Chapitre premier : L’imaginaire de l’Histoire antillaise

Les textes du corpus explorent l’Histoire antillaise, chaque roman en présente un tableau, pouvant révéler des particularités. Les dissemblances sont intéressantes, elles éclairent, interprètent les caractéristiques de l’Histoire. Au-delà des approches différentes, on peut souligner la volonté des auteurs de rendre symbolique l’Histoire des Caraïbes. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart se croisent à l’écriture de l’histoire antillaise, une tâche qui représente le vécu des hommes et les événements de la Caraïbe. La narratrice de Pluie et vent… relate l’histoire de la famille antillaise, depuis la fin de l’esclavage. Moi, Tituba sorcière… forme intégralement la chronique des rapports entre Maître et Esclave, sous l’esclavage et la colonisation. L’important ne réside pas dans ces annales du passé, mais dans leur imaginaire : une distance par rapports aux faits historiques. Les œuvres du corpus ne sont pas des produits « parfaits » de l’Histoire. Mais des inventions qui dissimulent les faits, pour leur adjoindre l’imaginaire capable de balayer l’idéalisation de l’histoire. La narration et les intrigues sont significatives de cet imaginaire. Pour le comprendre, on peut voir comment Simone Schwarz-Bart dans Un plat de porc… intègre l’histoire de la Martinique dans les hallucinations de Mariotte. La narratrice est si tourmentée qu’elle dévoile les images de son pays. La Martinique symbolise à présent l’histoire passagère, imaginaire, puisqu’elle rentre et disparaît dans la narration, selon les humeurs de la narratrice : 

‘« Brusquement tout a disparu, la Martinique, l’asile, tout cela s’est évanoui dans l’air et il ne restait plus devant mes yeux éblouis, constellés, pesants comme des hernies… il ne restait plus que la ration de porc tendue à Raymoninque. » 368

L’auteur donne l’impression de ne jamais traduire l’histoire, de ne pas fonder l’intrigue dans le passé. Mais des images du texte trahissent l’auteur et renvoient à l’histoire de la Martinique : la vision du pays compose la narration. Pour remonter le temps, et retrouver l’histoire, Mariotte est comme stimulée par le désir brusque, sa réaction est brutale, elle la plonge subitement et fatalement dans le passé martiniquais : « Et puis retombant dans le passé, en feuille morte… » 369 La suite de la phrase est plus qu’étonnante, elle prouve le fait ordinaire, la rencontre avec une femme connue, mais ces retrouvailles imaginaires sont liées à la Martinique, symbole de l’histoire qu’elle a perdue durant l’exil : « … je l’ai entrevue la chère négresse, comme il y a un an, qui attendait son autobus sur le trottoir du boulevard Saint-Michel… » 370 La vision ne s’arrête pas là, elle se poursuit dans la parure et les déguisements qui symbolisent le passé.

L’histoire de la femme martiniquaise est présente en filigrane dans les propos de Mariotte ; son imaginaire est celui de l’Histoire : « sur sa grosse tête le madras hissé… et à ses oreilles de grosses boucles en or, de véritables pommes-cannelle du pays. » 371 Le fait divers, évoqué comme un détail de l’histoire, est éternel ou éternisé ; la Martinique, de par son passé, est fixée à jamais dans le texte, elle s’étire et se prolonge dans l’imaginaire. Car la femme incarne l’histoire, l’auteur la tutoie dans la narration, en la pérennisant par le substantif « éternité », suivi des points de suspension : « Puis l’autobus te happa et ce fut tout, pour ce jour-là, pour cette année-là : pour cette éternité-là !... » 372 Avec la même souplesse, on lit l’histoire de la Guadeloupe dans les premières pages des Derniers rois mages de Maryse Condé. Aucune allusion n’est faite de cette histoire, au début du roman, si ne c’est la photographie, exposée dans le salon, et « prise un matin de 1896 à Bellevue en Martinique. » 373  ; elle représentait le roi. Ce décor ordinaire n’est pas aussi insignifiant qu’on peut le croire : le portrait est l’imaginaire de l’histoire. Comme Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé ne laisse pas croire à l’écriture de l’histoire, celle-ci est masquée, par les attitudes diverses des personnages, par les impressions sur la photographie. L’intrigue du roman développe la passion de la femme Hosannah pour l’histoire, symbolisée par le portrait du roi, qu’elle affectionne par-dessus tout : « C’était la première chose qu’hosannah avait accroché au mur depuis qu’ayant trouvé un Guadeloupéen méritant pour l’aider à élever son bâtard. » 374 Au lieu de dégager le passé de la Martinique, l’auteur utilise le motif de la « photographie », comme représentation imaginaire. Le prétexte est d’autant important qu’il provoque le dégoût de quelques personnages, comme Spéro qui « avait du mal à s’habituer à ce décor et, parfois encore, il avait le frisson en regardant au-dehors. » 375 On peut imaginer la folie qui entoure la célébration presque mystique du « portrait » ; d’autres objets symboliques, comme l’encens, se mêlent au culte : « l’encens brûlait devant la photographie dont le cadre avait été astiqué le jour précédent avec un mélange de citron et de cendres. » 376

