b. Les traces de l’histoire collective des Antilles dans la fiction

Entre les romans de Maryse condé et ceux de Simone Schwarz-Bart, des liens apparaissent : d’une part, les détails de l’histoire ornent la narration, les événements historiques sont décrits ; et d’autre part, les auteurs apparaissent comme des éveilleurs de conscience. Le dialogue avec le peuple est mentionné dans les intrigues. Alors qu’il a besoin de connaître l’Histoire, le peuple redécouvre les images de son passé dans la littérature. Il fallait retrouver ce motif pour la connaissance de l’histoire profonde qui caractérise les Antilles : les textes aboutissent à la redécouverte par le mélange entre fiction et réalité. Dans Sel noir, Edouard Glissant contemple, par la poétique du divers, toute l’histoire de son pays : « Je me lève et j’explore et j’étreins l’innommé pays. » 409 L’institutrice Léocadie Timothée conteste dans Traversée de la Mangrove, l’ignorance de l’histoire locale par le peuple. Elle prône l’enseignement de l’histoire antillaise, et c’est pour édifier les jeunes générations, en leur offrant leur véritable histoire, sans oblitération des événements typiquement antillais. « J’apprenais à mes élèves une récitation que j’avais découpée dans la Guadeloupe Pittoresque, car tout de même, je trouvais drôle qu’on apprenne jamais aux petits Guadeloupéens des choses de leur pays. » 410 L’histoire collective est revendiquée, l’institutrice en est l’auteur. Son témoignage ouvre de vastes parenthèses sur le passé de Rivière au Sel. L’émotion et la passion accompagnent le retour dans les temps d’autrefois. L’avertissement de l’institutrice est l’apostrophe de l’histoire collective du village : « j’ai été la première à ouvrir l’école à classe unique, ici à Rivière au Sel. C’était en 1920, j’avais vingt ans. » 411 Léocadie Timothée, personnage engagé, à l’image de son auteur, n’idéalise pas les histoires collectives, elle les évoque, avec précision et sans exagération des faits. Elle ne relate pas les incidences dont elle n’est pas témoin. L’exactitude renforce la structure narrative : les événements semblent authentiques, l’histoire réelle de la Guadeloupe se lit dans les chroniques de Léocadie Timothée. Elle abandonne ses propres expériences, pour relater celles des villageois. C’est la preuve de son engagement, qui amène à décrire le destin collectif des ouvriers de Rivière au Sel, après l’esclavage : 

‘« Alors l’usine Farjol employait encore son millier d’hommes qui vivaient dans les cases à Nègres éparpillées autour de la maison du géreur, celle-là seule où s’allumait et s’éteignait le soleil électrique. » 412

Les traces du passé se confirment dans le quotidien guadeloupéen. Maryse Condé ne semble pas distinguer l’histoire collective et les habitudes sociales, culturelles et religieuses. Celles-ci regroupent la communauté, s’adhérant aux mêmes valeurs, se livrant aux mêmes pratiques. On comprend la passion de Léocadie Timothée, qu’on pourrait appeler l’historienne de Rivière au Sel. Non pas par la connaissance du passé, mais par l’analyse minutieuse qu’elle accorde aux rituels des habitants de Rivière au Sel. Jamais les individus ne sont isolés, les uns des autres, Léocadie Timothée offre l’image de la Guadeloupe passée, soudée dans ces valeurs : c’est pour soulever l’histoire sociale à Rivière au Sel, pouvant symbolisait n’importe quel village antillais, qu’elle fait ce témoigne consacré à la prière dans l’église :

‘« L’église comble sentait la sueur, l’eau de Cologne et l’encens. A distance respectueuse du Tabernacle, les hommes s’entretenaient sur le parvis des malheurs de la canne qui se mourait de sa belle mort. A l’intérieur, les femmes pâmées priaient Dieu et les enfants de chœur, petits diables surpris, chantaient de leurs voix angéliques. » 413

