a. Les traces de l’histoire individuelle de l’Antillais dans la fiction

Pour embellir les intrigues, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart décrivent les illusions des personnages. Les spectacles qu’elles exposent, se déroulent selon le rituel des êtres humains, et selon l’itinéraire de leur existence, mais dans le contexte antillais. L’exemple achevé apparaît dans Traversée de la Mangrove : chaque narrateur raconte son histoire individuelle. L’étalage ne doit pas faire oublier l’histoire de Francis Sancher, décrite et inventée par chacun : « Les histoires les plus folles se mirent à circuler.» 387 En s’effaçant de la narration, l’auteur dissimule sa vérité sur la biographie de Francis Sancher. Ses personnages prennent le pouvoir de reconstruction, comme si le lecteur était invité à confronter les témoignages. A la place de l’auteur, les personnages ont créé l’histoire « imaginaire » de Francis Sancher. C’est pour faire apparaître la mentalité populaire, celle des Caraïbes, dans le roman. Léocadie Timothée n’avait vu qu’une seule fois Francis Sancher ; elle a l’opinion sur lui, elle connaît ses délits : « Je n’ai plus jamais revu Francis Sancher. J’ai entendu qu’il avait continué ses méfaits et jeté cette fois son dévolu sur l’innocente Vilma. » 388

Entre la vérité des témoignages et la réalité inconnue, il n’y a pas une grande distance : l’auteur a voulu cette histoire individuelle symbolique. Personnage sombre et inaccessible, Francis Sancher serait à l’image des Caraïbes. Chaque Antillais garde la version déformée, mitigée et même imaginaire des Caraïbes. Les interprétations étant multiples, des passerelles existent entre le passé de Francis Sancher et celui des Caraïbes. Ce personnage est la légende vivante, celle de la Guadeloupe, inventée par chaque personne : « Bientôt, quelqu’un commencerait de broder une légende autour de Francis Sancher et ferait de lui un géant incompris. » 389 L’expression « géant incompris » dépasse le cadre individuel, elle renvoie à l’histoire collective. L’allégorie des îles se glisse dans l’histoire incomprise : Rosa, la mère de Vilma, conteste la méchanceté de Francis Sancher, elle compare le personnage à l’île, à sa naïveté. Dans le regard innocent de Francis Sancher, se mire le passé caribéen, car la métaphore de l’île est significative :

‘« Ceux qui disent que cet homme-là est mauvais, un danger public, sûrement ne l’ont pas regardé dans les yeux. Ses yeux ont la couleur du sable de la plage de Viard quand la mer vient de se retirer en laissant derrière elle de petits coquillages lumineux. Ils racontent une histoire très triste et très amère qui parle droit au cœur. » 390

Les rapports sont énoncés dans la retraite de la mer et la fuite du temps ; les « petits coquillages » évoquent la tristesse, l’amertume et la solitude du personnage. Aussi l’histoire de Francis Sancher n’est-elle pas si sombre et si amère. Dans Pluie et vent… et Un plat de porc…, Simone Schwarz-Bart semble retrouver les mêmes analogies : Un plat de porc…profite de l’histoire de la famille martiniquaise, racontée par la cadette Mariotte, pour évoquer toute la communauté antillaise. Pour découvrir cette histoire collective, l’auteur dresse le portrait individuel :

‘« Dans un plat de porc aux bananes vertes, Simone et André Schwarz-Bart posent les jalons d’un vaste cycle romanesque embrassant l’histoire antillaise de 1760 à nos jours. Voulant retracer les étapes de la formation de l’identité collective, les auteurs campent, de prime abord, le portrait dérisoire et pathétique d’une vieille mulâtresse, Mariotte. » 391

L’analogie se joue au niveau de la réclusion solitaire. L’histoire de cette femme, enfermée dans l’hospice, où elle est en train de finir sa vie, renouvelle la tradition bien antillaise de la femme Solitude, née dans les Plantations, à cause de la procréation forcée et de l’abandon, analysés antérieurement. Le contexte du roman s’ouvre sur cette histoire commune de la femme antillaise. Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant représentaient la femme Solitude comme symbole de l’engagement de la littérature antillaise ; mais c’est André Schwarz-Bart, le mari de Simone Schwarz-Bart, qui révélera le mythe dans son roman au titre caractéristique : La mulâtresse Solitude. Le personnage révolutionnaire du nom de Solitude figure cette histoire indigène. Sa mère Bayangumay, capturée par des trafiquants d’esclaves dans son village, suivra les chemins de l’exil définitif, par la traversée maritime. Son père, presque inconnu, est l’un des marins du bateau négrier. L’histoire de la femme esclave, marronne et révoltée, est une réalité historique : « La mulâtresse Solitude est née sous l’esclavage vers 1772 : île française de la Guadeloupe, habitation du Parc, commune du Carbet de Capesterre. » 392 Sa nostalgie du pays natal s’effondre ; elle s’enracine progressivement dans les mœurs créoles, en épousant les « coutumes singulières » 393 de cette île qu’est la Guadeloupe. On comprend les rapports entre la réalité historique et la fiction dans Un plat de porc... Man Louise, la femme agonisante, est la descendante de la femme Solitude. Raymoninque, le Nèg’ Brave, est obsédé par les histoires de ces femmes courageuses. Mariotte décrit la femme Solitude qui est en même temps son « aïeule de par le sang croupie de Man Louise. » 394 La souffrance de la femme Solitude est la leçon des générations postérieures ; le mythe est accompli par la descendance antillaise, en témoignage de l’oppression endurée, devenue résolument l’histoire légendaire :

