c. La mémoire du passé dans les récits des personnages

Entre les histoires individuelles et collectives, on peut voir les rapports : la mémoire dévoile le passé dans les récits des personnages. En imaginant leurs souvenirs, les personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart réinventent l’Histoire des Antilles. La fiction des auteurs entre dans la mémoire, comme si les personnages étaient des historiens. Mais les récits entravent la perspective du chroniqueur, de « l’annaliste » ou de « l’historiographe ». Car la mémoire, incertaine, est soumise à l’oubli et à l’exagération. Le récit de Nina dans Desirada de Maryse Condé, est comme le miroir du passé, dans le sens des illusions. Tout n’est pas vrai dans ce qu’elle raconte, tout n’est pas également faux. Elle n’est pas témoin de tous les événements qu’elle raconte : « J’étais un bébé au sein quand ma maman m’a emmenée dans le coton. Je dormais à côté d’elle dans un panier. » 425 Non seulement Nina joue sur la mémoire pour évoquer le passé de la Baie-Mahault, à la Désirade, mais elle juge aussi les événements. La fidélité aux faits est nuancée par l’analyse personnelle ; Nina choisit quelques éléments qu’elle met à sa faveur : « Quand je réfléchis, je m’aperçois que ces années-là n’ont pas été les plus dures de ma vie malgré le travail et la faim. J’avais ma Bonne-Maman. » 426

L’argument distingué demeure la présence de la mère auprès de Nina, dominée par cette figure qu’elle ne peut que rehausser, en rejetant toute dureté de la période, et en précisant les objets qui se rapportent à la mère : « Ma Bonne-Maman qui ne parlait pas beaucoup, mais qui avait toujours une douceur pour moi, cachée dans son corsage, des topinambours, un sucre à coco tête rose, un nougat pistache. » 427 Entre le passé et le présent, la mémoire semble la passerelle. Le récit de Nina pourrait être qualifié de métaphore du passé ; il prend les formes orales, en se déroulant devant beaucoup de personnages, dont Marie-Noëlle venue aux nouvelles du décès de sa grand-mère. Maryse Condé, en accordant une trentaine de pages à Nina, n’aurait-elle pas recherché la vérité historique dans la sincérité du personnage ? On pourrait le croire, en examinant les détails précis, les dates exactes, les faits existants, fournis par Nina, dans la réminiscence du passé : « La misère est devenue pire après le cyclone de 1928. Le cyclone a démoli tout ce qu’il pouvait démolir. Il a aplati tout ce qu’il pouvait aplatir. Rien n’est resté debout. » 428 Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont produit des œuvres de fiction, dans lesquelles les personnages s’amusent à relater le passé. La lecture de leurs romans montre l’importance de la mémoire dans les récits comme dans la narration. Dans Un plat de porc…, André et Simone Schwarz-Bart ont construit le personnage profondément psychologique. Le roman intégral est raconté par Mariotte, et dans son récit la mémoire dévoile l’histoire :

‘«…Et voici soudain qu’une haute lame du Temps dépose, sur la plage désolée de mon esprit, la silhouette de grand-mère assise dans sa berceuse créole, sous la véranda, à deux mètres de la cuvette. » 429

Les particularités de la mémoire, ce sont les regards et les images, Mariotte donne l’impression de voir et de contempler les scènes décrites, complètement achevées dans le passé créole :

‘« Grand-mère est nue comme autrefois, dans sa chemise de lin écru qui s’effiloche; et, sur le haut de la cage thoracique, en bordure du décolleté, je vois distinctement la marque lie-de-vin aux fers de son premier maître» 430

On note à plusieurs reprises l’image de la grand-mère. Tout au long de la narration, la figure de la mère apparaît comme la transition, l’argument du souffle et de l’inspiration de la narratrice. Plus qu’une représentation, la grand-mère revit dans la mémoire de Mariotte, elle est l’être humain régulier et constant dans la pensée de la narratrice. Le dialogue intérieur est né, car Mariotte, plongée dans le passé, ressent comme un désir de communiquer avec cet être adorable et absent : « Et alors, d’une voix triste et sage, sucrée, de conteuse noire, j’ai murmuré à l’intention de celle qui porta les chaînes dans son âme tout au long de sa vie. » 431 La différence entre Desirada de Maryse Condé et Un plat de porc…de Simone Schwarz-Bart, réside dans la psychologie de leurs personnages respectifs, Nina et Mariotte. Le premier personnage n’éprouve pas la douleur des souvenirs et des temps anciens. Ce souvenir est heureux, et on constate la satisfaction de Nina, contrairement au tourment qui enveloppe Mariotte, affectée et troublée par la persistance des maux du passé : « Je suis à l’égard de mon passé un croyant qui a perdu la foi. Seules demeurent les blessures : crainte des enfers, sentiment du péché, fractures à jamais ouvertes de l’esprit… » 432 Le passé explique la différence de psychologie entre Nina et Mariotte. Les personnages n’ont pas vécu la même histoire, plus brûlante dans Un plat de porc… : l’esclavage, les fers, la colonisation, la mort des êtres chers, la perte du pays d’origine, ont motivé la mémoire de Mariotte. Sa narration est inspirée de la violence du passé : « Cette présence polymorphe des écritures de la mémoire a entre autres origines les violences de l’Histoire contemporaine et les traumatismes qu’elles ont laissés. » 433 La mémoire des personnages de Maryse Condé ne recherche pas seulement les traces brûlantes de l’histoire, elle retrouve encore l’existence créole, l’autre motivation. Plus que les personnages de Simone Schwarz-Bart, ceux de Maryse Condé revivent leur passé, et celui de la communauté. L’exemple de Xantippe est frappant dans Traversée de la Mangrove. La construction de ce personnage est doublement intéressante : d’une part, Xantippe parachève les témoignages, sa narration est à la fin du roman et, d’autre part, il est le témoin du passé de la Guadeloupe, la mémoire du peuple. C’était lui rendre hommage que d’énoncer en dernier lieu son témoignage. Il avait le talent de nommer, au commencement, les choses, les êtres, les plantes de Rivière au Sel :

