DEUXIEME PARTIE :
Les représentations de l’Histoire et de l’Espace-Temps

L’analyse de l’identité antillaise est thématique dans la première partie. Elle porte sur les contextes qui ont révélé les réalités morales et culturelles de la société antillaise, et d’autre part les identités individuelles et collectives des Antillais. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont dépeint l’individu dans la société antillaise. C’était pour affirmer l’identité que les auteurs ont exposé des thématiques liées à la société et à l’individu. Mais les thèmes pourraient-ils parachever l’affirmation de l’identité antillaise ? Les auteurs ont-ils construit des fictions spécifiquement sur la société créole ? D’autres représentations se dégagent de Pluie et vent…, Moi, Tituba sorcière…, Traversée de la Mangrove, Les derniers rois mages, Un plat de porc… et Desirada : l’Histoire, le Temps et l’Espace dans ces romans, prolongent les évocations thématiques. L’analyse littéraire, si elle « se limitait à l’exploration des structures matérielles des œuvres, elle permettrait seulement de classer des objets. » 358 En dépassant le travail du sociologue, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart imaginent l’Histoire des Caraïbes, l’Espace des îles et le Temps antillais.

A lire les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, on ne découvre pas seulement des « objets », on retrouve aussi des structures littéraires qui symbolisent l’Histoire, en créant des parallèles entre l’espace et le temps. Ces catégories narratives soulignent la création de l’identité créole. Les personnages font face à leur histoire, individuelle dans Pluie et vent…, Moi Tituba sorcière…, et collective dans Traversée de la Mangrove, Ti Jean L’horizon et Les derniers rois mages. Les auteurs engagent les protagonistes dans l’espace imposé, les Caraïbes, et accepté progressivement comme leur héritage historique. Le temps, lié à l’histoire des personnages, à leur espace « imparti », est dégagé par le « climat » des îles, proche du drame permanent que vivent les personnages de Pluie et vent… On peut préciser les motifs littéraires : l’Histoire, l’Espace et le Temps traduisent premièrement des réalités caribéennes. En isolant l’imaginaire, on peut découvrir cette réalité dans la lecture du passé des Antilles : l’histoire des esclaves sorcières dans Moi, Tituba sorcière…, la découverte de l’espace insulaire de la Guadeloupe dans Pluie et vent…, et le temps colonial qui semble tourmenter les habitants de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove. Les auteurs ont trouvé ces motifs dans la réalité, mais référence ne doit pas faire oublier l’imaginaire. Les romans témoignent de cette création qui rend « allégorique » l’Histoire. Aux Antilles, du fait de l’histoire imposée, de la rencontre des cultures, un manque d’identité est apparu depuis les temps anciens. La séparation, engendrée par l’esclavage, et l’installation brutale dans l’espace nouveau, ont coïncidé avec la « mort » des identités ancestrales. Le peuple caribéen souffre de cette privation : si le personnage des Derniers rois mages, Djeré, replonge dans l’histoire de ses ancêtres, c’est pour retrouver l’identité historique, celle-là rompue par la colonisation, mais recréée par les écrivains antillais :

‘« C’est un lieu commun que d’observer chez les écrivains afro-antillais, l’obsession du passé. L’on a vite fait d’en attribuer la cause au traumatisme esclavagiste. Mais est-ce là tout ? Le phénomène esclavagiste explique-t-il seul un tel ressassement ? le passif servile alimente la remémoration. La mémoire qu’énonce le discours littéraire afro-antillais est aussi d’avant l’esclavage. Elle est aussi d’avant le temps, d’avant tout « temps humain ». 359

L’Histoire prend des formes diverses dans les romans. La convergence des figures réside dans la création, dans l’épure des faits historiques. Les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart illustrent les structures historiques, par la transformation des événements en faits littéraires. Cette modification concerne les personnages et leurs fantasmes de l’Histoire, ils éprouvent des sentiments confus : la dénégation et le désir. Le véritable cauchemar de l’homme antillais, c’est l’histoire. Francis Sancher reconnaît ce cauchemar dans Traversée de la Mangrove, pendant la discussion avec Emile Etienne, le personnage historien. Frantz Fanon, médecin psychiatre, caractérise le rêve sous l’angle de l’aliénation. L’Histoire des Antilles, selon Frantz Fanon, traduit « la névrose du colonisé victime de l’aliénation coloniale. » 360 C’est une perte décisive et irrémédiable. L’angoisse du colonisé et l’aliénation morale proviennent de la confiscation de son histoire véritable. Cette usurpation signifie trois choses : la rupture entre le passé et le présent, l’ignorance des origines, l’histoire imposée, « subie comme un cheminement d’une névrose. » 361 C’est l’inconscience historique du peuple antillais qui installe la difficulté d’établir la relation entre le passé aboli et le présent imposé :

