b. Les espaces du dehors, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique

La structure des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart révèle des lieux différents des Antilles. Leurs héros parcourent d’autres espaces, en dehors des îles. D’origines créoles, les personnages découvrent l’ailleurs, la conquête engendre des enchaînements dans la narration : les racines insulaires repoussent dans d’autres espaces comme l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. L’Occident séduit et attire avec passion les personnages, l’Amérique paraît la terre d’errance de la diaspora antillaise. Et l’Afrique annonce la réalité dans les Antilles, en raison des rapports que structure la recherche des racines. En rappelant le triangle de l’esclavage, les trois espaces se rejoignent par les voyages réels et imaginaires des personnages. Les racines des Caraïbes dépassent les frontières insulaires, l’histoire des îles antillaises étant d’origines diverses. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart présentent des personnages conquérants, et qui imaginent des espaces traditionnellement en rapport avec leur Histoire. Les deux auteurs retrouvent ce qu’Edouard Glissant appelle « Tout-Monde ». Pour cet auteur, de nombreux endroits de l’Univers s’affrontent dans les Antilles, alors que Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart inventent d’autres espaces contribuant à l’ouverture. La notion de « Tout-Monde » pourrait être appliquée à Traversée de la Mangrove, Desirada, Moi, Tituba sorcière…, Les derniers rois mages, Ti Jean L’horizon, Un plat de porc… et Pluie et vent…, non pas dans le sens employé par Edouard Glissant, mais par rapport aux structures spatiales éclatées dans les romans cités. Aline Lechaume, en analysant l’identité territoriale des Caraïbes, approuve la théorie du « Tout-Monde », car la Caraïbe multiplie les influences en excluant l’espace consubstantiel:

‘« Il est possible d’envisager la Caraïbe en prenant un certain recul par rapport au concept de la racine unique. L’aire caribéenne apparaît comme un espace agencé autour des connexions multiples, sans que l’on mette pour autant de côté certains enracinements profondément ancrés dans la terre insulaire. » 537

Pour percevoir ces liaisons nombreuses, on peut voir l’image de l’Afrique dans la littérature antillaise, et notamment dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. L’Afrique, entre autres, terre d’origine des Antillais, oppose les romans des écrivains. Alors qu’il signifie le paradis perdu dans Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, et souligne les racines d’autrefois dans Heremakhonon de Maryse Condé, l’espace de l’Afrique est contesté par des écrivains qui s’élèvent contre le retour aux sources. Pour Edouard Glissant, le retour semble impossible, mais le détour qu’il imagine et propose, reconstruit l’espace africain. Les caractéristiques de cet espace imaginaire débordent dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : les auteurs mêlent les tendances au retour et le désir du détour. L’Afrique décrite, représentée et visitée par les personnages de Traversée de la Mangrove est sommaire dans la narration.Cyrille le conteur, effectuant un voyage réel en Afrique, dresse de façon concise le récit de sa promenade. Son voyage est révélateur, parce que l’Afrique est dénoncée dans ses valeurs, dans la mentalité des habitants qui excluent les étrangers selon la fiction créée par Maryse Condé. La filiation entre Cyrille, le voyageur, et les habitants qui l’ont chassé, est simple : le personnage est rejeté quand il a révélé ses origines antillaises : 

‘« Je serais bien resté là, moi, en Afrique. Mais les Africains m’ont donné un grand coup de pied au cul en hurlant : « Retourne chez toi » 538

Le retour en Afrique, défini par l’échec, explique la difficulté de retrouver l’espace des Ancêtres, qu’il faudrait gommer dans l’imagination ; son évocation lapidaire dans Traversée de la Mangrove ne démontre-t-elle pas l’intention de l’auteur de dédramatiser le retour aux origines africaines: la seule tentative de recréer l’espace africain, entamée par Cyrille, est accueillie par l’ironie des habitants de Rivière au Sel, raillant le conteur, comme s’ils voulaient lui souffler dans l’oreille son audace et sa folie. L’imaginaire leur suffit pour évoquer l’Afrique, car les habitants de Rivière au Sel semblent oublier cet espace, n’apparaissant que dans des allusions aux origines biologiques de leurs grands-parents :

