne. Le contraste importe peu, mais la psychologie du personnage, plongée dans le drame intérieur, dévoile des émotions lyriques : Mariotte, insatisfaite et résignée à la fois, ignore le monde qui l’entoure, une attitude morale digne des angoissés. Inversement, le passé antillais surgit, comme dans un cauchemar, pour enlever provisoirement l’angoisse: « voici soudain qu’une haute lame du Temps dépose, sur la plage désolée de mon esprit, la silhouette de grand-mère assise dans sa berceuse créole. » 314 Un abîme sépare l’héroïne de sa culture et de son pays, en désagrégeant les substances de son « être qui s’écroulait » 315 , rongé par les tourments du métissage.

Mariotte ne ressemble pas à Marie-Noëlle ni à Reynalda, des personnages expatriés de Maryse Condé dans Desirada. Loin des épreuves de Mariotte, les êtres de Maryse Condé convoitent le dépaysement culturel, et avec délectation, ils explorent de nouveaux pays, en traversant les frontières insulaires. Reynalda s’engage dans le monde de l’éducation, de l’enseignement, cette conquête de la spiritualité non métaphysique, croise les chemins empruntés par Mariotte et Reynalda, la première est un être tombé qui se souvient des Antilles, quand l’autre abhorre les traditions qui l’ont longtemps condamnée à la soumission. La démarche revancharde de Reynalda, personnage qui revendique son métissage, est dépourvue de « culturalisme », dans le sens de l’exaltation de la culture native. Reynalda est un personnage sang-mêlé, qui retourne au plus profond d’elle, pour faire exploser ce penchant vers l’universalisme, et d’aucuns parleront, sous un terme plus actuel, de « mondialisation ». Et l’auteur de la création du personnage universel, n’avait-il pas, auparavant, affirmé son appartenance à la littérature mondiale, qui s’enracine, avant tout, dans le pays créole ? Cette tentation de l’auteur, enracinement et ouverture, est accomplie dans l’art, Reynalda, femme antillaise née à la Désirade, abandonne loin derrière son pays : épousant la culture occidentale moderne, elle devient docteur en sciences sociales., et s’installe à Paris, lieu symbolique de refuge. Le métissage culturel du personnage est tout à la fois confrontation des valeurs et fusion des cultures, contrairement à la définition de François Laplantine et Alexis Nouss : « le métissage n’est pas la fusion, la cohésion, l’osmose, mais la confrontation et le dialogue. » 316 Ces deux personnages féminins, Marie-Noëlle et Reynalda, Maryse Condé les aurait construits selon les prototype de Spéro et Debbie dans Les derniers rois mages : en quittant la Barbade, île de la Guadeloupe, pour des aventures au pays de l’oncle Sam, les personnages n’hésiteront pas à embrasser spontanément les valeurs du lieu. De part et d’autre, de Desirada aux Derniers rois mages, la Guadeloupe semble le départ de la recherche. Reynalda forge sa personnalité et son identité dans la « monstruosité », affirmant sa dépossession : « ni nationalité ni pays ni langue » 317 , et sa clairvoyance : « toutes ces tracasseries qui tracassent tellement les humains » 318 . Le métissage relève de l’humanisme, qui n’est pas un mythe, mais la réalité du dialogue des cultures, leur amalgame, qui traduit, au-delà de leurs différences, le commun entre les hommes : la sensibilité humaine à traduire des besoins et des désirs en habitudes.

