b. Les origines ethniques du métissage

Le métissage ethnique présage l’univers multiracial, polyethnique, la rencontre de peuples différents contraints de coexister dans l’espace imparti, les Antilles. L’aire culturelle des Caraïbes éclate la confluence des langues et des cultures, violemment entrecroisées dans cet endroit du monde, isolé splendidement par les eaux maritimes. Les personnages des romans antillais, natifs de la rencontre historique, peuvent être des Blancs, des Noirs, des Métis, des Békés, des Indiens. Les auteurs de L’éloge de la créolité, conscients de ces ethnies multiples, affirment avec beaucoup d’élégance leur origine bâtarde, dans le sens noble du terme :

‘ « Nous sommes tout à la fois, l’Europe, l’Afrique, nourris d’apports asiatiques, lemantins, indiens, et nous relevons aussi des survivances de l’Amérique précolombienne. » 334

Chaque ethnie consacre la place sociale dans la création romanesque, selon la hiérarchie : c’est pour rendre captivante la représentation des mentalités et des hommes de la Caraïbe, la domination des uns et la jalousie des autres. L’important est moins la reproduction du métissage ethnique que le personnage social et la fonction narrative du mélange biologique. Traversée de la Mangrove imite littéralement le métissage ethnique sous la forme de reconnaissance. Vilma, prototype du personnage indien, invoque ses ancêtres chassés ou exterminés, et profondément nostalgique, elle déplore la condition de métis ethnique, ces divagations l’exile momentanément de la terre créole, mais elles ne l’amènent nulle part, puisque dehors la vie continue son cours au rythme des lamentations, cette réalité funèbre résigne davantage Vilma :

‘« Je voudrais être mon aïeule indienne pour le suivre au bûcher funéraire. Je me jetterais dans les flammes qui l’auraient consumé et nos cendres seraient mêlés, comme nos âmes n’ont pas su l’être» 335

Vilma, l’indienne misérable du village, rappelle Desinor l’Haïtien qui « était arrivé à la Guadeloupe en novembre 1980 », fuyant les plantations le jour où « la nouvelle s’était répandue que la police allait cerner le champ et demander à chacun ses papiers. » 336 Le personnage qui symbolise le plus ce métissage ethnique est le défunt Francis Sancher. Venu de l’extérieur pour bouleverser les habitudes de l’intérieur, on ne saura jamais s’il était Africain, Européen ou Indien. Sa trouble biographie est l’embellissement symbolique du métissage dans les Antilles. Même Mira qui avait des rapports passionnels avec lui, doute de ses origines : « on ne sait même pas si c’était un Blanc, un Nègre, un Zindien. Il avait tous les sangs dans son corps ! » 337 Pour comprendre ce métissage ethnique, il faut voir la figure symbolique de Luisa de Navarété, personnage décrit par Patrick Chamoiseau et Raphaël confiant dans Lettres créoles :

‘« Une figure symbolique se détache de cette ère bruyante et si muette : celle de Luisa de Navarété. Esclave africaine emmenée très jeune en Espagne pour y être éduquée, elle suivit la valetaille d’un grand Don à Porto Rico où elle fut enlevée (vers 1575) pour les Caraïbes de la Dominique. » 338

La fiction ne s’arrête pas là, elle représente la femme dans sa nouvelle patrie, son lieu d’exil, la terre de l’accomplissement du destin :

‘« Elle y épousa le chef de cette île et, à la mort de celui-ci, devient reine des Caraïbes durant près de cinq ans. Une Contre-attaque espagnole l’enleva à sa nation adoptive et la ramena comme prisonnière à Porto Rico d’où l’on perd sa trace. » 339

La conclusion de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant explique le métissage ethnique de Francis Sancher, son destin aussi étrange que celui de Luisa Navarété :

‘« Noire de peau, blanche de culture, caraïbe de destin, métisse de progéniture, Luisa Navarété fut à la fin du XVI siècle une silhouette impossible des créolisations. L’écrin du silence autour d’elle emplit l’entre-ligne des chroniques coloniales d’une prose à venir. » 340

Cette prose, Maryse Condé la développera dans ses romans : les origines ethniques diverses des Antillais ne sont pas démenties dans Traversée de la Mangrove ni dans Les derniers rois mages. Le dernier roman présente une multitude de personnages métis dans leurs origines, comme le vieil Amédée qui avait du sang africain, indien et français.Une différence se dégage dans Pluie et vent… de Simone Schwarz-Bart :le métissage ethnique entraîne une autre intrigue : la révolte des ouvriers, les affrontements entre classes sociales et raciales opposées. Les grévistes de l’Usine, composés de population noire, organisent la manifestation devant la cour du maître, représentant la race blanche. Amboise l’ami de Télumée dirige le cortège de sa mort. La révolte est vite réprimée et la foule se disperse sous l’assaut des chaudières dont mourra Amboise :

‘« Les tuyaux débouchaient sur la cour de l’Usine. Des jets brûlants de vapeur se déversèrent sur les gens qui se bousculaient devant le bâtiment. Trois furent brûlés entièrement, dont l’homme Amboise, d’autres blessés, un seul rendu aveugle. » 341