‘« Ma mère Térésa, que le sang d’aïeul africain noircissait tout autour de la bouche, m’a attiré dans le cabinet où il passait ses jours et ses nuits, araignée enveloppée dans la toile de ses calculs d’affaire. C’est alors qu’elle m’a remis les papiers qui racontaient l’histoire de notre famille. » 539

Le contexte de Traversée de la Mangrove réduit l’espace d’Afrique, que Maryse Condé décrit dans Les derniers rois mages ou Desirada. A l’intérieur de la narration, les ressemblances entre les personnages de ces romans disparaissent : les habitants de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove racontent l’espace d’autrefois, alors que les personnages des Derniers rois mages et Desirada l’explorent à l’intérieur des actions mythiques. La fiction choisie dans Traversée de la Mangrove restreint les espaces romanesques, limités à la place du deuil ; des personnages en délire évoquent en revanche le départ des habitants qui ont quitté le village:

‘« Au jour d’aujourd’hui, pas une famille qui n’ait sa branche en métropole. On visite l’Afrique et l’Amérique. Les Zindiens retournent se baigner dans l’eau de leur fleuve et la terre est aussi microscopique qu’une tête d’épingle. » 540

Les derniers rois mages freinent cette fiction désignée dans Traversée de la Mangrove, son intrigue consacre une grande partie à l’Afrique dans le royaume d’Abomey, grâce aux Cahiers de Djeré. Le voyage littéraire, qu’il entreprend,décrit l’espace idyllique et à la fois démenti de l’Afrique. On découvre dans ses Cahiers la nature vierge, sacrée, pure, et la forêt tropicale dans laquelle « il n’y a pas de saison sèche. L’eau est partout. Elle tombe d’en haut, elle flotte dans l’air, elle clapote sur la terre où les larves pullulent. » 541 L’imaginaire décrit la période antérieure, l’espace des origines, quand la forêt « cognait le ciel et arrêtait la lumière du soleil ou de la lune. » 542 L’allégorie de l’Afrique, avant la Colonisation et l’occupation, se lit dans les origines de la nature, créant un espace « idéalisé », non pas par tous les personnages, mais par Djeré, le seul obsédé de l’histoire africaine qu’il récupère à travers l’espace et la nature : « la forêt ! Tout commence par là ! Tout finit par là ! », 543 écrie-t-il dans ses Cahiers pour marquer le début et la fin de la colonisation. La forêt, symbolique pour Djeré, semble le motif spatial de la terre de ses Ancêtres qu’il revendique avec passion. Aussi refuse-t-il tout contact avec la réalité antillaise, qu’il semble rejeter, en se réfugiant illusoirement dans l’univers des animaux sauvages, et dans l’exaltation de la ramée, sa vraie terre natale, et celle de son père, avant sa dégringolade :

‘« Pendant les deux années qu’il vécut dans la forêt, les animaux rendirent chaque jour hommage à mon père. Les éléphants dont la peau grise est craquelée comme la boue d’un lac desséché, les butors tachetés, les girafes dont la tête se balance comme un fruit au bout de sa branche, les zèbres, les gazelles dama, les antilopes, tous les rapaces diurnes et nocturnes, et même les lions à pelage couleur de papaye mûre. » 544

Entre Les derniers rois mages de Maryse Condé et Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart, les ressemblances sont frappantes : la forêt sauvage dans le premier roman se transforme en espace de mystères dans le second texte. Les différences tiennent dans le retour en Afrique, réel et vécu dans Ti Jean L’horizon, et imaginaire dans Les derniers rois mages ; mais dans les textes, le retour, qu’il soit réel ou fictif, signale la conquête de l’espace africain, d’une part, par les rêves de Djeré et, d’autre part, par le voyage effectué par Ti Jean. La nature farouche et vierge, décrite dans Les derniers rois mages, apparaît de façon différente dans Ti Jean L’horizon. Le héros de Simone Schwarz-Bart « aimait la chute brutale des nuits d’Afrique » 545 , en écoutant le soir « le bruissement paisible qui tombait des étoiles, en pluie harmonieuse, chaque jour plus proche, et la rumeur des humains sur la colline, chaque jour plus lointaine… » 546 L’espace de la nature offre le royaume des Ba’Sonanqué. L’auteur fait allusion à l’organisation de la société et à ses coutumes. Accusé de sorcellerie comme Tituba dans Moi, Tituba sorcière…, Ti Jean est jugé par le roi devant une foule dégénérée et au pied du « baobab de palabres » 547 . La sentence du roi exige le châtiment de Ti Jean : « les gens l’entraînèrent vers le champ de lapidation, où il creusa un trou jusqu’à hauteur de sa taille. Il s’y tint debout, les mains libres. » 548 Cette coutume ancestrale se rapproche de la nature baroque et familière, qui représentait le roi Béhanzin au milieu des animaux dans Les derniers rois mages.

