a. De l’Histoire au thème du « traumatisme »

Les itinéraires psychologiques et culturels des personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart révèlent des déséquilibres. Leurs parcours inachevés dans la narration résultent des thèmes de la folie, de l’abandon, l’ennui, l’angoisse, la misère sociale qui s’accordent pour souligner le traumatisme des personnages. En littéraires scrupuleux, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart abordent l’histoire antillaise sous l’angle moral. La narration s’impose comme la justification des blessures historiques, mais les intrigues ramènent la plupart des personnages à l’échec, dû à leurs obsessions, à la hantise du passé. D’un roman à l’autre, des figures semblables, des personnages semblables réapparaissent. Elie dans Pluie et vent…présente les caractères du personnage obscur, fuyant, et agacé par le rituel du rhum et des jeux ; il transforme sa punition en violence, non pas par méchanceté mais par démence. Son fantasme combatif, à présent, est la conséquence de son traumatisme :

‘« Quand il revenait de ces randonnées, Elie me traitait de nuage noir et jurait qu’il me dissiperait. Et puis il avait des violences étranges, des cruautés choisies qu’il appelait ses caprices, ses petites joies. » 452

L’approche historique explique la violence dans les sociétés créoles, et son émergence dans la littérature antillaise. La plantation fut le théâtre de la violence, celle du fouet des Maîtres, mais aussi du poison des esclaves, leur arme de vengeance : c’était pour échapper à l’oppression. La violence historique plane sur la société antillaise, même contemporaine, avec la brutalité quotidienne des hommes et de la nature : le volcan, les noyades, les naufrages et les tremblements de terre :

‘« La société créole est dominée par la violence : expropriation puis génocide des Caraïbes, des Petites Antilles, des Arawaks en Haïti, importation sous la contrainte de certains colons eux-mêmes, puis bien entendu et surtout des Africains razziés et maintenus dans une dégradante servitude. Ce primat de la force sur le droit et la justice restera dans la mentalité collective sous le double aspect de la crainte et de l’audace, de la prudence et de l’intrépidité. » 453

Elie, s’il n’est pas audacieux, demeure prudent. Entre deux extrémités, la férocité et la torpeur, Simone Schwarz-Bart construit le caractère insolite et surprenant du personnage, en rapport avec l’aliénation morale des colonisés décrits par Aimé Césaire dans Le cahier d’un retour au pays natal 454 . Mais Elie, plus vivant que les colonisés de Césaire, est le personnage littéraire, qui emprunte à l’esclave sa déchéance, au romantique sa profondeur d’âme, à l’Antillais sa rupture sociale et morale avec le monde extérieur :

‘« Quand il était las de m’avoir battue, Elie s’asseyait sur une chaise, la tête entre les mains et s’ingéniait à se constituer des idées, des sortes de barricades, de fossés qui le séparaient irrémédiablement de moi, de lui-même, de la terre. Il se tenait ainsi des heures durant dans l’immobilité totale, en l’unique préoccupation d’opposer à chaque meurtrissure de la vie une pensée encore plus trouble et plus perverse. » 455

Simone Schwarz-Bart imagine les traits psychologiques du personnage, en renouvelant des traditions historiques : le parcours narratif condamne les actions d’Elie, puisqu’il est en mésentente avec lui-même et avec les autres. C’est l’histoire littéraire, avec la lecture des ouvrages de l’Amérique hispanique, qui isole tantôt Francis Sancher des habitants de Rivière au Sel, tantôt le sépare de lui-même : « Les livres qu’il aimait, tous en espagnol, à l’exception d’un Saint-John Perse en collection de la Pléiade. » 456 On peut imaginer la portée de la lecture dans les obsessions de Francis Sancher : traumatisé comme Elie par des forces mystiques et invisibles, Francis Sancher sera le personnage lecteur, et en amoureux de la littérature, il croyait oublier le passé qui ne cesse de le poursuivre, même dans ses sommeils, dans ses nuits habitées par des hallucinations. La lecture se présente comme la manière d’oublier le « rêve » de l’histoire, de libérer son imagination, et de fuir le chaos, la prison de l’esprit ; la lecture serait la « Relation », chère à Edouard Glissant, pour retrouver l’harmonie avec soi et avec le monde :

‘« Débloque l’imaginaire, elle nous projette hors de cette grotte en prison où nous étions enfermés, qui est la cale ou la caye de la soi-disant unicité. Nous sommes plus grands de toute la grandeur du monde ! Et de son incompréhensible absurdité où j’imagine pourtant » 457

