a. Les espaces de l’île, du village et de la case

En décrivant l’île comme un microcosme, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart recherchaient un univers à part, un monde en soi. Tout le Cosmos s’infiltre dans l’île, et de manière furtive. Involontairement, l’île subit les influences du dehors. Les auteurs voulaient développer cette réduction dans la littérature, c’était pour montrer les particularismes, les choses, les modes de vie et les particularités qu’on pourrait découvrir dans les îles, les cases, les villes et les villages antillais. L’image de la « caméra » rend plus agréables et beaucoup plus visibles ces représentations. Les auteurs semblent contempler les îles, avec le regard de l’artiste, du photographe. Le gros plan, en révélant le cadre général de l’île, laisse apparaître un arrière plan qui reflète les cases, les villages et les villes. Les images ne sont jamais vagues, floues, les auteurs mêlent la précision à la peinture des lieux, en nommant les espaces, les villages, les îles. Ces espaces structurent la narration des romans ; ils apparaissent comme des métaphores de l’île.La case et le village incarnent les désirs d’appropriation de l’espace antillais.Les fantasmes des personnages sont liés à l’enfermement insulaire, à l’étroitesse de la case. La ville aux Antilles semble un espace de mirage. Le rêve et la réalité, les contraintes de la vie et les aspirations trop souvent rêvées, la lutte des classes, bourgeoise et paysanne, apparaissent comme des caractéristiques de la ville.

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart décrivent ces contrastes, qui se forment dans les îles, il y a un rapport entre la fracture des îles au cœur de l’océan et les sentiments incertains, confus des habitants: leur représentation morale suggère l’ambivalence de l’île, l’agitation de la mer est comme pour figurer les humeurs jamais stables des personnages. Le paradoxe demeure l’association de réalités psychologiques contraires, positives et négatives à la fois, qui détendent puis anéantissent les insulaires. L’île passe pour le théâtre de ces réalités antagoniques ; cet espace peut paraître extrêmement paradisiaque et contraignant pour les personnages. Il fait surgir des rêves qui s’achèvent en désillusions. Dans Les derniers rois mages, Maryse Condéretrace l’île du morne Verdol comme le lieu des obsessions, l’endroit d’où jaillissent les rêves qui dépassent les frontières insulaires. Le morne Verdol, lieu délimité par l’eau, donne l’image de l’île - prison, et Djeré le prototype du prisonnier qui n’a jamais quitté son cachot que symbolise cette île. Son existence de « chagrin et de désillusions » est vécue « dans le souvenir de son ascendance ratée. » 484 Morne Verdol est un lieu de métamorphose : l’espace des rêves de Djeré qui s’effondrent. Cette île revêt des caractéristiques qui rendent âpre l’existence des hommes: la promiscuité et la chaleur se joignent à l’exiguïté de morne Verdol. D’où les rêves de Djeré d’un ailleurs de gloire, de vivre en dehors de son pays, mais l’île le retient, l’attire jusqu’à la mort :

‘« La mort de l’ancêtre fut le deuxième grand drame de l’existence de Djeré. Au fond de lui-même, il avait toujours espéré qu’il redeviendrait l’enfant d’un grand de ce monde, qu’il vivrait ailleurs. » 485

Partagé entre la réalité de l’île et le désir de partir, Djeré sera détenu à morne Verdol : il ne pourra pas détacher les liens qui l’unissent avec l’île. Ses rêves traduisent des désirs refoulés, non satisfaits dans la réalité. Pour Maryse Condé, cette évasion construit l’ambiguïté de l’île, quand Djeré, rejeté par sa propre famille, exclu dans l’île, parce qu’il écrivait l’histoire de son ancêtre, éprouve l’ambition d’aller vivre « ailleurs que sur cette Krazur de terre, ballottée sur l’océan ! Ailleurs que dans la promiscuité et la touffeur du morne Verdol ! » 486 L’image du morne Verdol dans le roman n’est pas « magnifique », et sa description révèle un lieu délabré, pourri par l’odeur « puissante et nauséabonde des marais. » 487 Cet espace insulaire paraît invivable, et Maryse Condé approfondit la description, en montrant les obstacles de la nature de l’île, les apparences sinistres, qui ne favorisent pas l’existence des êtres humains ; il faut aimer morne Verdol ou la quitter définitivement : « Toute la région aux alentours était marécageuse, l’eau mêlée de vase formant des flaques noirâtres qui baignaient les pieds des hauts arbres. » 488 L’auteur, en décrivant l’île, semble donner raison à Djeré, la tournure ironique déculpabilise le personnage: la plupart des hommes ont déserté le morne Verdol, c’est le signe d’un abandon collectif, à la recherche de nouvelles terres, c’est aussi pour défendre les évasions de Djeré: 

