b. De l’Histoire au thème du « refus » des valeurs

Fidèles à l’écriture de l’Histoire des Caraïbes, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart démontrent les conséquences dans la psychologie des personnages. Au traumatisme des obsédés de l’histoire, les auteurs opposent le thème du refus, né de la prise de conscience qui couvre la lassitude morale. Cette fatigue découlant des méfaits du passé, et propre à quelques personnages, engendre le ressentiment : le désir d’oublier l’histoire antillaise, et la contestation des mythes survenus dans la période de l’esclavage. Des circonstances du passé, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont tiré la thématique du refus, sentiment éprouvé par des personnages qui cherchent à renverser les rapports entre l’homme et les histoires sociales, politiques, culturelles des Antilles. Dans Les derniers rois mages, l’audace du personnage féminin Marisia démolit la conception nostalgique qui idéalise l’histoire. Djeré est humilié dans la recherche de l’histoire. L’ancêtre n’est pas aussi roi mage qu’on le pense. Pour Marisia les fantasmes de l’histoire entretiennent la nonchalance, la paresse et l’oubli du présent :

‘« Elle n’aimait pas entendre ces bêtises d’ancêtre royal parce qu’elles ne faisaient que donner des excuses à la fainéantise de Justin comme à celle de son père avant lui […] Marisia avait jeté dans une malle de fer sous le lit la pipe, le protège-nez en métal, la paire de sandales, la tabatière, le parasol à franges… » 465

La destruction des objets symboliques signifie également rejet de l’histoire et refus de la réalité. Marisia, homonyme de Maryse le prénom de l’auteur, est la figure de l’anti-histoire. Son réalisme critique est à l’image de l’engagement de Maryse Condé qui mène le combat contre les exaltations glorieuses et mythiques de l’histoire. Mais le refus semble une pathologie : en repoussant les origines, les personnages antagonistes se démarquent de la société, ils sont conditionnés par la morale des insoumis. La thématique du refus de l’histoire antillaise est, en quelque sorte, le moyen de vivre le présent créole ; Maryse Condé peut dépeindre le renoncement. Cette résignation est troublante, dans la mesure où le refus dramatise le combat entre l’aliénation morale et la tentative d’en sortir. René Ménil dans l’article Sur l’Exotisme colonial 466 analyse l’affrontement comme l’inversion des enjeux et des rôles : l’ancienne victime de l’histoire est devenue le bourreau de lui-même, en cherchant à délier les liens avec le passé-là qui avait construit sa culture, sa religion, ses coutumes, en conséquence son histoire morale. Le terme Bourreau est à comprendre dans le sens de la destruction de sa personnalité, de la disparition de l’être profond, le sujet risquant d’être étranger à lui-même :

‘« Le phénomène de l’oppression culturelle inséparable du colonialisme va déterminer dans chaque pays colonisé un refoulement de l’âme nationale propre (histoire, religion, coutumes) pour introduire dans cette collectivité ce que nous appelons « l’âme-de-l’autre métropolitaine ». D’où la dépersonnalisation et l’aliénation. Je me vois étranger, je me vois exotique. » 467

Pour René Ménil l’aliénation est subie grâce à la confusion des cultures, antillaise et occidentale, alors que Maryse Condé a construit le renoncement dans l’âme de ses personnages qui, en rejetant leur histoire, à l’image de Marisia, retombent dans le trouble psychologique. Le premier auteur définit la déchéance de l’Antillais sous l’angle du conflit des « idéologies » contradictoires, allant jusqu’à dénaturer les croyances du sujet antillais. Mais Maryse Condé savait traduire, d’une façon différente, cette rupture : les personnages qu’elle construit sont responsables de leur hantise, puisqu’ils ont délaissé leurs traditions, leurs coutumes historiques. Cette évocation littéraire se rapproche des paradoxes représentés par l’écrivain guyanais Bertène Juminer dans son roman Au Seuil d’un nouveau cri. Le personnage de Modestin incarne la double histoire : l’itinéraire individuel est en rapport avec l’histoire collective. Le personnage découvre l’impossibilité de joindre les deux dimensions. Pour mener l’existence normale et poursuivre ses ambitions, Bertène Juminer abandonne les représentations mentales du passé. La conduite de Modestin, c’était de rejeter l’histoire guyanaise, la deuxième personne du singulier révèle l’ironie de l’auteur :