Simone Schwarz-Bart et Maryse Condé tracent dans Ti Jean L’horizon et Les derniers rois mages des espaces traditionnels qui forment des royautés soutenues par des pouvoirs surnaturels dans le premier roman, et détruites lors de la colonisation dans le second. Alors que Simone Schwarz-Bart cherche à imposer un roman antillais, hors de l’espace des Caraïbes, l’histoire se passant en Afrique, Maryse Condé construit le personnage Djeré: ridicule dans la revendication du royaume de son ancêtre roi déchu, et étrange dans la peinture du milieu africain qui s’oppose au contexte géographique des Antilles. L’image de l’Afrique dans Ti Jean l’horizon et Les derniers rois mages offre donc deux visions opposant les auteurs. Simone Schwarz-Bart semble revendiquer des valeurs passées dans l’espace de l’Afrique, Maryse Condé démythifie l’espace originel, mais avec une souplesse telle la construction du personnage voulant reconquérir par l’imaginaire le milieu primitif. Dans un Entretien, «L’Afrique, un Continent difficile», Maryse Condé confirme l’illusion des personnages nostalgiques et aveuglés, de plus, elle dénie au continent noir tout fondement d’une quelconque identité antillaise à retrouver ; ce n’est qu’un mythe, la croyance aux origines lointaines. L’Antillais risque à jamais d’être enfermé dans la torpeur et dans la passivité capables d’entraver son existence dans la géographie antillaise :

‘« Pendant un temps, les Antillais ont cru que leur quête d’identité passait par l’Afrique. C’est ce que nous avaient dit des écrivains comme Césaire et d’autres de sa génération ; l’Afrique était pour eux la grande matrice de la race noire et tout enfant issu de cette matrice devait pour se connaître, fatalement, se rattacher à elle ; En fin de compte, je pense que c’est un piège, et je suis pas la seule à le penser actuellement. » 549

Maryse Condé développera la vision dans Desirada : en reprochant à Djeré son audace de « conquérant », l’auteur allait poser dans Desirada les problèmes du post-colonialisme en Afrique. Le roman se déroule dans l’île de la Désirade à la Guadeloupe, des images caractérisent l’Afrique par des allusions. L’auteur ouvre des parenthèses sur le continent, la narration se déploie dans l’espace politique : les indépendances en Afrique, et les nouvelles élites politiques, n’offrent pas de belles images dans Desirada. Les dirigeants abusaient du pouvoir, lorsque le peuple vivait dans la pauvreté. Pour Maryse Condé, le despotisme, la prospérité personnelle, l’abus de deniers publics, ont remplacé les valeurs traditionnelles de solidarité et de « communautarisme ». La vision paraît aussi critique que celle fournie dans Les derniers rois mages : les valeurs étant renversées, elles peuvent expliquer le contexte des Antilles ; la crise politique, évoquée dans l’espace de l’Afrique, rappelle celle des pays francophones. Il faut voir dans l’espace décisif des continuations dans les Antilles. Bien qu’étant colonisées jusqu’à présent, les Antilles se rapprochent de la crise évoquée dans Desirada :

‘« De nos jours, le mot de famille n’avait plus de signification. Ni celui de tribu. Ni celui d’Afrique d’ailleurs. Car l’Afrique n’était plus l’Afrique. Elle était devenue le royaume des ténèbres et des vautours. » 550

On retiendra l’espace absent de l’Afrique dans Moi, Tituba sorcière…de Maryse Condé, publié en 1986, six ans avant Les derniers rois mages, et onze ans avant Desirada. Outre la diversité des thèmes dans les œuvres de Maryse Condé, l’explication tiendrait dans les cycles différents de ses romans : Moi, Tituba sorcière… décrit l’époque de la colonisation et de l’esclavage, tandis que Les derniers rois mages, Desirada et Traversée de la Mangrove, traduisent la période d’ouverture et des voyages de l’auteur. On comprend pourquoi dans Moi, Tituba sorcière… l’auteur délaisse le retour en Afrique, l’action et l’intrigue se déroulant à la Barbade, île de la Guadeloupe, puis à Salem, village de Boston en Amérique du Nord. L’imagination des personnages expose des scènes rappelant des coutumes africaines. La polygamie, évoquée par le Pasteur pour justifier le mariage entre John Indien et Tituba, n’expose pas un élément de l’espace de l’Afrique, mais elle souligne l’imaginaire de la région :