‘« A cause de cet air insalubre, il y avait peu d’habitations dans l’île, la plus proche maison se trouvant à une dizaine de kilomètres. » 489

Pierre Jourde a analysé l’ambivalence de l’île aux confins du paradis et de l’enfer ; car pour cet auteur l’île n’est pas un endroit aussi « paradisiaque » qu’il peut apparaître. Ses attrayantes apparences ne doivent pas faire oublier les angoisses qu’elle engendre :

‘« L’île, par la fascination qu’elle laisse sur les esprits, y apparaît essentiellement ambiguë, à la fois radieuse et maudite. Radieuse dans la mesure où elle favorise l’éclosion des rêves les plus insensés- elle est, par essence, le lieu privilégié de toutes les utopies-, l’île ne tarde pas à sécréter de dangereux poisons, fantasmes, obsessions, mauvaise conscience, qui ont tôt fait de détraquer les esprits les plus aguerris. » 490

Télumée, consciente de cette double figure de l’île dans Pluie et vent…, veut ignorer la face sombre, dangereuse de Fond-Zombi, elle s’adonne au rêve, le seul avantage qu’elle tire du milieu insulaire :

‘« Je ne suis pas venue sur terre pour soupeser toute la tristesse du monde. A cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin, comme le font toutes les vieilles de mon âge, jusqu’à ce que la mort me prenne dans mon rêve, avec toute ma joie. » 491

L’univers hostile, inquiétant de Fond-Zombi, « île à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité » 492 , n’inquiète pas tout de même Télumée ; elle mène une vie tantôt paisible tantôt troublée comme les eaux de l’île. Au fait, l’espace insulaire se rapproche de Télumée, et la métaphore de l’eau, symbole aussi de l’île, caractérise les aventures de l’héroïne selon les cours des torrents : tout comme les eaux des rivières suivent leur chemin, Télumée découvre Fond-Zombi, en empruntant des chemins branlants comme les vagues:

‘« Sur les mornes de Fond-Zombi, les eaux se croisaient, se bousculaient, bouillonnaient, les rivières changeaient de lit, débordaient, s’asséchaient, descendaient comme elles pouvaient se noyer dans la mer. » 493