‘« Tu renonçais à faire vivre des êtres de légendes pour en revendiquer d’autres, jadis bien réels qui, pendant des siècles, avaient exécuté une danse de feu parmi les cannes, sous le fouet de l’Europe. Aussi tu ne pratiquais plus d’exotisme car l’exotisme débouche sur un éden, point sur l’enfer. Tu t’identifiais aux esclaves, allant jusqu’à ressentir que, malgré le temps, rien n’avait foncièrement changé. » 468

La thématique du refus permet de construire le parcours moral des personnages. C’est la leçon que bien des auteurs antillais tirent de l’histoire, source littéraire incontestable offrant des thèmes et des prototypes, retravaillés à leur goût. Edouard Glissant avait abordé la question dans Le Discours antillais, non pas sous l’angle de la thématique du refus, mais selon les réalités antillaises, pouvant contraindre l’Antillais à oublier le passé. Dès lors, l’enracinement semble le refus, qui n’est pas catégorique, mais progressif, au fur et à mesure que l’être découvre son « Antillanité » : « la pulsion de Retour s’éteindra peu à peu dans la prise en compte de la terre nouvelle. » 469 C’est dans l’écriture, c’est-à-dire dans ses poèmes, qu’Aimé Césaire avait amorcé le refus de l’histoire, ici littéraire, car il devait renoncer à la poésie traditionnelle française. Mais les distances sont presque abolies, si l’on sait que la poésie traditionnelle aux Antilles se confondait avec l’histoire coloniale : « Le cahier, c’est le premier texte où j’ai commencé à me reconnaître ; je l’ai écrit comme anti-poème. Il s’agissait pour moi d’attaquer au niveau de la forme, la poésie traditionnelle, d’en bousculer les structures. » 470 La société antillaise est pour le personnage de Maryse Condé, Reynalda, le symbole de l’histoire coloniale, de même, la « poésie traditionnelle » pour Aimé Césaire traduisait l’aliénation des Antillais artisans de cette poésie. Dans Desirada le rapport avec cette histoire est rompu par Reynalda. Elle critique les modes de vie, rejette la parenté et s’exile en France. L’anthropologue George Balandier analyse le rapport entre l’homme et l’histoire, en distinguant deux comportements que traduisent la continuité et la rupture :

‘« Les sociétés disposent de deux possibilités d’esquiver le défi du temps, de produire l’illusion a-historique ; soit en éternisant le passé et la continuité (perspective conservatrice), soit en rendant imaginairement présent un avenir par lequel l’histoire se trouve abolie (perspective eschatologique). » 471

Les deux perspectives, « conservatrice » et « eschatologique », opposent les personnages des auteurs, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : le premier a construit au fil de ses romans des personnages rebelles à l’exagération de l’histoire antillaise, dans la quelle Simone Schwarz-Bart avait peint Télumée dans Pluie et vent…, Mariotte dans Un plat de porc… et Ti Jean dans Ti Jean L’horizon. Mais la thématique du refus sépare les représentations des auteurs, ces derniers se rejoignent dans la construction de l’identité recherchée dans l’histoire antillaise.

Notes
465.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 18.

466.

René Ménil, « Sur l’Exotisme colonial », Revue La Nouvelle Critique, mai 1959, repris dans Tracées…, op. cit., p. 19.

467.

Ibid., p. 19.

468.

Bertène Juminer, Au Seuil d’un nouveau cri, Paris, Présence Africaine, 1963, 171.

469.

Edouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 31.

470.

Aimé Césaire cité par Georges Ngal, « Le théâtre d’Aimé Césaire. Une dramaturgie de la décolonisation », Revue des Sciences humaines, n° XXXV, 1970, p. 691.

471.

Georges Balandier, Anthropo-Logiques, Paris, P.U.F., 1974, p. 207.