L’enthousiasme collectif se précise davantage à l’époque de la seconde guerre mondiale : Léocadie Timothée évoque la période de 1939 dans le contexte social antillais. Chaque évènement historique est vécu dans la rumeur, dans l’engouement ; et à l’annonce de l’attaque des Allemands, « certains stockaient de la viande salée, d’autres de la morue, d’autres de la farine de froment, assurant qu’on allait bientôt manquer de tout. » 414 Simone Schwarz-Bart a trouvé dans Pluie et vent…une autre manière de narrer les histoires collectives : la grève des ouvriers de l’Usine, à peu près à la même période, c’est-à-dire en 1940, est vite réprimée par les gendarmes. Ces hommes en uniforme, représentants de l’ordre, « lançaient leurs chevaux contre la foule, qui avait entrepris de mettre à mal les hommes de l’Usine et les bâtiments. » 415 La révolte exprime la tragédie dans l’histoire antillaise, selon les événements sanglants qui l’ont marquée. Elle est décrite par Télumée, porte-parole de l’auteur et artisane de la littérature créole, qui doit dire et nommer le pays. On comprend pourquoi Un plat de porc…, du même auteur, rappelle le naufrage des chercheurs d’or de Saint-Pierre en 1903. Mariotte remémore « le vapeur qui amenait vers la Guyane son chargement de rescapés de Saint-Pierre. » 416 Les romans dépassent les faits politiques et historiques. L’histoire rentre dans la narration, mais elle ne constitue pas l’objet essentiel des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Car leurs personnages ont une vie morale, intérieure, une vie « psychique », propre à dédramatiser l’histoire antillaise, contrairement aux chroniques historiques de Raphaël Confiant, notamment dans Commandeur du sucre. 417 L’existence des personnages, remplis de psychologie profonde, qu’on découvre dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, se résume au journal du Commandeur de la plantation Bel-Event en Martinique. Les arrogances du Commandeur, la « canne insatiable qui engloutissait leur jeunesse», la veillée des ouvriers de la plantation, tous ces faits s’entrecroisent pour composer Commandeur du sucre. Raphaël Confiant évoque également dans Le Nègre et l’Amiral 418 l’atmosphère coloniale tragi-comique. Les réactions collectives, proches de celles décrites par Léocadie Timothée dans Traversée de la Mangrove, révèlent le contexte des Antilles et la frayeur populaire : « Quand la nouvelle de la débâcle parvint ici avec quatre bons jours de retard, on vit les gens se lamenter ouvertement dans les rues. Les femmes gémissaient ou pleuraient, secouées parfois de crises nerveuses. » 419 Les plus courageux ont résisté à l’affolement, ils ont fait la leur cette guerre, en « envoyant là-bas des soldats, du sucre, des bananes, des fruits-à-pain, de la farine de manioc, du café », 420 prouvant, de ce fait, les liens administratifs entre les Antilles et la France. L’histoire collective est abordée différemment dans Les derniers rois mages de Maryse Condé. L’auteur ne renouvelle pas les paniques, engendrées par la seconde guerre. De même, les histoires de révolte des ouvriers antillais ne figurent pas dans Les derniers rois mages. La conquête sanglante des royaumes d’Afrique est à l’inverse l’évènement caractéristique :

‘« Le 4 novembre 1892, les colonnes du général Dodds étaient entrées dans kana, la ville des champs de palmiers à huile et avaient massacré tout ce qui vivait. Le bruit de cette tuerie avait couru jusqu’à Abomey, distante d’un jour de marche à peine. » 421

L’héroïsme du roi sanguinaire constitue le fait crapuleux de cette conquête. Convaincu de l’occupation imminente de son royaume, le roi Béhanzin tente d’incendier son palais, le destin de ses sujets étant à son pouvoir. Il faut voir la folie du roi, qui inscrivit son nom sur les archives de l’histoire coloniale en Afrique. La description de l’auteur illustre le fait : « les différents corps de bâtiment qui la composaient, les quartiers des femmes, des ministres, des guerriers, des prêtres, étaient couverts de paille sèche. » 422 La phase préliminaire achevée, le roi se « hissa sur son trône en bois de fromager qui reposait sur quatre crânes de chefs ennemis, se dressa de toute sa hauteur et essaya d’embraser la paille. » 423 Lorsque le feu se propagea, en atteignant le toit, les cloisons, le roi et les siens « sortirent en vitesse du palais et quittèrent la ville. » 424 La conquête coloniale est le début de la colonisation antillaise. Maryse Condé aurait donc abandonné, volontairement, dans Les derniers rois mages, les histoires collectives antillaises, abordées dans Traversée de la Mangrove, pour les retrouver dans les royaumes africains. L’auteur préconise le retour aux sources, pour offrir aux Antillais une image d’eux-mêmes ? Ce retour est effectué par ses personnages qui conservent jalousement leurs histoires : c’est le mélange entre la réalité conservée, et l’imagination tantôt démesurée et exagérée des personnages.

Notes
409.

Edouard Glissant, Le Sel noir, Paris, Seuil, 1959, p.83.

410.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 148.

411.

Ibid., p. 140.

412.

Ibid.

413.

Ibid., p. 141.

414.

Ibid., pp. 142-143.

415.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 229.

416.

Simone et André Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 84.

417.

Raphaël Confiant, Commandeur de sucre, Paris, Ecriture, 1994.

418.

Id., Le Nègre et l’Amiral, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1988.

419.

Id., p. 110.

420.

Id., p ; 93.

421.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 247.

422.

Idem., p. 248.

423.

Ibid.

424.

Ibid.