‘« En Afrique, d’où nous venons tous, chacun a droit à son comptant de femmes, à autant d’entre elles que ses bras peuvent étreindre. » 551

Maryse Condé ne serait pas le seul auteur à abandonner l’espace de l’Afrique. Simon Schwarz-Bart, qui avait donné dans Ti Jean L’horizon une image littéraire du continent, changera de cadres romanesques dans Pluie et vent… et Un plat de porc… Le retour en Afrique n’apparaît pas dans l’intrigue des romans. Les raisons ne sont pas les mêmes qu’avec Maryse Condé, car pour Simone Schwarz-Bart, le cycle de la créolité, c’est-à-dire la peinture du milieu insulaire, remplace toute évocation ou vision de l’Afrique, qu’elle avait célébrée néanmoins dans Ti Jean L’horizon.

L’Europe attire les personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart comme dans la réalité, les Antillais émigrent vers le continent. Le départ prompt des personnages audacieux crée dans les romans la dilatation de l’espace d’une part et la multiplication des actions d’autre part. En traversant la mer, les personnages délaissent leurs coutumes, l’imagination des auteurs explorent également comme dans l’errance des lieux nouveaux : les actions s’y déroulant sont différentes, car les contextes étant distincts, l’Europe réalise, sanctionne ou condamne les rêves des personnages, lorsqu’ils vivaient aux Antilles. Pourquoi Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart promènent-elles leurs personnages jusqu’en Europe, précisément en France, symbole de la mère patrie, parce qu’étant l’ancienne colonisatrice ? Et quels seraient les motifs d’un tel « exode » littéraire? Entre les objectifs des auteurs et les raisons de leurs personnages, il y a des aspects psychologiques, car en quittant leur île, les héros avaient des désirs profonds : la recherche de la liberté, la réussite sociale, la dénégation des traditions étouffantes, parce qu’elles enferment l’individu dans des valeurs culturelles archaïques. On comprend la fascination de la France pour les personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ; elles semblent construire un espace de mythe, leurs personnages étant à la fois séduits par l’ailleurs et oppressés dans l’île. Dans Pluie et vent…, Amboise avait quitté la Guadeloupe pour aller en France, voyage motivé par le thème du savoir, ou la recherche de celui-ci. Son retour à la Guadeloupe est triomphal et plein de succès. Amboise est devenu le dirigeant amplement révolutionnaire de la grève des ouvriers de l’Usine. Il n’était parti en France que pour apprendre l’art de parler, de convaincre et de diriger : la logique lui correspond et l’esprit cartésien dicte ses discours de révolte, en tant que guide moral et intellectuel de tous les ouvriers insurgés :

‘« Amboise était le seul homme qui avait voyagé, le seul qui puisse trouver, en français de France, les mots qui charmeraient tout en mettant en évidence la résolution du nègre. » 552

Le voyage d’Amboise est achevé dans le temps, alors que l’action du roman continue ; le récit de Télumée rappelle cette période vécue dans la Métropole. Mais les conséquences du souvenir entraînent la progression des événements et aboutissent à leur dénouement : à son retour de France, Amboise deviendra tout autre, le militant prend la place de l’ouvrier qu’il était. Ce personnage de Simone Schwarz-Bart ressemble à Lucien Evariste de Maryse Condé dans Traversée de la Mangrove. Comme dans Pluie et vent…, l’espace studieux de Paris est évoqué dans la narration par Lucien Evariste lors de son témoignage. Les études poursuivies à Paris entraînent de même la prise de conscience du personnage. L’esprit révolutionnaire avait hâtivement pénétré Lucien Evariste, « alors qu’il était un sage étudiant à Paris, licence de lettres classiques. » 553 L’espace de l’Europe, lieu d’instruction mais aussi d’éveil politique, idéologique, influence profondément Amboise de Simone Schwarz-Bart et Lucien Evariste de Maryse Condé. Mais Lucien Evariste que Maryse Condé présentait comme « un pilier de la contestation étudiante tous azimuts », s’était fait « arraché la moitié de l’oreille d’un coup de matraque » 554 durant une manifestation d’étudiants à Paris. Son retour au pays natal rappelle celui d’Amboise dans Pluie et vent… L’esprit de révolte, né dans l’espace d’apprentissage, se développe à la Guadeloupe, mais de façon différente, car les deux personnages adoptent des moyens divergents :

