Chapitre deuxième : L’imaginaire de l’Espace et du Temps dans la narration

La relation vécue avec leur île, la Guadeloupe, aux confins de Pointe-à-Pitre, offre à Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart l’imagination qui reconquiert l’univers des Caraïbes. Ces attachements pour le pays natal, qui remontent à leur pure enfance, fondent d’autres rapports : les expériences dans le royaume d’antan, loin d’être exclues dans Traversée de la Mangrove, Les derniers rois mages, Desirada, Moi, Tituba sorcière…, Pluie et vent…, Un plat de porc…, Ti Jean l’horizon, sont transfigurées. Entre les œuvres et le contexte géographique, c’est l’imaginaire qui tricote les liens. La réalité première est modifiée car l’espace-temps de prime abord fascine les auteurs. L’agonie de Man Louise dans Un plat de porc…, la veillée funèbre à son âme et « l’admirable oraison funèbre de Milo » 477 , sont les transformations des coutumes que pratiquent les Antillais. Des habitudes familières à Simone Schwarz-Bart, lorsqu’elle explore le cadre spatial pour récupérer le temps vécu. Les agonisants avant leur départ formulent les ultimes souhaits devant des proches enfermés dans la chambre funèbre : pour recevoir le testament des prochains défunts. C’est au seuil de la mort qu’on profère des paroles délirantes en guise de testament. L’Antillais n’ignore pas l’écriture mais celle-ci n’est pas consacrée aux derniers vœux. L’oraison de Milo est une accumulation de faits mémorables durant l’existence de la défunte. Voilà l’imaginaire de l’espace créole dépeint par Simone Schwarz-Bart qui rattrape aussi les temps d’autrefois : une lecture attentive révèle la référence des faits divers à l’espace-temps antillais ; mais avec une distance qui symbolise les lieux. Le village insulaire de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove n’est pas aussi isolé, éloigné que l’œuvre le démontre. Si Maryse Condé a inventé un lieu aussi enfermé que la mentalité de ses habitants, c’est parce que l’imaginaire a distancé le contexte réel, et que l’auteur a voulu caractériser ses personnages. Pluie et vent… de Simone Schwarz-Bart trompe le lecteur, car le temps et l’espace créés dans le roman s’accordent pour rendre plus pathétique, plus émouvante l’histoire de cette vieille femme :

‘« Si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. Pourtant, il n’y a guère, mes ancêtres furent esclaves en cette île à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité. » 478

Dans l’île de la Guadeloupe, Fond-Zombi, l’auteur imagine la communauté de L’abandonnée, les membres acharnés se dressent tous contre l’innocente Télumée. L’épouvantable mentalité, dénoncée par la narratrice, semble une ruse pour faire triompher l’héroïne de ses adversaires. La datation est insignifiante, mais des indices de temps prouvent que le récit commence à partir de l’abolition de l’esclavage, et qu’il s’achèvera à la mort de Télumée. On rappelle la femme guadeloupéenne qui racontait son histoire familiale à l’auteur: en gardant l’anonymat des vrais noms, Simone Schwarz-Bart transforme les origines familiales qu’elle construit dans les îles et les villages, dans le temps des Plantations et de la colonisation :

‘« Comme ceux qui ont ancré leur identité dans le pays, le paysage, la terre, la géographie antillaise. […] Ces auteurs se réfèrent à une île ou à un archipel, à ses volcans, montagne Pelée ou Soufrière, à ses mornes, à la mer. » 479

On sait que dans Ti Jean L’horizon, l’île de Fond-Zombi réapparaît, mais les peintures révèlent des particularités. Simone Schwarz-Bart enchevêtre les chemins qui pourraient conduire à reconnaître l’île. Dès le début du roman, elle cherche à émouvoir le lecteur, la beauté et les apparences sauvages de l’île séduisent son imagination:

‘« L’île où se déroule cette histoire n’est pas très connue. Elle flotte dans le golfe du Mexique, à la dérive, en quelque sorte, et seules quelques mappemondes particulièrement sévères la signalent. Si vous prenez un globe terrestre, vous aurez beau regarder, scruter et examiner, user la prunelle de vos yeux, il vous sera difficile de la percevoir sans l’aide d’une loupe. » 480

Le temps par rapport à l’espace insulaire semble merveilleux et baroque ; il indique la période des farouches, des primitifs, car les habitants, plongés dans des illusions permanentes, ignorent leur passé récent et oublient leur présent. C’est l’une des caractéristiques du mythe créole que l’auteur emprunte pour installer les repères de la geste de Ti Jean :

‘« Ils ont pris l’habitude de cacher le ciel de la paume de leurs mains. Ils disent que la vie est ailleurs, prétendent même que cette poussière d’île a le don de rapetisser toutes choses ; à telle enseigne que si le bon Dieu y descendait en personne, il finirait par tomber dans le rhum et la négresse, tout comme un autre. » 481

Il aura fallu l’imagination, déformant la réalité, pour rendre insupportable l’île de la Désirade : en composant l’univers des « actants » dans Desirada, l’île sera désertée par les personnages, en quête d’aventures vers l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. L’auteur semble exagérer la misère dans l’île, jusqu’à engendrer l’exode des personnages. Le temps qu’il relate rappelle la période des cyclones, des tremblements de terre qui détruisent les îles et chassent les hommes :

‘« Avant d’être ravagée par les cyclones et la mort de la canne, Port-Louis était sans discussion possible la plus jolie commune de la Grande Terre. Son ciel bleu vif ne connaissait pas la pluie. Ni son air, les miasmes. Une rangée de hautes demeures de bois, élégantes avec leurs balcons fleuris et les profondes fenêtres de leurs galetas, bordait le front de mer. » 482

L’espace-temps, réel et imaginaire, n’est pas un simple décor dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Les lieux sont autant nombreux que l’affluence des temps : ce foisonnement augmente les schémas narratifs, mélange les thèmes, et bouleverse la psychologie des personnages que l’auteur soumet à la loi du déterminisme. La mentalité des uns et les préoccupations des autres sont comme attachées au fatalisme ; elles dépendent des circonstances sociales et du contexte culturel. Pour comprendre ces bouleversements, on peut voir comment Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart évoquent les figures de l’espace et du temps antillais, selon l’ordre successif.

Notes
477.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 130.

478.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 11.

479.

Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, Paris, P.U.F, 2000, pp. 138-139.

480.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 9.

481.

Ibid., p. 10.

482.

Maryse Condé, Desirada, p. 28.