‘« Il en est résulté qu’à la connaissance de son pays, le peuple antillais n’a pas lié une datation même mythifiée de ce pays, et qu’ainsi nature et culture n’ont pas formé pour lui ce tout dialectique d’où un peuple tire l’argument de sa conscience. » 362

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart développe dans leurs romans « une mythologie historique proprement antillaise qui puisse récupérer tout le passé antillais. » 363 Il faut comprendre le terme « mythologie » non pas dans sa signification antique, mais dans les évocations symboliques, qui révèlent des images du passé, des figures d’autrefois dans la légende de Ti Jean : le héros découvre l’histoire fabuleuse de ses ancêtres avant la colonisation. L’espace imaginaire bouleverse la recherche d’identité, menée par des personnages en éternel exil, comme ce voyageur passionné de Traversée de la Mangrove, Francisco Alvarez-Sanchez, de son vrai nom espagnol : « Je m’appelle Francisco Alvarez-Sanchez. Si tu reçois des lettres à ce nom-là, ce sont les miennes » 364 . L’emblème de l’île, espace des illusions et désillusions, dédouble les lieux. On sait que les habitants de Fond Zombi, île de la Guadeloupe dans Pluie et vent…, sont partagés entre le rêve de quitter l’île et le pouvoir de la réalité sur ces illusions. En même temps qu’ils ne peuvent pas s’identifier à leur espace, les habitants l’acceptent, comme pour retrouver les racines de l’identité. On comprend l’abandon de Télumée de ses vieux rêves d’un ailleurs, et la résolution de finir sa vie dans le pays : « c’est pourquoi maintenant je ne quittais plus ma case, m’accrochant à elle comme le « crabe » honteuse à sa carapace. » 365 L’espace, symbole de l’identité antillaise, Françoise Simasotchi-Brones, l’a décrit dans sa thèse sur les personnages des romans antillais. L’auteur aboutit à « l’inscription problématique » des êtres dans leur milieu imposé, mais qu’ils acceptent « comme un paradigme de leur identité» 366 En observant les rapports entre personnages et espaces, dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, on ne constate pas tout à fait l’acceptation, contrairement à l’analyse de Françoise Simasotchi-Brones. Le déni de l’espace est une caractéristique des textes, l’espace des romans s’éclate. On assiste à la reproduction des lieux, cette copie crée un métissage; le temps des romans semble imprécis. Il totalise les temps humain, historique, cosmique, mythique, imaginaire ou rêvé. En imitant la vie, le temps entre dans la narration. La chronologie dans les romans résume l’existence : la naissance, la vie et la mort. Ces trois dimensions de l’existence des hommes s’enchaînent dans la structure narrative des romans, car le métissage du temps apparaît dans le foisonnement. Il s’agit du temps circulaire que l’on retrouve dans les romans hispaniques sud-américains. La campagne d’Amérique 367 de Carlos Fuentes augmente les événements, les actions. La structure temporelle du roman mêle le passé, le présent et le futur selon la conquête de l’indépendance qui structure le thème historique du roman. Dans Les derniers rois mages, Maryse Condé recherche le temps antérieur à la colonisation, mais le roman s’ouvre sur la vie antillaise et américaine.

Notes
358.

Olivier Renauld d’Ablounes, La création artistique et les promesses de la liberté, Paris, Editions Klincksieck, 1973, p. 20.

359.

Roger Toumson, La Transgression des couleurs : Littérature et langage des Antilles ( XVIIIe, XIXe, XXe siècles), op.cit., p. 70.

360.

Franz Fanon, Peau noire, masques Blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 16.

361.

Ibid.

362.

Ibid.

363.

Alain Baudot, « Les Antilles et la Guyane », Guide Culturel – Civilisations et littératures d’expression française, 1977, pp. 171-177.

364.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 33.

365.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, pp. 159-160.

366.

Françoise Simasotchi-Brones, Personnages romanesques et sociétés antillaises, op.cit, 2000. p.9.

367.

Carlos Fuentes, La campagne d’Amérique, roman traduit de l’espagnol par Eve-Marie et Claude Fell, titre original la campaña, Paris,Editions Gallimard, 1994, pour la traduction française.