‘« Il eut même, à plusieurs reprise, de véritables larmes dans les yeux pour me vanter la femme Solitude de Guadeloupe, qui était, selon lui, selon son cœur, selon sa connaissance de Nèg’Brave… « une négresse définitive, un grand morceau de Monde. » 395

Simone Schwarz-Bart n’abandonnera pas l’histoire double dans Pluie et vent…Le roman mélange l’histoire du personnage et la vie collective, l’arrière-plan du texte. Le lecteur connaît l’origine et les membres de la famille des Lougadour sous l’esclavage. Minerve, « femme chanceuse que l’abolition de l’esclavage avait libérée d’un maître réputé pour ses caprices cruels. » 396 , est l'aïeule de Télumée. Ce roman est la connaissance de l’histoire qui fonde la famille antillaise, comme dans Un plat de porc…, une famille surgie, historiquement, des Plantations, et vivant dans l’espace des cases : 

‘« Nous habitions en retrait du village, sur une sorte de plateau qui surplombait les premières cases. Notre mère n’était pas une femme à propager son âme de plancher en plancher, elle tenait la parole pour un fusil chargé, et ressentait parfois comme une hémorragie à converser. » 397

Le désir de réécrire l’histoire coloniale justifie « l’autobiographie » de Télumée. Maryse Condé écrit Moi, Tituba sorcière… pour évoquer l’histoire des sorcières noires qui étaient aussi des esclaves. Les contextes des romans, Pluie et vent… et Moi, Tituba sorcière…, reconstruisent les scénarios des histoires individuelles. Le village de Salem, lieu de la prison des sorcières, rappelle la période coloniale et la condamnation des magiciennes comme Tituba. Les faits débutent le jour du viol d’Abena, mère de Tituba, « un jour de 16** » 398 , jusqu’en 1692, date de la fin des événements racontés. Dans l’Epilogue, Tituba fait le bilan du récit : « voilà l’histoire de ma vie. Amère. Si amère. » 399 Jeannie Suk, dans les paradoxes du post colonialisme, a étudié la biographie de cette héroïne de Maryse Condé : l’histoire de Tituba est l’allégorie qui démontre les mémoires collectives des Caraïbes 400 . Un rapport affectif et autant filial existe entre Tituba, esclave noire, indigène de la Barbade, accusée de sorcellerie, et les autres femmes caribéennes, vouées, elles aussi, au combat pour affirmer leur identité. Son engagement annonce l’histoire de la littérature aux Antilles, qui rehaussera l’image des femmes: la réclusion de Tituba contraint la femme à la révolte. Contre ce modèle, Maryse Condé a écrit Les derniers rois mages. Le texte glose l’histoire de la famille antillaise au début des années 1900, elle remonte aux origines africaines. L’histoire vraie, qui cadre le récit, c’est celle du roi Béhanzin. Les biographies individuelles des descendants du roi structurent l’histoire principale du roman. C’est la multitude d’histoires dans l’histoire, comme dans Traversée de la Mangrove : les histoires individuelles des habitants de Rivière au Sel prennent forment dans l’histoire de Francis Sancher. Mais dans Les derniers rois mages, les personnages sont presque tous des modèles historiques : Spéro et Debbie s’intéressent au passé et à la culture africaine. Leurs discussions tournaient autour de l’histoire qui marquait les dictatures africaines, comme celle de Sékou Touré en Guinée, les hommes politiques à l’image de Kwamé Kourouma du Ghana, Modibo Keïta du Mali. 401 A l’âge mature de leur fille, « Debbie remplissait la tête de l’enfant avec ces histoires anciennes et qu’il fallait oublier. » 402 Mais elle « les embellissait à sa fantaisie. » 403 Le personnage du docteur Arsonot s’occupait des soins de l’ancêtre roi ; il était également passionné de l’histoire africaine. Djeré est le comble de ces modèles construits par Maryse Condé. Il « dévorait tous les documents possibles et imaginables écrits par des historiens sur le défunt d’Abomey. » 404