Maryse Condé construit des personnages appartenant à la société post-moderne. Il faut situer l’expression « post-moderne » dans le contexte des Antilles, espace géographique qui fut le théâtre des cultures importées. Ce contexte pourrait être perçu comme le microcosme de la terre, l’encoignure du monde, qui absorbent les cultures du dehors. Serge Gruzinski appelle la société post-moderne l’« idiome planétaire » 319  : dans Desirada et Les derniers rois mages de Maryse Condé, le cercle planétaire représente l’émancipation culturelle des personnages, notamment des femmes. Michel Foucault dépeint de manière à peu près analogue, le personnage métis, l’homme post-moderne de toutes les cultures. Le personnage sang-mêlé ou l’habitant du pays emmêlé, rappelle selon le philosophe « le fou, l’homme des ressemblances sauvages, celui qui s’est aligné dans l’analogie. Il est le joueur déréglé du même et de l’autre. Il ne connaît pas la différence. » 320 Les personnages de Maryse Condé, plus que ceux de Simone Schwarz-Bart, revendiquent cette folie, par la délocalisation de la culture occidentale dans Desirada, et par la conquête de la diaspora afro-américaine dans Les derniers des rois mages.

En renversant les modes de représentation, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart offrent la nouvelle forme du métissage, respectivement dans Traversée de la Mangrove et Pluie et vent… . Ces romans s’enracinent dans la culture créole, dans l’univers insulaire ; et d’autre part les textes concordent avec les thématiques de l’écrivain haïtien Jacques Stéphen Alexis. Dans l’essai intitulé Où va le roman ? 321 , l’écrivain haïtien dégage les exigences de l’œuvre littéraire, métissée intérieurement dans les Caraïbes francophones, cette prose des îles doit « chanter les beautés, les drames et les luttes de nos peuples exploités […] en fonction des trésors culturels nés sur notre sol. » 322 Traversée de la Mangrove retrace ces particularismes du milieu, car Maryse Condé chante la blessure de la communauté des reclus, puisque les gens de Rivière au Sel, au milieu de leur île perdue, se croient être des bagnards. Et par-delà cette romance, Maryse Condé démontre les extravagances entre la fermeture et la force des influences. Dans Traversée de la Mangrove, les habitants de Rivière au Sel observent avec méfiance l'apparition du métissage. Les cultures introduites dans leur terroir annoncent la dégénérescence de la communauté, menacée dans ses propres valeurs, et sa cohésion ethnique. Certains personnages ignorent l’imminence de la déchéance, le commencement du métissage, et d’autres, les plus conscients, comme Dodose Pélagie, rejettent le terme créole. Ce personnage serait le porte-parole de Maryse Condé, dont on connaît la dénégation de la réalité créole spécifiquement fermée : « Notre société est une société métisse. Je rejette le mot « créole » que certains emploient. » 323 Créolité et métissage peuvent-elles inévitablement s’opposer, si les vocables aux Antilles contribuent au mélange des cultures ? Pluie et vent... expose la culture paysanne créole, les allusions de l’ailleurs disparaissent quasiment des structures du roman. La créolité manifeste le rituel de la vie quotidienne dans les cases, les plantations, et ce n’est pas surprenant si Télumée est l’auteur de la relation culturelle : « J’ai essayé de vivre à Bel Navire, à Bois Rouge, à La Roncière, et nulle part je n’ai trouvé de havre. » 324 Simone Schwarz-Bart écrit le roman des continuités, entre culture créole et culture métissée : la fin du roman marque l’ouverture, l’évolution de la société sortant progressivement de la paysannerie. Télumée, félicitée par les femmes de sa fontaine et de sa toute « récente électricité » 325 , observe dehors les « voitures automobiles », les « poteaux électriques », la « route goudronnée » 326 , tous ces détails décorent le métissage, non sans affecter profondément Télumée : « alors une nostalgie m’étreint, ma personne m’échappe et je ne reconnais plus mon temps ». 327 C’est le temps du métissage, se substituant à l’époque où les femmes créoles se vantaient naïvement de leurs coutumes paysannes. Télumée hérite de la culture africaine l’occupation du foyer, elle épouse in extremis les valeurs coloniales, sa destinée est irrémédiablement le mélange des réalités contemporaines.

