c. De l’Histoire à la création de « l’identité antillaise »

En situant l’intrigue des romans dans le contexte historique antillais, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart avaient ébauché quelques images pouvant dégager l’identité antillaise. La recherche identitaire des personnages est significative, tout comme les intrigues plongent le lecteur dans le théâtre social, conséquence de l’histoire : dans Pluie et vent…, Simone Schwarz-Bart recherche la « re-création de leur histoire nationale » ou « l’histoire antillaise profonde » 472 . La prospection des îles antillaises, laisse entrevoir, dans les romans du corpus, des liens affectifs, culturels et sociaux ; mais ces rapports ne sont pas définis par les auteurs, ils les suggèrent dans des portraits qui peuvent être indéterminés. Traversée de la Mangrove présente des ambivalences concernant le rôle de l’histoire antillaise dans l’identité des personnages. Dans cette confusion, on ne pourrait pas se figer sur les intentions exactes de Maryse Condé. Examine-t-elle le passé de Rivière au Sel comme le cachot qui enferme l’Antillais, en manquant la naissance de l’identité dynamique, dans le sens de la transformation des valeurs et du métissage ? Discerne-t-elle l’histoire du village, microcosme de la Guadeloupe, comme le miroir pouvant refléter la vraie identité créole ? Les rapports entre l’histoire et l’identité sont nuancés dans Traversée de la Mangrove : Maryse Condé avait représenté, à travers le quotidien de Rivière au Sel, les mythes sociaux qui fondaient l’identité créole. La communauté désire sauvegarder ses valeurs ; mais incapables de se joindre les uns aux autres, les habitants de Rivière au Sel refusent de s’ouvrir aux influences du dehors. Francis Sancher est le sujet symbolique de ce rejet, de cette intolérance qui fait dire à Désinor l’haïtien que les gens de Rivière au Sel « n’ont pas de sentiments et, par-dessus le marché, ils sont hypocrites. » 473 Traversée de la Mangrove est la construction de l’identité créole, qui naîtra des bouleversements sociaux, des changements de mentalité, et fatalement de la déconstruction des valeurs créoles. Maryse Condé rendra l’image beaucoup plus frappante dans Desirada, car sept ans séparent la publication de Traversée de la Mangrove de Desirada : l’auteur reprendra dans le second roman l’histoire antillaise, mais c’était pour construire l’identité créole, non pas collective mais individuelle. L’histoire de l’esclavage, qu’on lisait dans l’arrière-fond de Traversée de la Mangrove, s’efface dans Desirada : l’histoire individuelle des personnages constitue le motif de l’identité. Le passé de chaque personnage, Reynalda, Ranélise, Nina, Marie-Noëlle, Ludovic, est décrit dans la création de l’identité. Même l’histoire coloniale n’intéresse pas les personnages. Ces derniers construisent leur propre identité, grâce au bafouillage des mœurs qui emprisonnaient les habitants de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove. L’historien Eric Williams semble reconnaître l’histoire des Caraïbes, et l’identité antillaise d’autrefois, qu’il faudrait reconstruire sous d’autres formes, comme la politique, la culture, les institutions. Son analyse pourrait justifier l’attitude des personnages de Desirada, en condamnant celle des êtres de Traversée de Mangrove :

‘« Etant donné leur histoire passée, l’avenir des Caraïbes ne peut être discuté valablement qu’en terme de possibilités, d’émergences d’une identité régionale et nationale. Toute leur histoire passée peut-être considérée comme une conspiration pour interdire la naissance d’une identité caribéenne dans le domaine de la politique, des institutions, de l’économie, de la culture et des valeurs. » 474

Desirada de Maryse Condé met à distance l’histoire, afin de dévoiler les possibilités de l’identité dans le présent des personnages. Les romans de Simone Schwarz-Bart sont inscrits contre ce modèle de représentation : la prise de conscience historique guide Eusèbe dans Ti Jean L’horizon, Reine Sans Nom, Télumée et le père Abel dans Pluie et vent…, Man Louise, Moman, et tante Cydalise dans Un plat de porc... On peut développer cette particularité des œuvres de Simone Schwarz-Bart : loin de s’enfermer dans la nostalgie des histoires antillaises, depuis le début du XVIe siècle, date de la rencontre des peuples et des continents dans les Antilles, l’auteur narre la conscience historique des personnages. Simone Schwarz-Bart rattache les personnages et les actions à des histoires tantôt banales : comme la promenade de Mariotte devant l’ancienne prison de la Martinique dans Un plat de porc…, ou la vie quotidienne dans Ti Jean L’horizon qui « ne différait guère de ce que les plus anciens avaient connu du temps de l’esclavage. » 475 Mariotte et Télumée, les deux narratrices respectivement de Un plat de porc… et de Pluie et vent… sont les emblèmes de l’histoire antillaise. L’identité historique du peuple antillais est véhiculée dans la psychologie des personnages. Il ne faudrait pas oublier les dimensions sociales du roman francophone antillais. Simone Schwarz-Bart explore les ampleurs sociales et psychologiques de l’identité dans Ti Jean L’horizon. Les origines sont bafouées, les mythes ancestraux détruits, mais il faut les reconstruire, telle est la recherche du héros, dans le retour en Afrique. Fanta Toureh, en analysant l’imaginaire dans l’œuvre de Simone Schwarz-Bart, dégage l’engagement des auteurs antillais, qui restaurent l’histoire dans la littérature : « l’histoire a détruit le mythe originel : leur origine s’est perdue, le bateau s’est substitué au ventre maternel. » 476 Dès lors, comment la littérature antillaise pourrait-elle amorcer l’histoire, sans le dévoilement de l’espace des Caraïbes et du temps depuis les origines ? L’espace-temps est figuré par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ; elles construisent des symboles grâce aux références des îles créoles, aux périodes proches des contextes historiques et antillais. Dans l’imaginaire, les auteurs ne recherchent pas des distinctions entre l’histoire et l’espace-temps.

Notes
472.

Alain Baudot, « Les Antilles et la Guyane », op.cit., pp. 171-177.

473.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 197.

474.

Eric Williams, De Christophe Colomb à Fidel Castro : L’Histoire des Caraïbes 1492-1969, [traduction de Maryse Condé avec la collaboration de Richard Philcox], Paris, Présence Africaine, 1975, p. 530.

475.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 13.

476.

Fanta Toureh, L’imaginaire dans l’œuvre de Simone Schwarz-Bart : Approche d’une mythologie antillaise, op.cit., p. 42.