L’arme révolutionnaire du personnage de Maryse Condé passe par l’écriture et le journalisme, quand le personnage de Simone Schwarz-Bart s’engage dans la lutte ouvrière. Considéré comme un « sacré éditorialiste », Lucien Evariste racontait « la vie des héros, martyrs, patriotes, leaders, grandes figures disparues » 555 Il voulait écrire mais en vain un roman qui raconterait l’histoire des « Nèg mawon » ou une « chronique romancée de la grande insurrection du sud de 1837. » 556 L’intrigue inventée dans Pluie et vent… et Traversée de la Mangrove, paraît tout autre dans Desirada de Maryse Condé. Les rappels ne caractérisent plus l’espace parisien, mais celui-ci participe à l’action dans Desirada, lorsque l’auteur décrit des scènes dans les rues de Paris. Les personnages, originaires des Antilles et d’Haïti, empruntent le chemin de l’Occident, et la Guadeloupe, point de départ du récit, s’efface au cours de la narration. L’espace de l’Europe séduit les personnages antillais, fuyant la misère, l’exploitation ouvrière, la domination des femmes. Ludovic, prototype du personnage errant, « avait laissé loin derrière le malheur sans fond d’Haïti » pour « enjamber la frontière jusqu’à Paris. » 557 Le père de Ludovic avait également « quitté Haïti pour Ciego de Avila à Cuba où la paye des ouvriers du sucre était bien meilleure. » 558 L’univers parisien ressemble au paradis pour les personnages. La fuite du pays constitue la recherche d’un équilibre social et moral : « L’ambition et surtout la fascination qu’opère sur les esprits le mythe d’une Europe savante, riche et heureuse où tout semble facile. » 559

L’analyse de Nicole Goisbeault porte sur les mythes de l’Europe, continent de providence au regard des anciens colonisés. Maryse Condé ne décrit pas l’Europe mythique, mais elle construit des actions, dans lesquelles les personnages se soumettent à leur destin, les conduisant hors de leur île. Elle ne privilégie pas davantage la fatalité, car la soumission étant une recherche, les personnages tirent du départ vers l’Europe l’expérience du métissage : « la quête poursuivie par le « héros » est celle du savoir, de la prospérité ou plus simplement du modernisme. » 560 Pour comprendre le métissage, il faut voir le parcours de Reynalda, héroïne de Desirada : en retrouvant à Paris la liberté, qu’elle avait perdue aux Antilles, Reynalda construit l’identité féminine, dévouée qu’elle est à la condition des femmes. Desirada métisse les espaces, Antilles et Paris, mais le mélange des valeurs semble plus frappant, lorsque Reynalda se libère dans l’univers romanesque de Paris. Travaillant à la mairie, comme assistante sociale, sa spécialité était les femmes battues, violées ou terrorisées par les maris :

‘« Africaines du nord ou du Sud Sahara, Antillaises de Guadeloupe comme Martinique, Réunionnaises, abandonnées par des amateurs de chaire plus fraîche, humiliées, malmenées, battues, violentées. » 561

Maryse Condé a créé un nouvel espace romanesque dans la littérature antillaise, mais Reynalda a trouvé les moyens d’adaptation en s’appropriant l’univers parisien, et en trouvant des liens entre l’espace abandonné, les Antilles, et celui qu’elle a retrouvé, la France : les rapports traduisent l’exotisme à l’envers, car le personnage antillais transforme l’ailleurs en terre à explorer, à visiter, et à découvrir, c’est pour retrouver l’identité :

‘« Il s’agit donc d’exotiser la France, de révéler son étrangeté (la transformer en un là-bas) et de construire une identité créole avec ses critères d’authenticité (un ici) ; en un mot, d’établir des rapports culturels inspirés d’un nationalisme îlien, proche des nationalismes européens et de leur vision de l’exotisme. » 562