La fiction de l’Histoire antillaise se noue, et elle s’approfondie dans les pages suivantes, jusqu’à la fin du roman. Un seul objet est décrit, peint, et tout le passé est énoncé dans le texte : cet imaginaire était propre à traduire le « tabou » dont on pourrait qualifier l’Histoire antillaise, en témoigne le sentiment double des personnages. L’image lointaine de la femme dans Un plat de porc…, la photographie dans Les derniers rois mages, sont parallèles à La Ramée, village de Fond Zombi dans Pluie et vent… de Simone Schwarz-Bart. Pour évoquer l’histoire de la Guadeloupe, l’espace est remarquable et symbolique. L’imagination de Télumée laisse apparaître des tableaux, renvoyant à l’histoire de son pays : le temps passe, l’époque est révolue, mais l’espace garde les secrets de l’histoire des esclaves, s’entassant dans les cases, les âmes meurtries :

‘« Quand nous redescendions à Fond-Zombi, nous nous sentions encore flotter dans l’air, par-dessus les cases perdues, les âmes offensées, indécises, en friche des nègres, au gré du vent qui soulevait nos corps tels des cerfs-volants. » 377

Les pages de Pluie et vent…, en se suivant, déconstruisent l’intrigue, par des histoires différentes qui s’enchaînent dans le texte. La narratrice abandonne la description de Fond-Zombi pendant la promenade. Elle sera reprise plus loin dans le roman, comme si l’auteur cherchait à brouiller les pistes de l’histoire. Le même thème du passé, celui de La Ramée, réapparaît plus loin dans le texte, mais avec beaucoup plus d’exactitude dans les détails : « Peu avant La Ramée, laissant le chemin qui conduit à l’école, je pris une route entièrement longée de champs de cannes, sans cases, sans arbres visibles, sans rien pour arrêter le regard. » 378 Télumée observe, contemple cet espace, et elle décrit l’objet dévisagé. Sous son regard, l’histoire des Colons se défoule, mais cet imaginaire invite la narratrice à l’histoire, elle la redécouvre, non pas comme témoin mais comme être nostalgique :

‘« C’était l’époque où les Blancs brûlent leurs terres et des souches noirâtres s’étendaient à l’infini, dans une âpre odeur de nature boucanée. J’avançais sur Galba, entre deux âmes, en rage de devoir aller là et espérant malgré tout y trouver un petit répit, un peu d’ombrage, avant de m’enfoncer moi-même sous le soleil des cannes. » 379