‘« J’ai nommé tous les arbres de ce pays. Je suis monté à la tête du morne, j’ai crié leur nom et ils ont répondu à mon appel […] C’est moi aussi qui ai nommé les lianes. ». 434

Maryse Condé caractérise le personnage selon la signification qu’elle donne au roman, Traversée de la Mangrove : Xantippe symbolise les origines de la fondation du village, Rivière au Sel, microcosme de la Guadeloupe. A l’origine, fut la nature vierge de l’île, refuge des premiers nègres marrons fuyant l’esclavage; il faisait partie des esclaves persécutés: « Quand je suis devenu nèg mawon, leurs troncs me barraient». 435 Dans son témoignage, Xantippe évoque les fuites, l’arrivée des premiers habitants, la colonisation, la canne ; on retrouve par là les mêmes motivations de la mémoire, évoquées antérieurement dans Un plat de porc…, avec le personnage de Mariotte. A la différence du personnage de Simone Schwarz-Bart, Xantippe a tout entendu et tout vu, depuis la création de Rivière au sel : « j’ai vu s’ouvrir les écoles et, n’en croyant pas mes oreilles, j’ai entendu les enfants chantonner : « Nos ancêtres les Gaulois… » 436 Le personnage va plus loin dans son expérience de sage du village. Il n’hésite pas à dévoiler tous les secrets, inconnus par les jeunes générations : le passé de Rivière au sel repose sur le sang des révoltés, des condamnés :

‘« Je sais où sont enterrés les corps des suppliciés. J’ai découvert leurs tombes sous la mousse et le lichen. J’ai gratté la terre, blanchi des conques de lambi et chaque soir dans le serein je viens là m’agenouiller à deux genoux. Personne n’a percé ce secret, enseveli dans l’oubli. » 437

Autre caractéristique de ce dévoilement du passé : Xantippe sort de l’oubli Rivière au Sel. Devant tous les membres de la communauté villageoise, le personnage exécute son récit, et les images du passé traversent leur pensée, attirée et séduite par l’éloquence de Xantippe. Le récit les rattache à leur sol et assure la connaissance de l’histoire, dès lors, sortie du « tabou » dans lequel l’enfermaient les plus superstitieux du village : quelques places du villages étaient sacrées ou sacralisées, les habitants ne s’y promenaient pas, au risque d’attirer l’Esprit maléfique ou la colère des Ancêtres. Xantippe semble profaner ces lieux en dévoilant leurs secrets, jusque là enfouis dans l’oubli. A quelques exceptions près, il rappelle Télumée de Pluie et vent…, la vieille femme contemplant, le cœur lourd, le passé de Fond-Zombi, englouti dans sa mémoire :

‘« Soleil levé, soleil couché, je reste sur mon petit bac, perdue, les yeux ailleurs, à chercher mon temps au travers de la fumée de ma pipe, à revoir toutes les averses qui m’ont trempée et les vents qui m’ont secouée. » 438

Dans le passage, la conquête du passé s’accompagne de la quête de soi, du retour au plus profond de l’intime du personnage. Dans Identité personnelle et apprentissage, Pierre Jacob distingue la « mémoire épisodique », concernant « des épisodes de vie ou des événements singuliers » 439 , de la « mémoire sémantique », somme des événements hors de l’existence de l’individu. Le récit de Télumée peut se lire dans la mémoire épisodique. Car des événements de son existence structurent la narration dans Pluie et vent..., selon la jonction entre la réalité sociale de Fond-Zombi et l’histoire familiale de l’héroïne pendant la colonisation. Télumée est à la recherche de l’identité ; et dans le dialogue permanent avec son passé, elle découvre l’illusion de l’identité dans l’écriture, dans la lutte de la mémoire contre l’oubli :

‘« Je me lève, j’allume ma lanterne de clair de lune et je regarde à travers les ténèbres du passé, le marché, le marché où ils se tiennent, et je soulève la lanterne pour chercher le visage de mon ancêtre, et tous les visages sont les mêmes et ils sont tous miens. » 440

