B. Les transformations littéraires de l’Histoire antillaise par les auteurs

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont le privilège d’écrire l’histoire de leur pays, les Antilles, en témoignent les intrigues qu’elles construisent, à travers la référence au passé. Mais les indications démontrent le décalage entre l’histoire et les significations littéraires et symboliques qu’en donnent les auteurs. L’histoire de la « Montagne » se transforme dans Desirada de Maryse Condé en conte, racontant les origines du lieu, et le caractère fabuleux. La forme narrative se rapproche de la fable, car dans le récit court, Maryse Condé modifie la réalité historique, représentée par la légende populaire :

‘« La «Montagne » a son histoire. Dans le temps, c’est là que se réfugiaient tous ceux qui avaient peur de la contagion des lépreux qu’on avait parqués dans les paillotes de Baie-Mahault. » 448

Elle ne cache pas la perspective de l’historien, mais elle la reprend pour mieux asseoir la fiction, et définir la littérature antillaise comme la recréation imaginaire de l’histoire des esclaves fugitifs:

‘« Nos historiens nous disent aussi qu’une colonie de nèg mawon partis nuitamment de Grippière Grippon finirent par s’y installer, convaincus que personne ne viendrait les chercher jusque dans ce bout du monde. » 449

Les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sont des œuvres de fiction, et non pas des chroniques de l’histoire antillaise. La narration présente des traits caractéristiques de l’histoire caribéenne. Le passé antillais, long de plusieurs siècles, est transformé dans des narrations qui décèlent les violences, les ruptures, mais sous la forme de conflits que vivent les personnages de Traversée de la Mangrove, de Pluie et vent…, Les derniers rois mages, Moi, Tituba sorcière…, Desirada. La valeur thématique de l’histoire antillaise déborde les romans, elle se manifeste différemment : la foule de personnages dans Pluie et vent…, leurs origines diverses dans Traversée de la Mangrove, les rapports entre personnages, de provenances sociales et raciales opposées dans Moi, Tituba sorcière…, la présence de la guerre et de la conquête dans le roman épique Ti Jean L’horizon, la diaspora noire américaine, l’association des musiciens afro-américains dans Desirada et Les derniers rois mages, caractérisent les arrière-fonds historiques des romans. La « fortune » littéraire ne découle pas de l’Histoire des Caraïbes, mais de ses conséquences, de la construction des îles, dans le temps et dans les faits divers qui influencent tout écrivain antillais :

‘« Parce qu’en plus de la violence tellurique ou climatique, nous avons subi toutes les violences et toutes les frustrations de l’Histoire. Il a fallu quatre ou cinq continents pour construire nos petites îles (…) des peuples non consanguins venus de tous les coins de l’univers. » 450

Moi, Tituba sorcière…pourrait se lire comme la fiction de l’esclavage : les décors, comme le viol d’Abena par son maître, le tableau des plantations, le jugement des sorcières.., le code noir appliqué aux fugitifs, se rapportent à la servitude. Mais ce serait un piège que de réduire Moi, Tituba sorcière… à la réalité des Cannes. En même temps que Tituba dévoile sa personnalité, et le caractère des adjuvants, elle interprète la nature, décrit des objets, et traduit le rapport avec le monde extérieur à travers la mer, l’océan et la forêt ; les annonces creusent la distance avec l’histoire des esclaves :

‘« J’allais dénoncer et du haut de cette puissance qu’ils me conféraient, j’allais déchaîner la tempête, creuser la mer de vagues aussi hautes que des murailles, déraciner les arbres, lancer en l’air comme des fétus de paille, les poutres maîtresses des maisons et des hangars. » 451

De façon plus précise, les transformations de l’histoire, dans les romans, laissent apparaître des thèmes communs et comparables qu’on peut analyser, en confrontant leurs caractéristiques : les traumatismes des personnages, leur refus de l’histoire, et la création de l’identité créole par des auteurs. Ces derniers construisent les fondements de la société antillaise dans des images lointaines.

Notes
448.

Maryse Condé, Desirada, p. 177.

449.

Ibid.

450.

V. Cadet, « Rochefort-sur-Caraïbes », Le Monde des Livres, mai 1998.

451.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 147.