La promenade dans la nature de Fond Zombi, est la marche vers l’histoire. La narration est le dispositif à remonter le temps, car cette histoire est mêlée au temps et à l’espace du roman. Les déplacements de Télumée font découvrir des villages aux environs de Fond Zombi. L’auteur semble masquer la nostalgie de l’histoire par ce détour, puisque c’est Télumée, le motif individuel, qui creuse et enfonce l’histoire récente de la Guadeloupe dans le texte : Télumée réinvente la liberté. Pluie et vent… souligne la revanche sur la réalité, car dans la fiction, elle retrouve la liberté, perdue dans le temps par ses ancêtres : « Et maintenant, sur le chemin de Fond-Zombi, j’étais une femme libre de mes deux siens. » 380 Cette liberté ne sera jamais évoquée dans Desirada de Maryse Condé. Mais l’image de la femme, emblème de l’histoire réapparaît dans ce roman. Pour restaurer le passé, Maryse Condé retrouve l’exemple de la femme rêvée par la narratrice de Un plat de porc…, « une femme entre deux âges, coiffée à choux, l’air bénin dans ses vêtements aux couleurs passées. » 381 C’est la figure féminine de Madame Esmondas, la voyante, venue des Antilles pour résider à Paris, de même que Reynalda. Elle symbolise la permanence de l’histoire guadeloupéenne qu’elle traîne et reflète. Mais cet imaginaire s’avère beaucoup plus éclatant dans la narration : l’histoire paraît une illusion ou un mirage, qui se découvre, par fragments, dans la narration et la description des lieux : l’église et l’école des villages anciens sont les patrimoines culturels antillais. Maryse Condé les évoque, sous forme de diversion ; leurs apparences, pour être anecdotiques, n’en sont que plus caractéristiques du passé :

‘« Le bourg de Vieux-Habitants s’ouvrait sur le large. Pas de cannes, pas d’usine par là. L’église, l’école à classe unique, les cases s’alignaient en bordure de mer. Aussi, par beau temps, quand l’humeur de la mer n’était pas à la rage, on n’arrêtait pas de voir les montagnes d’une île incertaine se déchiqueter bleues dans le lointain. » 382

Le passage dévoile le miroir de l’histoire sociale et géographique. Cette transparence du texte révèle des îles et des montagnes, perdues dans la nature. Les personnages qui observent les montagnes, ne sont-ils pas en train de méditer sur les secrets de leur histoire? Maryse Condé évoque les obsessions de l’histoire antillaise, révolue mais enfouie dans la nature et dans l’imaginaire populaire. Elle retrouve l’imaginaire de l’histoire guadeloupéenne dans Traversée de la mangrove, les modes de représentation sont inversés. L’histoire de la nature sauvage est glissée dans le témoignage d’Aristide. Avant la colonisation, et avant la rencontre des hommes sur le sol des Caraïbes, la nature était indomptée et farouche. Dans cette période, l’auteur image la pureté de l’histoire antillaise, antérieure au choc des cultures, à la brutalité des hommes, à la rencontre violente des civilisations : « Quand la main brutale des hommes ne les avait pas déflorés, les bois de Guadeloupe regorgeaient de toutes qualités d’oiseaux. » 383 Cette histoire primordiale et naturelle répond au thème général de la mangrove et de sa traversée. Dès lors, comment pénétrer dans l’arbre, si les racines s’enfoncent et s’éparpillent dans les îles des Caraïbes. Chaque racine cache symboliquement l’histoire, il faut lire donc Traversée de la Mangrove comme la recherche imaginaire des histoires antillaises. Maryse Condé cite le livre du Révérend Père Labat, Nouveau Voyage aux Isles de l’Amérique. L’ouvrage dresse des tableaux pittoresques sur les îles, dans une période avant esclavage. Aristide restera ému de cette lecture du livre que lui faisait son père. Il rêvait « à quoi ressemblait son île avant que l’avidité et le goût du lucre des colons ne la mettent à l’encan ? » 384 Traversée de la Mangrove regorge de parallélismes. Man Sonson confirme, plus loin, les inquiétudes d’Aristide. « -Aïe ! La Guadeloupe va chavirer aujourd’hui ! » 385

Notes
368.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 131.

369.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc...., p. 134.

370.

Ibid.

371.

Ibid.

372.

Ibid.

373.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, pp. 18-19.

374.

Ibid., p. 19.

375.

Ibid., p. 17.

376.

Ibid., p. 18.

377.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 78.

378.

Ibid., p. 92.

379.

Ibid.

380.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent… p.118.

381.

Maryse Condé, Desirada, p. 46.

382.

Id., p. 47.

383.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 66.

384.

Ibid.

385.

Ibid., p. 83.