Cette évocation pourrait résumer la vie de Télumée dans Pluie et vent… : naître, souffrir et mourir, d’une mort paisible dans l’île, telle se présente l’intrigue construite par Simone Schwarz-Bart. En découvrant tous les petits villages de cette île, « j’ai essayé de vivre à Bel Navire, à Bois Rouge, à La Roncière, et nulle part je n’ai trouvé de havre » 494 , selon ses termes, Télumée allait finir sa vie comme les eaux, qui se noyaient au fond de l’océan. On retiendra l’image de la mer, qui englobe et enclave l’île en même temps qu’elle suggère la présence de la mort. Toute tentative de quitter l’île, pourrait être châtiée par la mort ou par la mer. Maryse Condé créera l’image inverse dans Moi, Tituba sorcière…, le Paradis caractérise la Barbade, île dépourvue de conflits, loin des vilenies du morne Verdol dans Les derniers rois mages, des divisions sociales à Fond-Zombi dans Pluie et vent... Le retour à la Barbade, considéré comme un retour à l’Eden, expose les positions de Maryse Condé : l’île n’est pas un enfer ni une prison, mais les lieux de l’identité, les racines obligatoires à l’existence de ses personnages. Tituba, par exemple, avait été contrainte de quitter son île pour le procès de Salem. Le retour triomphal de l’héroïne embellit l’image de l’île : « je découvrais que je désirais surtout vivre en paix dans mon île retrouvée » 495 , précise avec fierté Tituba. Son euphorie est soutenue par la douceur de l’île : « l’île bruit d’un doux murmure. » 496 Entre Les derniers rois mages et Moi, Tituba sorcière…, Maryse Condé ne décrit pas les mêmes îles, les images changent selon les motivations diverses de l’auteur d’un roman à l’autre. Moi, Tituba sorcière… constitue l’exception dans les œuvres romanesques de Maryse Condé ; les caractéristiques de l’île ne sont pas dégradantes dans ce roman, le seul texte de l’auteur dans lequel les personnages n’éprouvent pas l’ennui et l’angoisse des îles. De façon différente, l’île comme espace clos, fermé et angoissant, est constante dans les autres romans de Maryse Condé. Les habitants de Rivière au Sel sont séparés du monde extérieur dans Traversée de la Mangrove. Leur île prend la forme circulaire d’une « calebasse » perdue dans l’océan et balancée par les eaux. Ils se posent des questions sans réponses sur l’arrivée inattendue de Francis Sancher dans cette île oubliée. Tous les personnages voulaient savoir « pourquoi Francis Sancher avait choisi de s’enfermer dans la calebasse de cette petite île que ballottait la mauvaise humeur de l’océan. » 497 Malgré le huis clos, le tableau de la geôle, représentant Rivière au Sel, Traversée de la Mangrove aboutit à une vision symbolique de l’île. Françoise Lionnet, dans un article consacré aux personnages de Traversée de la Mangrove, avait trouvé la fermeture de Rivière au Sel comme la préparation à l’ouverture, devant acheminer le texte vers un nouvel humanisme :

‘« Ici la communauté se construit à partir du partage d’un espace commun où les liens entre individus se font et se défont, faisant ainsi travailler le tissu social qui s’élargit : monde unique au langage bien spécifique, mais dont la diversité humaine permet d’entre-voir les composantes universelles d’une communication réussie. » 498

L’isolement des personnages, dans un espace aussi écarté, est figuré par un objet, la « calebasse », proche de la description que Simone Schwarz-Bart fera de Fond-Zombi dans Ti Jean L’horizon ; mais la poésie est beaucoup plus présente dans ce dernier texte, et dans le début du roman, on voit le métissage de la nature, de l’île, des hommes et des animaux. Des ressemblances entre l’île de Fond Zombi et la société antillaise apparaissent dans la narration, elles sont métissées, toutes les deux. La mer abritant l’île est une « couveuse de cyclones. » 499 La couleur de l’eau « vire constamment du bleu le plus tranquille au vert et au mauve. » 500 L’île demeure le refuge de « toutes qualités d’êtres étranges, hommes et bêtes, démons, zombis et toute la clique, à la recherche de quelque chose qui n’est pas venu et qu’ils espèrent vaguement, sans en savoir la forme ni le nom. » 501 Cette représentation de la nature de l’île, rappelle le métissage ethnique et culturel de la société antillaise, abordé antérieurement.

La figure poétique se dégageant de l’île, Simone Schwarz-Bart l’avait imaginée dans Un plat de porc… L’espace de l’île se fonde sur le symbole de la femme, quand l’univers mental de celle-ci est rapproché aux troubles de l’eau. Les vagues maritimes secouent et arrosent l’île de la Martinique, de la même façon, les « frissons d’écume, remous d’eau profonde » 502 peuplent sans relâche les rêves de la narratrice. Mariotte se compare elle-même à une île déserte qui personnifie la femme: « sur la plage désolée de mon esprit » 503 , affirme-t-elle en réminiscence de ses ancêtres disparus, des esclaves morts sur les plages des îles créoles. Mais Simone Schwarz-Bart abandonnera progressivement cette figure de la femme endeuillée, allégorie de l’île ; c’est pour glisser une autre évocation de l’île dans Un plat de porc… La métaphore de la femme, nue et solitaire, dépeint l’île de Saint-Pierre. L’espace de cette île offre une description érotique, celle de la nudité féminine : « Saint-Pierre verte et blanche, allongée comme une femme nue le long de la baie, au bord de l’eau, avec, entre ses cuisses, le jardin anglais du Théâtre municipal 504 Cette figure féminine de l’île rappelle le roman d’Edouard Glissant, Le Sel noir. L’île, personnifiée, représente la femme, et sa peinture évoque la beauté féminine, celle de la grande dame créole, puisqu’elle est métissée par l’adjectif « bleui », couleur de l’océan, donc de l’univers entier :