Il y a comme une insatisfaction d’être soi, dans cet exotisme défini par Nathalie Schon, un désir profond de comprendre l’Autre, différent et semblable, puisque l’Antillais est aussi citoyen français :

‘« Cette ambiguïté se traduit par une volonté d’assimilation dans une société française qui conserve pourtant une part d’exotisme. L’extériorisation du regard crée un sentiment d’être étranger à soi-même (puisque l’Autre est à la fois moi et autre : à la fois Antillais et citoyen français). » 563

Simone Schwarz-Bart dans Un plat de porc… a démontré les périls de l’assimilation, et l’analyse de Nathalie Schon ne peut pas expliquer la défaite de Mariotte dans l’espace de l’Europe. Paris est un dégoût dans Un plat de porc… Le thème du départ vers l’Europe aboutit à un échec regrettable de Mariotte. Le mythe colonial de l’espace occidental s’effondre. Mariotte sombre dans un trou, métaphore de la ville parisienne. Voilà qu’elle implore sa Martinique natale :« Celle que j’ai connue me parlait toujours en créole ; elle doit bien savoir que l’eau ne monte pas les collines et que je ne comprends pas le français de France. » 564

La désolation caractérise l’hospice, lieu maudit de séjours pour Mariotte. Elle démythifie l’attachement à l’espace européen. Un plat de porc… crée un écart entre l’espace imaginé avant le départ, et l’espace réel à l’arrivée, marqué par le gouffre, l’angoisse et la crainte, mais encore par l’antipathie et la désillusion ; pour en sortir et oublier les soucis dans l’espace nouveau, la lecture semble nécessaire :

‘« Remontée dans le dortoir, je me couchai à même les couvertures avec l’intention de fuir dans l’un de ces romans qui traînent depuis plusieurs mois sur ma table de nuit. » 565

La lecture est perturbée par le sentiment d’être transplantée dans un autre espace, de voir disparaître les rêves : « Je ne pus lire au-delà de quelques lignes : toutes ces pensées d’Européens me rebutaient ; je n’y pouvais plus entrer, comme on s’arrête à la porte d’une illusion trop connue. » 566 Dès lors, Un plat de porc… se transforme en un livre de lamentations, et l’espace romanesque, un lieu de contestations, car Paris détrompe Mariotte, isolée dans le temps et l’espace européens qu’elle maudit, en se culpabilisant elle-même :

‘« Alors soulevant mes lorgnons, je frappai mes paupières du poing et me retrouvai assise sur le lit, volontairement réduite au présent, avec ce caillot de vin aigre dans mon ventre et la folie des corbeaux qui déchiraient à nouveau ma gorge de leurs croassements ; là, tout simplement, sans désirs, sans souvenirs, sans pensées d’aucune sorte, à jamais perdue au milieu du monde obscur et froid des Blancs. » 567

Les motifs et les décors changent de Un plat de porc…à Ti Jean L’horizon. Simone Schwarz-Bart ne retiendra pas les caractéristiques du premier roman dans le second. Les répugnances ressenties à Paris par Mariotte dans Un plat de porc…sont inexplorées dans Ti Jean L’horizon. La représentation de l’espace européen soutient, cette fois, l’errance du héros, parce que le conte s’élargit jusqu’au territoire du Colonisateur. Le récit perturbe le cadre, une fois que Ti Jean, en apparence « mi-homme mi-oiseau », plane au-dessus de la Métropole. L’espace exotique réapparaît, et il s’agit de l’exotisme littéraire, qui amène l’auteur à décrire l’univers nouveau. On ne pourrait pas sous-estimer le séjour réel et effectif de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart en France, durant leurs études et lors des voyages. L’espace leur donc est familier, et elles l’ont redécouvert dans leurs romans. Les auteurs mêlent à présent l’expérience à l’imagination proche de l’exotisme ; Simone Schwarz-Bart a dévoilé le mélange dans Ti Jean L’horizon, en décrivant les impressions séduisantes de Paris, idéalisée par les habitants de Fond-Zombi :

‘« Le haut de la ville était entouré de soldats en uniforme, même pareils que ceux de la garnison de Basse-Terre. Les maisons y étaient grandes et belles, les rues larges, propres, bien dignes de ce qu’on avait toujours pensé de la métropole à Fond-Zombi. » 568