Avec Pluie et Vent…, Traversée de la Mangrove entretient des rapports sur le métissage des cultures, délogeant partiellement la culture créole. Selon l’anthropologue Jean-Loup Amselle, la source du métissage c’est la logique métisse, le processus d’intégration et de disparition des cultures, avant leur mélange ultime « dont il est impossible de dissocier les parties. » 328 Les personnages de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove cohabitent avec le métissage sans le savoir ; même en s’enfermant dans leur île, le rêve de l’ailleurs caractérise leur ouverture d’esprit. Le roman de Simone Schwarz-Bart Ti Jean L’horizon réalise les rêves impossibles des villageois de Rivière au Sel : le retour réel aux origines culturelles et africaines du héros. Cette renaissance démontre les parallélismes entre la culture africaine traditionnelle et la culture créole antillaise, le héros incarne les deux traditions. Dans le village où il atterrit en Afrique, il découvre la culture et les mœurs qui sont celles du village créole. Il peut dès lors admirer la décoration des « cases si ressemblantes à celle de Wademba » 329 . Mieux, le héros assiste au spectacle des femmes qui écrasaient le mil « dans un mortier de bois » 330 , en chantant au rythme du pilon ; antérieurement le héros a vu la même activité des « commères de Fond Zombi en pilant café, cacao, farine de manioc ». 331 Simone Schwarz-Bart explique la ressemblance des habitudes, quand elle évoque la survivance des traditions africaines aux Antilles. Son roman narre la théorie de l’interdépendance des cultures, sous la forme orale, poétique, que le conteur retrace dans ces images familières :

‘« Le cœur de nostr’homme se serra devant ces images familières, comme si les deux mondes s’étaient tendu la main sans se voir, siècle après siècle, par-dessus l’océan. » 332

L’essentiel du métissage dans les romans procède de ce que Serge Gruzinski appelle « la colonisation de l’imaginaire. » 333 Les images imposées par la colonisation sont assimilées par les habitants des Antilles. La culture caribéenne, dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, paraît tout à la fois créole, métissée, et conséquence du conflit des « imaginaires ». Les romans prouvent cet imaginaire, bien que leurs structures narratives dégagent des différences : Mariotte dans Un plat de porc…semble rejeter sans triomphe le métissage qui inspire, ironie du sort, son imaginaire, tout comme Tituba refusera l’imaginaire chrétien des Colons esclavagistes. Desirada et Les derniers rois mages exhibent des schémas contraires : les personnages, à la recherche de leur métissage dans la rencontre avec l’Autre, refusent l’enfermement dans la créolité. Cette confrontation est caractéristique dans Ti Jean L’horizon, le héros réduit les frontières culturelles et imaginaires par le voyage. Le métissage dans Traversée de la Mangrove est plus symbolique et très émouvant : les valeurs locales ne peuvent être protégées, l’imaginaire du dehors configurant le péril de Rivière au Sel, microcosme des origines ethniques différentes.

Notes
313.

Derek Walcott, Le royaume du fruit-étoile, long poème, Paris, Circé Editeur, 1998 p.48.

314.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 42.

315.

Ibid.

316.

François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage, Paris, Editions Flammarion, 1997, p. 10.

317.

Maryse Condé, Desirada, p.281.

318.

Ibid.

319.

Serge Gruzinski, La pensée métisse, op.cit., p. 10.

320.

Michel Foucauld, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 63.

321.

Jacques Stephen Alexis, « Où va le roman ?», Les arbres musiciens, Paris, Gallimard, 1957.

322.

. Ibid., p. 85.

323.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 207.

324.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 248.

325.

Ibid., p. 255.

326.

Ibid.

327.

Ibid.

328.

Jean-Loup Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris,

Fayot, p. 248.

329.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 134.

330.

Ibid.

331.

Ibid.

332.

Ibid., p. 135.

333.

Serge Gruzinski, La colonisation de l’imaginaire, sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVI-XVIII e siècles, Paris, Gallimard, 1988.