Les blessures morales et les traumatismes des personnages révèlent la thématique d’époque : les écrivains antillais sont eux-mêmes traumatisés, mais ils subliment le trouble psychologique de l’Antillais, dans des formes narratives pour les uns, et à travers des essais pour d’autres, comme Edouard Glissant ou Aimé Césaire. La particularité du traumatisme historique, c’est son omniprésence dans les romans antillais, pas seulement dans ceux de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. La folie est exemplaire dans L’espérance-macadam 458 de Gisèle Pineau, quand elle s’empare des personnages et perturbe la société créole du roman. Cette convergence des textes de littérature antillaise, vers la même thématique, replace l’histoire dans le milieu créole, dans le contexte social, culturel et linguistique. Pour les écrivains antillais, il est indispensable d’explorer l’âme créole et le passé caribéen : « Il s’agit de faire parler son pays comme un être vivant, c’est à dire faire parler à la fois le paysage, faire parler la mémoire, faire parler la culture… » 459 En revanche, dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart la leçon de pays est retenue. Desirada ne déjoue pas l’enseignement, Arelis le personnage maudit connaît l’existence terrible, « succession de catastrophes aussi impossibles à éviter que des cataclysmes naturels, tremblements de terre ou cyclones. » 460 En confrontation avec d’autres romans de la littérature antillaise, les textes de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ne présentent pas de grandes différences, parce qu’ils sont issus des mêmes contextes : historique, géographique et culturel. Les thèmes sont ressemblants d’un auteur à l’autre. Mais on peut souligner des caractéristiques dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : les auteurs construisent des rapports entre les personnages et les histoires. De cette ressemblance, découlent les imaginations des personnages. Autre particularité, Maryse Condé utilise le ton ironique et distant dans Traversée de la Mangrove et Les derniers rois mages.L’ambition d’Emile Etienne, dans le premier roman, qui était de dévoiler l’histoire populaire, est tournée en dérision ; il est aussi ridicule que Djeré dans le second roman. Infirmier de profession, Emile Etienne manifeste les symptômes de la folie; on sait, comme tous les habitants de Rivière au Sel, qu’il n’écrira pas l’histoire guadeloupéenne. Ses paroles, en critiquant la déraison des habitants de Rivière au Sel, pourraient être appliquées à lui-même :« C’est à croire que les hommes gardent au creux de leur tête un fond de déraison. Ni l’instruction ni l’éducation n’en viennent à bout. » 461 Les cours d’histoire, il n’arrivait pas à les oublier, si bien que son imagination était enfermée dans le cachot des pages les plus sombres du passé ; et cet isolement provoquait le traumatisme de Lucien Evariste, hormis ses rêveries, il n’existait plus :

‘« Médusé, Emile Etienne buvait ses paroles. Il se rappelait ses tristes leçons d’histoire, le défilé monotone des batailles perdues, gagnées. Pourquoi n’abordait-on pas les choses de tout autre manière, restituant les témoignages éventuels, faisant revivre les faits ? » 462

La moquerie, caractéristique dans les romans de Maryse Condé, modère le goût des personnages : ni Djeré ni Emile Etienne n’atteindront leurs ambitions démesurées, celles de restituer le passé antillais. D’autres personnages, opposants et hostiles, adoptent la position de refus. Dans Traversée de la Mangrove, Man Sonson déconstruit les obsessions aveugles de l’histoire, en dénonçant l’immense nostalgie : « l’esclavage, les fers aux pieds, c’est de l’histoire ancienne. Il faut vivre avec son temps. » 463 Francis Sancher s’était auparavant moqué de l’historien Emile Etienne, avec un rire amer, durant la discussion sur l’histoire : « moi, l’histoire, c’est mon cauchemar » 464 , s’éclatait-il de rire.

Notes
452.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 155.

453.

Jack Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIe-XXe siècles) », Histoire des Antilles et de la Guyane, sous la direction de Pierre Pluchon, Toulouse, Editions Privat, 1982, pp. 441-467.

454.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op.cit.

455.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, pp.155-156.

456.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 45.

457.

Edouard Glissant, Tout-Monde, « Livre II du traité de Mathieu Béluse », Paris, Gallimard, 1993, p. 124.

458.

Gisèle Pineau, L’espérance-macadam, Paris, Editions Stock, 1995.

459.

Ernest Pépin, « Itinéraire d’un écrivain guadeloupéen », article paru dans la Revue Autrement, Série Mémoires, n° 28, janvier 1994, p.225.

460.

Maryse Condé, Desirada, p. 125.

461.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 233.

462.

Ibid., p. 235.

463.

Ibid., p. 82.

464.

Ibid., p. 235.