c. Les origines créoles du métissage

Ces origines créoles du métissage tiendraient dans la transformation des valeurs, des cultures et des ethnies, métamorphosées en créolité, à force de s’affronter dans les Antilles. La conséquence, c’est la créolisation paisible, sous plusieurs angles, des goûts de la vie sociale, culturelle et religieuse. C’est dans les activités ordinaires, semblables d’une île à l’autre, qu’il faut lire le métissage créole, telle la menace foudroyante de la forte pluie et des nuages ténébreux qui assombrissent le ciel, et arrêtent brusquement les activités quotidiennes du village dans Les derniers rois mages :

‘« Au Carénage, le ciel noircit, un violent grain s’amena. En un rien de temps, les rues gonflèrent comme des rivières et les femmes, relevant leurs jupons, coururent prendre abri sous les balcons des maisons hautes. » 345

Les femmes sont symbolisées par la pluie, signe de la fécondité, et par l’action, dans la rapidité de leur mouvement, qui peut faire penser à leurs tâches dans les champs comme dans les foyers. Les hommes réclament ce rituel, mais tout autre sera leur œuvre ; ils semblent en être fiers, si l’on observe l’euphorie des personnages décrits dans Pluie et vent…, la joie familière exposée comme une particularité créole :

‘« Ces désenchantés qui se réunissaient, maintenant, pour boire, se chamailler, se battre à l’occasion, jouer aux dés leurs économies, laisser se défaire les heures sous ces mêmes vérandas. » 346

Cette image recherchée, et d’une ironie féroce, commente la lassitude quotidienne, et la folie des hommes, mais Télumée reconnaît être « sensible au tumulte continu qui régnait à l’intérieur, entrecoupé de rauques criées de dès, de provocations incessantes, gratuites. » 347 Cette sensibilité de la narratrice est illustrée par le combat entre les hommes, banalisé dans la réalité : « en ce moment, deux hommes s’acharnaient l’un contre l’autre, d’un air résigné et féroce. » 348 Le fait divers est d’autant caractéristique qu’il souligne l’indifférence des autres, les spectateurs, désabusés des disputes, querelles, assauts, quelquefois dramatiques, mais au contraire ils approuvent, comme leur moyen de divertissement, ces batailles. Sous l’emprise de l’alcool, « Elie les encourageait et chantait des airs à boire, la face creuse et les yeux rougis, les veines de ses tempes gonflées de rage et d’impuissance. » 349 Entre la société et les hommes, il y a la vie créole, dans le sens des habitudes, des humeurs ; Mira dans Traversée de la Mangrove semble déplorer cette singularité de la vie à la guadeloupéenne :

‘« Les gens de Rivière au Sel ne m’aiment pas. Les femmes récitent leurs prières à la Sainte Vierge quand elles croisent mon chemin. Les hommes se rappellent leurs rêves de la nuit quand ils ont trempé leurs draps et ils ont honte. » 350

Dans cette mentalité obscène, la réaction de chaque habitant, fait stimulant, augmente les valeurs créoles ; mais les caractères individuels, méprisables au regard des autres, ne doivent pas faire oublier la vie paisible des personnages, les plus délaissés, recherchant ailleurs l’harmonie avec le monde créole : Rivière au Sel, fréquenté par des hypocrites, Aristide admire la nature, pour vivre loin de la montagne du village : « Chaque matin, il s’enfonce dans son ventre et revient, le sac au dos plein de grives à pieds jaunes, de pics noirs, de perdrix et de ramiers qu’il attrape à la glu. » 351 Cette représentation des êtres, du milieu insulaire et des habitudes créoles, dévoile des pratiques du métissage. Les romans du corpus se croisent à la révélation de cette créolité, la reconquête est apparente dans leurs structures narratives. La thématique de la créolité, comment ne pourrait-elle pas être la peinture de l’univers créole ? Toute chose, ayant un rapport avec l’âme créole, les traditions, les aspirations des habitants, captive la créolité. La vie de Télumée narre la créolité paysanne, Fond Zombi est le village des mentalités créoles. Simone Schwarz-Bart recherche la peinture des habitants et de leur intelligence. L’identité féminine est le thème privilégié dans la créolité de Simone Schwarz-Bart ; Télumée n’exprime pas seulement sa souffrance, elle chante, et cette romance est l’hymne de la créolité :