Cette recherche de l’identité par la mémoire, clôt Pluie et vent… ; la fin du roman ressemble à un bilan, à l’auto-analyse, car Télumée, au seuil de son existence, a retrouvé la connaissance personnelle qui éclaire son identité :

‘« Cette réflexion de la mémoire épisodique, qui la distingue fondamentalement de la perception, est une condition de la connaissance de soi et de l’identité personnelle. » 441

Moi, Tituba sorcière… de Maryse Condé présente, de façon différente, la mémoire de l’histoire. Tituba retrace ses aventures, et elle partage avec le lecteur les péripéties des sorcières noires. Mais l’auteur compose en roman les témoignages et les aveux de Tituba, durant leurs « interminables conversations », selon les termes de Maryse Condé dans l’avant-propos du texte. La mémoire du personnage n’est pas plus importante que celle de l’auteur, couchant sur papier les échos du déballage. Le dédoublement de la mémoire permet, d’une part, à Tituba de retrouver l’identité personnelle, comme Télumée dans Pluie et vent… : « Oui, à présent je suis heureuse. Je comprends le passé. Je lis le présent. Je connais l’avenir » 442  ; et d’autre part à Maryse Condé de réécrire la page de l’histoire des Caraïbes. Le roman termine par des notes qui traduisent le réalisme historique de Maryse Condé, et soulèvent le problème des identités caribéennes du passé :

‘« Les procès sorcières de Salem commencèrent en mars 1692 avec l’arrestation de Sarah Good, Sarah Osborne et Tituba qui confessa « son crime ». Sarah Osborne mourut en prison en mai 1692. » 443

Maryse Condé choisit le schéma inverse dans Les derniers rois mages : des intrigues différentes composent le roman. L’auteur décrit l’action avec comme enjeu littéraire la peinture de la famille antillaise, mais dans les gestes, Djeré, le double de l’auteur, réécrit l’histoire du roi déchu et exilé en Martinique. La dernière intrigue est d’autant importante qu’elle privilégie la mémoire : Djeré n’invente pas tout à fait son récit, celui-ci est raconté par le roi ; et il aurait conservé les événements dictés. Sa stratégie narrative, prouver qu’il s’agit de l’histoire vécue, est dévoilée au fil des pages, quand il répète les paroles du roi : « A chaque fois que mon père me décrivait ces moments de cauchemar, je me mettais à pleurer. » 444 On voit les rapports entre histoire, mémoire et récit : les faits écoulés dans le passé sont retenus par Djeré, il faut les relater dans le récit, mais il les transforme en légende héroïque. Car il montre, dans le premier Cahier, les origines mythiques de son père, né de la double ascendance animale et humaine. Tengisu, le fondateur de la dynastie du roi, fut conçu de la relation insolite entre la panthère et la femme partie, un soir, à la chasse :

‘« Neuf mois plus tard en effet, jour pour jour, Posu Adewene accoucha d’un garçon difforme, monstrueux, avec la peau tachetée et les ongles cruels de son père. » 445

Cette histoire légendaire, Djeré cherche à le faire croire par la persuasion, en dégageant l’apparence mensongère, afin de captiver la complicité du lecteur : « Quand mon père m’asseyait sur son genou et me racontait cette histoire, elle ne me semblait pas du tout irrationnelle. » 446 Mais cette forme d’insistance fournit la particularité du récit de mémoire dans Les derniers rois mages : les positions adoptées par Djeré semblent ambiguës ; elles se situent au croisement de la vérité historique et du mensonge littéraire. En qualifiant son récit de conte, né de l’histoire vraie, le personnage détache, en même temps, les liens de l’authenticité. Le conte repose sur l’invention et l’imagination, donc il trahit la sincérité de Djeré, bien qu’il cherche à le prouver : « Ce conte cruel, je l’acceptais pour vérité. Il ne me semblait pas plus déconcertant que l’histoire d’Adam et Eve. » 447

Notes
425.

Maryse Condé, Desirada, p. 184.

426.

Ibid., p. 185.

427.

Ibid.

428.

Ibid.

429.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 42.

430.

Ibid.

431.

Ibid., p. 46.

432.

Ibid., p. 18.

433.

Claude Burgelin, « Comment la littérature invente la mémoire », Revue La Recherche, La mémoire et l’oubli : comment naissent et s’effacent les souvenirs, n° 344, juillet- août, pp.78-81.

434.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 241.

435.

Ibid.

436.

Ibid., p. 244.

437.

Ibid., p.245.

438.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 247.

439.

Pierre Jacob, « Identité personnelle et apprentissage », La Recherche, op.cit., pp. 26-29.

440.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 251.

441.

Pierre Jacob, « Identité personnelle et apprentissage », op.cit, pp. 26-29.

442.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 271.

443.

Ibid., p.277.

444.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 249.

445.

Ibid., p. 93.

446.

Ibid.

447.

Ibid.