‘« Elle a les yeux rêveurs des morts’ ‘que l’on oublie’ ‘les mouvements des filles violées’ ‘dans l’incendie,’ ‘Beauté, beauté, le monde est là mais’ ‘C’est ton corps bleui » 505

Autre espace de l’intérieur, le village symbolise la cohésion de la communauté, il structure en même temps l’action des personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Pour dessiner l’image des Antilles dans leurs romans, les auteurs révèlent les caractéristiques des villes comme des villages créoles. Dans Les derniers rois mages de Maryse Condé, Saint-Pierre, une agglomération de villages antillais, est le théâtre de plusieurs tentations. La vie dans cette ville, synonyme de la misère sociale, est ralentie ; l’oisiveté est le vice commun des habitants, le dénuement des lieux les ramène à l’indifférence à l’égard de la vie :

‘« Les chômeurs et les drogués du quartier ne s’occupèrent pas. Ni les mères de famille et les vieux-corps abandonnés harassés par le souci de la survie. » 506

Cette reproduction semble incroyable par rapport aux charmes de la ville de Saint-Pierre. Pour illustrer le contraste, Maryse Condé cite la phrase du voyageur Lafcadio Hearn, décrivant la ville : « la plus bizarre, la plus amusante et cependant la plus jolie de toutes les villes des Antilles françaises. » 507 L’auteur renouvelle, presque dans tous ses romans, les constructions en parallèles. Les tableaux qu’il fait des villages donnent l’impression de l’étrange, car des visions contraires se mêlent dans les évocations. Saint-Pierre illustre cette association des contrées les plus attirantes, comme la beauté des parages, et les plus répugnantes, justifiées par le spectacle quotidien des « sans-abri » et des « drogués ». De façon différente, Maryse Condé décrit dans Traversée de la Mangrove le village de Rivière au Sel. Calme, paisible et sans histoire, rien ne prédestinait au village un événement qui allait changer ses habitudes, ses mœurs. Seule la mort de Francis Sancher pourrait sortir le village du silence, et faire de sa place publique le lieu des lamentations, du deuil et de retrouvailles des villageois :

‘« Les hommes, oubliant là leur rhum agricole et leurs dès, se dépêchèrent de partir planter la nouvelle au quatre coins du village et bientôt les gens sortirent en foule sur le pas de leur porte pour commenter là-dessus. » 508

Dans Rivière au Sel, village très exigu, entre « quatre murs d’une petite communauté », 509 un évènement, si ordinaire soit-il, provoque la réunion de toute la communauté, jeunes et vieux, hommes et femmes. L’étroitesse du village se joint à la mentalité emmurée et claustrée des habitants ; ils subliment leur isolement moral par le plaisir éphémère et malsain que procure la mort de Francis Sancher :

‘« Quand le cortège atteignit la maison de Vilma, dans le chemin creux et le jardin, sur la galerie, piétinait déjà une foule de gens, mi-curieux, mi-endeuillés, venus aux nouvelles. Il y avait ceux qui étaient directement concernés. » 510

L’important ne réside pas seulement dans l’attroupement, mais dans le désir de sortir de la solitude des cases, comme s’ils attendaient avec impatience une telle nouvelle pour remplir les rues. Leur mentalité est coupable, et certains habitants, peut-être les plus sournois cherchent à dissimuler leur haine à l’encontre du défunt :

‘« A voir les gens si nombreux, on aurait pu conclure à leur hypocrisie. Car tous, à un moment donné, avaient traité Francis de vagabond et de chien et ces derniers ne doivent-ils pas crever dans l’indifférence ? » 511

On ne saura jamais si Maryse Condé se moque des villageois, quand elle décrit leur dépendance au rhum ; même le défunt Francis Sancher se livrait à cette gourmandise, cause de sa mort selon les habitants de Rivière au Sel, d’autant que l’autopsie n’avait révélé aucune autre forme de décès:

‘« Il ne fallait pas se laisser enfiévrer l’esprit par des propos de villageois amateurs de rhum agricole. Chercher midi à quatorze heures. Couper les cheveux en quatre. Rupture d’anévrisme. Ces accidents-là sont fréquents chez les sujets sanguins et qui consomment leur trop-plein d’alcool. » 512

Entre des villages différents, les mêmes particularités peuvent apparaître. Fond-Zombi dans Pluie et vent… partage avec Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove l’épouvantable mentalité des habitants. Les auteurs parviennent à la même réalité, bien que les romans soient différents par les styles et les thèmes. Les textes se croisent à l’indiscrétion des uns et à la cruauté des autres : c’est la caractéristique de la mentalité qui règne dans les villages antillais décrits par les auteurs. Dans Rivière au Sel et Fond-Zombi, deux espaces romanesques, les auteurs repèrent le mépris et la jalousie entre les êtres humains, la solidarité n’est qu’apparente. Les faits crapuleux nourrissent les débats quotidiens, et la vie individuelle s’étale sur la vie collective. Télumée analyse la mentalité des villageois dès son arrivée à Fond-Zombi. L’espace du village qu’elle découvre, ressemble à un lieu de transgression des tabous, de diffusion des secrets individuels:

‘« La vie à Fond-Zombise déroulait portes et fenêtres ouvertes, la nuit avait des yeux, le vent de longues oreilles, et nul jamais ne se rassasiait d’autrui. A peine arrivée au village, je savais qui hache et qui est haché, qui garde son port d’âme et qui se noie, qui braconne dans les eaux du frère, de l’ami, et qui souffre et qui meurt. » 513

La thématique du village, liée à l’imaginaire collectif, réside dans le dévoilement des particularismes : Télumée connaît le village de Fond-Zombi, et elle le décrit en empruntant au sociologue l’analyse objective des comportements psychologiques. L’imagination démesurée des villageois défie les évidences des « analystes », mais on reconnaît leur caractère moral :

‘« Nos conversations sous l’arbre étaient connues de tout Fond-Zombi, des plus petits fruits verts à ceux qui tombaient déjà en poussière. Mille versions couraient sur l’histoire, chacun essayant d’imposer la sienne. » 514

Télumée semble rechercher avec persistance ce caractère propre aux villageois, lorsqu’elle le décrit plusieurs fois à l’intérieur de la narration. La répétition signifie le désir de parler, au point d’inventer, qu’on retrouve dans l’imagination des habitants de Fond-Zombi :

‘« A Fond-Zombi la nuit avait des yeux, le vent des oreilles. Les uns n’avaient pas besoin de voir pour parler, ni les autres d’entendre pour savoir ce qui s’était dit. » 515

Autre particularité de l’espace du village : dans Moi, Tituba sorcière…, Maryse Condé abandonne la critique sociale, et c’est pour joindre la nature à la description. L’isolement du village de Salem, au cœur de la forêt, est dépeint, selon une carte : « le village de Salem […] était découpé dans la forêt, comme une plaque de calvitie dans une chevelure embroussaillée. » 516 La peinture du village renvoie au territoire des paysans, à un lieu d’activités champêtres, sans oublier la présence de la femme à travers la métaphore des cheveux dispersés. Car à Salem, zone considérée comme un trou perdu dans la nature tropicale, « les hommes devaient être aux champs où les femmes leur avaient porté des rafraîchissements et de la nourriture » 517 , lorsque les « vaches traversèrent nonchalamment la rue principale. » 518 Il faut rappeler que la fuite des esclaves les menait vers des endroits situés loin de la mer ou des ports. La rencontre des fugitifs dans un espace isolé, serait à l’origine des villages antillais. Grands Fonds rappelle dans Desirada la création des villages :

‘« Bonne-Maman habitait les Grands Fonds en Grande-Terre. Pas de vue grandiose ni sur la mer ni sur le volcan. Derrière l’abri des cannes, une savane lisse comme un gazon anglais, creusée au mitan d’une mare où les Indiens menaient boire leurs bêtes au serein. » 519