Les tensions entre ethnies, entre Colons blancs et Ouvriers noirs, s’exercent dans les romans francophones des Antilles. De la concurrence, résulte le métissage, et des problèmes ethniques, découlent des thèmes centraux de la littérature antillaise. L’héroïne de Moi, Tituba sorcière…se distingue par le discours racial, qui encourage la révolte contre la cupidité des Maîtres. Elle tombe exprès amoureuse du personnage métis, John Indien fils d’un « des rares Arawaks que les Anglais n’ont pas fait fuir. » 342 Maryse Condé veut par là expliquer les fondements de la société antillaise actuelle, car l’histoire racontée remonte à 16**, les origines ethniques de la société antillaise contemporaine, s’enracinent dans les Plantations. Et dans Un plat de porc… Simone Schwarz-Bart enjolive l’impossibilité du métissage ethnique, dans le sens de cohabitation difficile entre la femme antillaise et les proches du Trou. L’auteur décrit l’esclavage et la division de la société créole, administrée par des Colons et des fonctionnaires européens. Mais ces caractéristiques sociales, Simone Schwarz-Bart les symbolise dans l’imagination et la rêverie de Mariotte, en retournant dans le pays créole. Maryse Condé ne détacherait-elle pas le problème dans Desirada, car la liberté des personnages détourne les obstacles du métissage, c’est-à-dire sa négation dans Un plat de porc…. Reynalda adore la ville de Paris où elle rencontre Ludovic, l’Haïtien qui a parcouru plusieurs pays du monde avant d’habiter la capitale française. Son cousin Rodrigue, né de parents « Haïtiens émigrés à Cuba » 343 , épouse la femme russe, Natasha, durant le séjours à l’Université de Moscou. On pourrait nommer les amies de Marie-Noëlle, Leïla, la tunisienne de dix-sept ans, Araxie l’arménienne du même âge, et Awa la sénégalaise, qu’elle a rencontrée au Lycée. Dans ce roman, Desirada, la bâtardise est l’élément du métissage ethnique. Les pères inconnus peuvent être n’importe quel membre de la communauté antillaise, comme dans Les derniers rois mages, mais ici la réalité insulaire s’étend jusqu’aux Etats-Unis, lieu des personnages noirs et blancs : le métissage, parce qu’il est ethnique, soulève des particularités culturelles et sociales, la classification de la population blanche et noire : les Blancs métros sont les occidentaux, tandis que les Békés, originaires des îles, demeurent des propriétaires terriens, les acquéreurs, les maîtres des Cannes. Pour les Noirs, les appellations abondent, selon la couleur de la peau, les Antillais désignent les nègres, les congos, les métis, les zindiens, les marrons…

Le métissage ethnique apparaît, dans les romans, comme l’une des caractéristiques de l’identité créole. Des visions différentes dégagent ce métissage : dans Traversée de la Mangrove, Indiens, Haïtiens et Guadeloupéens peuplent l’espace romanesque. Le métissage ethnique déclenche le tragique dans trois romans, Pluie et vent…, Moi, Tituba sorcière…et Un plat de porc... Deux mondes différents, celui des maîtres et celui des esclaves indigènes, cohabitent dans l’univers tragique et dramatique ; chaque communauté cherche à sauvegarder ses valeurs ou les imposer. Ce conflit est démodé dans Desirada, parce que les origines ethniques différentes des personnages sont complémentaires. La culture et la pensée du personnage musicien, dans le roman d’Alejo Carpentier Le partage des eaux, sont nées également du métissage ethnique, origine du mélange linguistique, car le compositeur est polyglotte :

‘« De plus, quelle était ma langue véritable ? Par mon père, je savais l’allemand. Avec Ruth, je parlais l’anglais, langue de mes études secondaires ; souvent le français avec Mouche ; l’espagnol de mon Epitomé de Grammaire avec Rosario. » 344

Chaque langue véhicule la culture, représente l’ethnie des personnages qui peuplent l’univers géographique de l’artiste : le père, les femmes ou amantes, Ruth, Mouche, Rosario. La présence du musicien dans la nature métissée et sauvage mêle les origines, rend merveilleuse la réalité. L’activité musicale devient alors un Concert baroque pour paraphraser le titre du roman d’Alejo Carpentier. Cette audition s’exécute de manière différente dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : la musique comme art littéraire est l’interprétation du métissage, à travers des accords et consonances d’origines créoles.

Notes
334.

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, op.cit., p. 26.

335.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 185.

336.

Ibid., pp. 199-200.

337.

Ibid., p. 229.

338.

Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles : Tracées antillaises et continentales de la littérature, 1635-1975, Paris, Hatier,1991, p. 20.

339.

Ibid.

340.

Ibid.

341.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 128.

342.

Maryse condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 134.

343.

Maryse Condé, Desirada, p. 29.

344.

Alejo Carpentier, Le partage des eaux, Paris, Gallimard, 1956, pour la traduction française, p.292.