Autre particularité des traces de l’histoire individuelle dans les romans : les chroniques paraissent « fabuleuses » dans Ti Jean L’Horizon de Simone Schwarz-Bart. Le conte raconte la naissance du monde. Les origines de l’univers sont contées, et celles de Ti Jean ouvrent le texte. Le Livre Premier « Où l’on voit l’histoire du monde jusqu’à la naissance de Ti Jean L’horizon, suivie des premiers pas du héros dans la vie » 405 dédouble l’histoire. On voit les parallélismes entre Les derniers rois mages et Traversée de la Mangrove, dans l’enchaînement des histoires : le fait principal découle de l’histoire du héros Ti Jean L’horizon, depuis son enfance : « Ti Jean prenait le chemin de la rivière pour y rejoindre les enfants de son âge. C’était en aval du pont de l’Autre-bord, derrière un petit mamelon qui faisait écran avec le monde. » 406 Les vraies aventures du héros débutèrent à la mort de sa mère, époque de son âge d’homme : « Ti Jean souleva le corps de sa mère et traversa la rivière à gué, entra dans un Fond-Zombi désert. » 407 Cette particularité de Ti Jean L’horizon rappelle Desirada de Maryse Condé. Les intrigues ne sont pas les mêmes, mais l’histoire individuelle de Marie-Noëlle se rapproche de celle de Ti Jean par le thème du retour. Elle est revenue à son île, la Guadeloupe, après le séjour en France, pour revivre l’enfance, tout comme Ti Jean retournera au pays des Ancêtres pour accomplir le destin. D’un personnage à l’autre, la destinée individuelle s’accroche à l’histoire de la communauté. Pour Maryse Condé, l’Antillais est lié à l’histoire du terroir, et son passé, comme son présent, repose sur la vie de la communauté tout entière. C’est donc la permanence du sentiment historique qui déclenche profondément la psychose sociale des personnages, et leur désir de l’histoire dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Roger Toumson analyse l’étendue du thème de l’histoire dans les œuvres de la littérature antillaise :

‘« A lire les œuvres littéraires antillaises d’expression française, il semble qu’elles aient pour préoccupation commune d’évaluer, chez le sujet qu’elles mettent « en situation », un certain « sentiment » de l’histoire. Méditant sur la manière dont celui-ci vit son rapport à l’histoire, elles décrivent les propriétés d’un tel mode d’intelligibilité historique, en le rapportant au contexte historico-social. » 408

L’histoire dans la littérature des Antilles est intrinsèquement liée à la construction des personnages romanesques. Ces derniers vivent, dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, hors de leur individualité, leur nature propre correspond à l’histoire. Ils dépendent, à l’image de Télumée dans Pluie et vent…, Mariotte dans Un plat de porc…, et Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove, de la communauté, plus large, parce que les origines historiques sont populaires. La conquête de ces origines est comme la recherche d’identité. D’autre part, le besoin de raconter l’histoire, rapproche les personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : leurs romans constituent des livres d’apprentissage. Les traces de l’histoire de chaque personnage dans la narration, révèlent le passé dans la littérature : l’histoire est apprise par le lecteur. Elle est d’autant accessible qu’elle peut s’ouvrir sur les Antilles, en dépassant le cadre individuel. L’histoire de la communauté de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove renseigne sur les paradoxes sociaux nés de l’histoire collective des Antilles. Ce roman trouve ses parallèles dans les autres : Moi, tituba sorcière…, Desirada, Les derniers rois mages, Pluie et vent…, Un plat de porc…, Ti Jean L’horizon. Parce qu’entre les personnages et l’Histoire antillaise, les distances sont abolies. Les auteurs ont composé des rapports entre histoire individuelle des personnages et histoire collective des Antilles.

Notes
387.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 38.

388.

Ibid., p. 151.

389.

Ibid., p. 124.

390.

Ibid., p. 168.

391.

Roger Toumson, La transgression des couleurs : littérature et langage des Antilles (XVIIIe, XIXe, XXe siècles), Paris, Editions Caribéennes, tome 2, p. 497.

392.

André Schwarz-Bart, La mulâtresse Solitude, Paris, Editions du Seuil, 1972, p.49.

393.

Ibid., p. 130.

394.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 103.

395.

Ibid., p. 114.

396.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 12.

397.

Ibid., pp. 31-32.

398.

Maryse Condé, Moi, Tituba Sorcière…, p. 13.

399.

Ibid., p. 267.

400.

Jeannie Suk, Post colonial paradoxes in french Caribbean writing: Césaire, Glissant, Condé, publié aux Etats-Unis, New York, Oxford University Press Inc., 2001.

401.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 33.

402.

Id., p. 34.

403.

Id.

404.

Id., p. 23.

405.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p.7.

406.

Id., p. 39.

407.

Id., p. 109.

408.

Roger Toumson, Transgression des couleurs…, op. cit., tome 1, p. 63