La représentation du village dans Ti Jean L’horizon révèle des dissemblances. Les personnages s’engagent dans la conquête des cités ; les espaces créés existent comme des lieux d’errance et de combats. Dès lors, Ti Jean L’horizon regorge de villages pour le conte des aventures du héros. La poursuite de la Bête le conduit jusqu’au village des Morts. Ti Jean « pénétra dans la Rivière-aux-feuilles et se débarrassa des plaques de boue qui le recouvraient. » 520 Avant de retrouver les terres d’Obanishé, il avait traversé des villages en franchissant des obstacles : « le village suivant lui offrit le même vide et la même absence ». 521 La conséquence des villages est de l’ordre du récit : dans Morphologie du conte, 522 Vladimir Propp a analysé les étapes de la structure du conte. Un récit d’événements qui peut avoir une structure ascendante ou descendante. Dans la première structure, il s’agit d’un manque à combler, jusqu’à la possession des objets recherchés. Le schéma contraire caractérise la structure descendante : l’objet possédé, au début du récit, est perdu, la perte constitue un échec des héros. Dans le conte de Ti Jean L’horizon, la poursuite de la Bête, l’objet à posséder, est le prétexte pour dévoiler les villages antillais et africains dans le texte. D’autre part, dans la société traditionnelle antillaise, la case symbolisait l’habitat de l’esclave. Lieu de distractions et de chants nostalgiques, la case perpétrait la succession des captifs. A la mort du père, le fils héritait la case qu’il léguera à sa descendance. Les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart abondent d’exemples, illustrant différents espaces de la case. Dans Pluie et vent…, Simone Schwarz-Bart replace cet espace de vie dans son contexte historique. La famille de Télumée habitait dans des cases depuis longtemps ; Amboise n’a jamais quitté la case peuplée dans le passé par ses parents, bien qu’il ait beaucoup voyagé. Pointe-à-Pitre, le village de sa naissance, n’aurait pas de signification sans la case, lien visible entre les générations, et symbole de la parenté solide :

‘« Né à la Pointe-à-Pitre, dans une petite case qui abritait trois générations de nègres, jusqu’à l’ancienne qui avait connu l’esclavage et montrait un sein marqué aux fers de son maître. » 523

L’espace de la case entretient des rapports avec le temps des Plantations et des Cannes. Mais la case dépasse sa fonction de foyer, son espace semble exprimer la recherche du temps d’autrefois : l’identité des esclaves était liée à la case, car leur univers extérieur s’opposait à la vie dans les habitations : dans les cases, à la limite des dortoirs, ils apaisaient paisiblement avec des chants la souffrance endurée dans les champs. C’était prendre pour une recherche de l’identité créole que décrire l’espace de la case dans Pluie et vent… Télumée, figure traditionnelle, et garante de la culture créole, avait habité dans la case de sa grand-mère Reine Sans Nom depuis la mort de cette dernière. Elle avait traîné la case de village en village à la recherche d’un « havre » de paix. Vivre dans la case de la grand-mère, pourrait signifier la pérennité de la tradition. Dans Pluie et vent…, cet espace semble avoir une autre signification : le symbole de l’univers créole et de la société antillaise. La case de Télumée renvoie à Fond-Zombi, microcosme de la Guadeloupe. Le plus frappant dans cette évocation, c’est le mélange des trois espaces insulaires, l’île, le village et la case :

‘« Un océan d’ombre encerclait le village, perdu au milieu de tout cela, comme une île. Je regardai Fond-Zombi par rapport à ma case, ma case par rapport à Fond-Zombi et je me sentis à ma place exacte dans l’existence. » 524

Les liens presque sacrés, qui relient les personnages à leurs cases, pourraient traduire « l’identié-racine ». Symbole de la terre et de l’enracinement, la case est le double de l’arbre, ils s’enfoncent tous les deux au fond de la terre. Identité et racine se joignent dans l’imaginaire de la case ; et le renoncement de cet abri signifierait le sacrifice de la culture ancestrale, l’offense des aïeux. On comprend les scènes d’exorcisme pour protéger la case de Télumée, en éloignant les mauvais esprits, comme durant une séance de vaudou. La case est personnifiée, purifiée par l’usage d’encens, de produits mystiques, d’objets sacralisés :