‘« De guerre lasse, je descendis un jour à la Pointe-à-Pitre, où je ne fis pas long feu non plus. Pour qui à l’habitude des grands arbres, d’un chant d’oiseau sur une peine, la ville devient un désert. Sans un arbre à pain, un groseillier, un citronnier, je me sentais à la merci de la faim, de la mendicité et la campagne m’appelait. » 352

Télumée rappelle Mariotte, personnage de Un plat de porc… L’image de la femme aborde la créolité, lorsque Simone Schwarz-Bart agrandit la présence de Mariotte, personnage créole, au monde. Les traumatismes de l’esclavage figurent la poétique de la créolité : l’univers de l’hospice, dans lequel sombre Mariotte, renvoie à l’enfermement de l’esclave, reclus dans la case toute la nuit. La narratrice rapproche ce cadre hostile de l’ancien univers des plantations. Mariotte est « à jamais perdue au milieu du monde obscur et froid des Blancs » 353 . Sa condition de femme exilée dans la terre étrangère est comme la « dépouille animale dans une grotte sans âge » 354 . Elle peut alors déplorer « son crime d’être née » 355 , dans l’espérance de retrouver la liberté évasive, illusoire, et dans le souvenir de ses photographies, de ses « lettres tassées comme des vieilles dans une fosse commune. » 356

On retrouve l’image du nègre marron, insatisfait, fugitif : Mariotte aspire à la liberté impossible, à la vie imaginaire, dans son silence solitaire. La créolité apparaît comme l’affirmation de la liberté, les personnages de Simone Schwarz-Bart sont des révoltés qui se résignent face à la mort. Traversée de la Mangrove exprime, au-delà de la culture et des modes de vie, les obsessions, les fantasmes et les angoisses de la société guadeloupéenne. La créolité n’est pas seulement pour Maryse Condé la description figurative des mœurs, elle soulève des problèmes qui assaillent la société antillaise. On comprend pourquoi l’auteur accorde la parole aux personnages, notamment ceux de Traversée de la Mangrove ; et chaque protagoniste, racontant son histoire individuelle, manifeste ses problèmes. Xantippe, le plus vieux des habitants, le plus sage des hommes, conserve les secrets de l’histoire et des temps anciens ; il mérite l’honneur de boucler les récits, de les parachever : « Dans le temps d’autrefois, j’ai vécu avec Gracieuse. Gracieuse. Négresse noire. Canne Kongo juteuse. Malavois à écorce brodée. Tu fondais sous le palais de ma bouche. » 357 Les problèmes de couples, le mépris des étrangers, et l’impossible cohésion sociale sont les arguments que les personnages, comme Mira, Dinah, Carmélien, Loulou, avancent dans leurs récits. Maryse Condé donne l’impression de les décrire, elle parvient à traduire l’âme de la société qui se dévoile toute seule.

Cet auteur a démontré dans Desirada que la créolité dépasse la fermeture dans l’univers créole. Elle peut être l’ouverture vers d’autres horizons culturels. Le Tout-Monde d’Edouard Glissant donnerait une signification aux éternels voyages des personnages de Desirada. Ces derniers traversent les frontières de l’île, de la même façon que Maryse Condé évoque diverses cultures, dans la structure narrative du texte. On peut voir dans ce déplacement des personnages, une étape vers le métissage : il y a d’abord l’enracinement dans les origines créoles, puis l’ouverture vers l’universel, sans les frontières identitaires. Simone Schwarz-Bart exalte, par contre, les valeurs qui sont nées aux Antilles : la vie quotidienne, les coutumes, la condition féminine. La thématique de la créolité ne cherche pas à dépasser les espaces îliens.