‘« Le lendemain à la première heure, grand-mère se munit de récipients de coco et les disposant autour de ma case, y fit brûler de l’encens, du benjoin, des racines de vétiver et des feuilles magiques qui produisaient une belle fumée verte, lente à se dissiper dans l’air, et qui entoura bientôt ma case d’un halo protecteur. » 525

Télumée largement attachée à sa case trouve son double dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé. Man Sonson, âgée de soixante-trois ans, vit éternellement à Rivière au Sel dans une case depuis sa naissance. Cette obsession vraie semble ridicule, car elle traduit le refus de l’ouverture, la mentalité « traditionaliste » de la femme créole, que représente Man Sonson. A sa mort, elle souhaiterait être enterrée près de sa case. L’image de la « racine »apparaîtcomme dans Pluie et vent…, justifiant les liens éternels entre l’individu et la case, même au-delà de la mort :

‘« J’aurais aimé qu’on m’enterre ici même derrière la case en bois du Nord que Siméon, mon défunt, a mise debout tout seul de ses deux mains, car c’était un vaillant Nègre, de l’espèce qui a disparu de la surface de la planète et on peut chercher son pareil à ses quatre coins. » 526

L’espace doublement symbolique de la case, lieu de vie et de mort, marque la présence des êtres absents, mais dans l’imagination des vivants ; on sait que dans quelques villages antillais, la mort est banalisée, les cimetières se trouvant derrière les cases. Durant les cérémonies funèbres on chante, danse et plaisante en l’honneur des défunts. Les habitants des villages défilent devant leur dépouille. Dans Un plat de porc…, par exemple, l’intérieur de la case se transforme en un lieu de mort. Man Louise, grand-mère de Mariotte, est à l’agonie, quand la narratrice, une des personnes qui l’assistaient, décrit la scène de mort. Des parallélismes apparaissent entre Traversée de la Mangrove, Pluie et vent… et un Plat de porc…, au niveau de l’invention symbolique de la case. La mort évoquée dans le premier roman et l’identité caractérisée dans le second se joignent, c’est pour donner une image allégorique de la case dans Un plat de porc… : la mort est déterminée par la délivrance, et elle survient dans la case, lieu de l’identité créole : « Tous les bataillons de la mort pouvaient envahir notre case » 527 , s’écrie Mariotte. Les membres de la famille « se sont approchés de la gisante, pour lui baiser la main, pendant que son restant d’âme était encore dans la case. » 528 Cette allégorie de la mort est moins significative dans Desirada de Maryse Condé, puisque les thèmes de la solitude et de l’enfermement indiquent l’espace de la case. Mais entre la mort et la solitude, Maryse Condé réduit les différences, quand elle enferme Reynalda et sa mère seules dans une case, perdue dans la forêt de la Désirade:

‘« J’habitais sur la « Montagne » avec ma maman. Sans frères ni sœurs. Rien que nous deux dans une case bancale sur un morceau de mauvaise terre, pierreuse, bordée de crotons, à deux pas d’un mapou gris. » 529

L’isolement paraît une mort en soi, mais elle traduit l’union entre l’homme antillais, descendant de l’esclave noir, et la nature. Le sentiment mystique de la nature hantait les esclaves, ils se réfugiaient dans la forêt qu’ils ont sacralisée selon la tradition ancestrale. Leur fuite peut expliquer l’isolement de la case, tout comme le village créole. Ces deux espaces renvoient à l’univers imposé, les Caraïbes ; en acceptant cette aire géographique, périlleuse à l’origine, les Antillais allaient construire leur identité au carrefour des villages et des cases :

‘« Quand le soleil s’est levé, j’ai couru sur la galerie et ce que j’ai vu m’a oppressée. Une masse d’un vert sombre d’arbres, de lianes, de parasites emmêlés avec ça et là les trouées plus claires des bananeraies. Veillant là-dessus, la montagne, terrible. J’ai pensé dans mon cœur - Bon Dieu, c’est là que je vais rester ! » 530

On sait que Simone Schwarz-Bart accordera à la case un autre motif dans Ti Jean L’horizon. L’identité évoquée dans Pluie et vent…, Traversée de la Mangrove et Desirada, ne symbolise pas la case dans Ti Jean L’horizon. L’espace de la case reflète le décor du roman ; c’est un élément de la description, bien que la case révèle l’univers traditionnel des Ba’Sonanqués, peuple primitif décrit dans Ti Jean L’horizon. Le récit des événements intègre la description des « cases croulantes à ciel ouvert, que soulevaient ça et là des cônes de termites crevant la surface du sol. » 531 Sans allusion à une thématique, qui pourrait être liée à la case, l’auteur a donné une image poétique de ce lieu de refuge et de sommeil profond: la nature sauvage et primordiale est parallèle au contexte des « cases croulantes » soutenues par des « cônes de termites » ; le rapport avec le conte marque cet espace traditionnel dans le roman, l’intrigue se déroulant dans la forêt. L’auteur décrit l’espace mythique des cases, dans le sens de la beauté et de la pureté, en les comparant à des femmes debout et habillées à l’occasion des cérémonies:

‘« Les cases ornées comme des jeunes filles en parade, avec des parois chaulées de frais, des portes flanquées de colonnades sculptées et enluminées de figures. » 532

Simone Schwarz-Bart offre dans Un plat de porc… la peinture colorée, trouble, mélangeant l’île et la nature, le village et les cases. La description révèle des fonds poétiques ; et de loin, recluse dans l’hospice, Mariotte distingue l’intimité avec les siens : « les visages étaient d’une proximité bouleversante ». 533 La correspondance avec la nature, « la montagne verte s’élevait à nouveau devant moi », 534 l’apparition brusque et soudaine de la terre natale, « le village m’est apparu », 535 recréent tout un univers si abandonné et lointain qu’il paraît maudit. La mer suscite la peur, attire l’admiration, reflète la beauté, et malgré tout, elle entretient la malédiction : « la mer trois fois maudite s’étirait nonchalamment au soleil, avec la coquetterie d’une belle qui obtient toujours son pardon. » 536 La description des espaces insulaires, l’île, le village et la case, pose la thématique de la perte d’identité, dans Un plat de porc…. L’évocation des lieux recherche le révolu, sous la forme de rêve, quand Mariotte retourne dans son propre univers géographique disparu. Ce procédé descriptif de l’île, du village et de la case, n’offre pas sa forme définitive ; il appelle à l’ouverture et à l’éclatement des espaces, créant leur continuité et leur prolongement dans d’autres pays.

Notes
484.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p.59.

485.

Ibid., p. 80.

486.

Ibid.

487.

Ibid., p. 16.

488.

Ibid.

489.

Ibid., pp. 16-17.

490.

Pierre Jourde, « Cythères mornes », L’île des merveilles, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 193.

491.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 11.

492.

Ibid.

493.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent..., p. 83.

494.

Ibid, p. 248.

495.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière… p.122.

496.

Ibid.

497.

Maryse condé, Traversée de la Mangrove, p. 29.

498.

Françoise Lionnet, « Traversée de la Mangrove de Maryse Condé : vers un nouvel humanisme antillais », in The French Review, Fevrier 1993, pp. 3-6.

499.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 9.

500.

Ibid.

501.

Ibid.

502.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p.42.

503.

Ibid.

504.

Ibid., p.103.

505.

Edouard Glissant, Le Sel noir, Paris, Seuil, 1959, p. 80.

506.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 262.

507.

Ibid.

508.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 18.

509.

Ibid, p. 39.

510.

Ibid., p. 19.

511.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 20.

512.

Ibid., p. 23.

513.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 55. 

514.

Ibid., p. 75.

515.

Ibid.

516.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 91.

517.

Ibid.

518.

Ibid.

519.

Maryse Condé, Desirada, p. 161.

520.

Ibid., p. 75.

521.

Ibid., p. 146.

522.

Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris Seuil, 1970.

523.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 221.

524.

Ibid., p. 129.

525.

Ibid, p. 162

526.

Maryse Condé, Traversée de la mangrove, p.81.

527.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p.98.

528.

Ibid., p. 96.

529.

Maryse Condé, Desirada, p. 62.

530.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p., 161.

531.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p.27.

532.

Ibid. P. 145.

533.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 91.

534.

Ibid.

535.

Ibid.

536.

Ibid.