Entre Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, apparaît l’engagement, non pas dans la création de la langue, mais dans l’affirmation de la créolité littéraire. Leur similitude littéraire impose des thèmes et des formes de métissage. A lire Les derniers rois mages, on pourrait croire au pessimisme de Maryse Condé. La recherche des personnages est une illusion, parce qu’ils reviennent au point de départ. Même les personnages écrivains, comme Francis Sancher, n’arrivent pas à écrire. Mais Maryse Condé n’est pas un écrivain pessimiste, car sa créolité est la recherche de la vraie identité sociale et littéraire. Les thèmes rapprochent les Antilles des autres pays du monde. Les personnages sont des voyageurs, ils épousent d’autres modes de vie ; de cette union découle l’humanisme des auteurs qui dévoilent l’exiguïté des îles. C’est pour mieux décrire la solitude légendaire des hommes, enfermés, pour l’éternité, dans les îles. Bien que Tituba et Télumée expriment, dans leurs récits, la difficulté de s’intégrer dans la société nouvelle, elles n’en demeurent pas moins des figures incarnant et vulgarisant des valeurs humaines. La thématique de la créolité aboutit à l’exaltation des valeurs telluriques, car les auteurs contemplent la géographie des îles. L’essentiel dans la première partie réside dans les représentations de l’identité antillaise et du métissage culturel, ethnique et créole. Les romans ont révélé des ressemblances, des divergences et des visions complémentaires :

La recherche de l’identité antillaise est beaucoup plus dramatique et tragique dans les romans de Maryse Condé. Traversée de la Mangrove, Les derniers rois mages et Moi, Tituba sorcière… représentent des sociétés antillaises déchirées dans les valeurs qui fondent la communauté et déterminent la morale des individus. Ces sociétés sont divisées, parce que les mentalités et les habitudes, nées de l’esclavage, singularisent la vie de chacun. Les personnages de Maryse Condé sont comme des fous, mais des déments raisonnables, parce qu’ils refusent leur place dans la société. Ils se lancent dans des aventures, c’est la circonstance pour peindre la morale sociale et les valeurs culturelles. On comprend la naissance du métissage dans les romans de Maryse Condé : les personnages représentés sont des insatisfaits, recherchant des conditions d’existence qui semblent meilleures. Ils découvrent l’ailleurs, l’univers à la fois réel et imaginaire. Telle se présente la cause du métissage dans les romans de Maryse Condé. L’auteur voit dans la créolité un moyen de métisser les cultures et de relier les espaces géographiques. Cette recherche de l’identité est beaucoup plus psychologique et culturelle dans les romans de Simone Schwarz-Bart. Le portrait moral de Télumée et de Mariotte révèle les obsessions sociales, l’angoisse des hommes dans la société antillaise. Le tableau intérieur prouve les valeurs culturelles que les personnages de Maryse Condé ont bafouées. Les motivations de Simone Schwarz-Bart semblent ambiguës : l’auteur réhabilite-t-il les valeurs culturelles et les coutumes traditionnelles et paysannes, appelées à disparaître ? Simone Schwarz-Bart exprime-t-elle l’histoire des Caraïbes, par la lutte des femmes, l’esclavage, les révoltes ? Cet auteur manifeste dans ses romans la clairvoyance, quand il s’agit d’affirmer l’identité antillaise. Elle ne serait pas l’écrivain nostalgique du temps perdu, inévitablement en phase de le devenir. Mais l’auteur offre au lecteur les réalités les plus douloureuses, les plus touchantes de la société antillaise. Pluie et vent… n’est pas seulement le roman des mœurs créoles, c’est encore le récit du passé guadeloupéen, du métissage des cultures. Car la fin du roman annonce l’ouverture, le bouleversement des traditions antillaises. La mort de Télumée symbolise le passage au métissage, cette femme défendait autrefois la culture du terroir. Dès lors, Simone Schwarz-Bart rejoint Maryse Condé, dans l’espace du métissage culturel. Les structures de l’Histoire, de l’espace et du temps symbolisent cette thématique du mélange. L’histoire des Caraïbes et l’espace-temps créole dessinent, tout en les réaffirmant, les thèmes abordés dans la première partie.

Notes
345.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, pp. 27-28.

346.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 150.

347.

Ibid p. 151.

348.

Ibid.

349.

Ibid.

350.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 57.

351.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, op. Cit., p. 57.

352.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 248.

353.

Id., Un plat de porc…, p.34.

354.

Simone Schwarz-Bart, Ibid., p.32.

355.

Ibid.

356.

Ibid.

357.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 242.