Les structures spatiales se répètent, elles ne se figent pas dans l’univers de l’Europe ni de l’Afrique. En métissant les espaces des romans, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart n’avaient pas omis l’univers géographique des Caraïbes, une partie géographique de l’Amérique. Les deux espaces se rapprochent, les histoires étant semblables et homogènes depuis la Conquête et la Colonisation, respectivement des Espagnols et des Français. Le peuple indien chassé, l’esclavage des Noirs fut instauré en Amérique, et la Colonisation allait partager le continent ; mais les espaces liés historiquement se rapprochent : les Caraïbes, les Antilles et l’Amérique forment un espace unifié dans les fictions que créent Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. La conquête de l’Amérique, par les personnages antillais, établit un espace littéraire nouveau, aussi symbolique que celui de l’Afrique ou de l’Europe. Cette conquête se justifie par l’Espace perdu, que les personnages récupèrent dans Traversée de la Mangrove, Desirada, Moi, Tituba sorcière…, Les derniers rois mages et Ti Jean L’horizon. L’espace insulaire s’élargit, jusqu’aux racines de l’Amérique latine ou du Nord. Dans Littératures postcoloniales et francophones, Jean Bessière et Jean-Marc Moura affirment que dans le contexte des Antilles « l’espace des îles est tantôt l’espace de l’histoire continue […] tantôt celui de l’histoire à reconstruire. » 569 Les îles créoles ont des racines diverses et lointaines. Leurs histoires entretiennent des rapports avec la diaspora noire, la culture amérindienne et ibérique. La conquête de ce nouveau monde, imaginée par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, tient dans cette vérité littéraire : la communauté antillaise « recompose, dans la continuité de son histoire retrouvée, ses propres espaces. » 570 Desirada, Traversée de la Mangrove et Les derniers rois mages, écrits par Maryse Condé, peuvent justifier la conquête de l’Amérique par les personnages. Marie-Noëlle, une des héroïnes de Desirada, a suivi son ami Stanley jusqu’à Boston en Amérique. L’espace du roman est éclaté, et il s’enracine dans le contexte social et culturel de l’Amérique. Dans la banlieue de Camden Town, située à Boston, Marie-Noëlle rencontre des « immigrés venus de toutes les îles de la Caraïbes ou des pays de l’Amérique latine. » 571 Elle s’étonnait du fait que dans « les magasins, on parlait souvent l’espagnol ou le créole haïtien. » 572 Ce personnage aurait retrouvé l’espace authentique, et la fin du roman justifie l’idée : Marie-Noëlle s’installera en Amérique, elle ne retournera pas aux Antilles. Elle occupe un poste de professeur en littérature francophone. Le personnage célèbre sa réussite sociale par l’observation triomphale du milieu universitaire. L’euphorie de l’héroïne est exprimée par l’arrivée du printemps :

‘« Par les fenêtres de mon bureau perché au quatrième étage de l’université, j’aperçois la Charles River, ruban blafard, entre ses rives qui ne se décident pas au dégel. D’après le calendrier, le printemps n’est pas loin. […] Je me sens comme une personne qui relève d’une grave maladie. » 573

Spéro et Debbie avaient quitté dans Les derniers rois mages l’île de la Pointe pour vivre à Crocker Island à Charleston. La Guadeloupe ne répondait plus aux ambitions artistiques de Spéro. Il se lance dans la conquête de l’Amérique. La peinture, comme art, est le moyen de conquérir le continent. Spéro préparait au goût de ses admirateurs « une exposition pour marquer son irruption dans le monde pictural américain» 574  ; c’est pour l’affirmation d’une identité culturelle afro-américaine. Il rejoint le mouvement des intellectuels et artistes noirs américains. C’était prendre pour l’identité que d’intégrer les associations de culture afro-américaine. Autre preuve de l’espace conquis : son exposition avait eu lieu dans une galerie, située au centre « littéraire et artistique du tout-Charleston noir. » 575 L’espace littéraire de l’Amérique, lieu de lutte et de revendication identitaire, possède et enferme les personnages des Derniers rois mages. Debbie milite dans une association qui défend les droits de l’Homme et réhabilite la dignité féminine : « les amis et les collègues de Debbie se réunissaient entre femmes pour aborder des sujets fort sérieux comme les violences meurtrières. » 576

Traversée de la Mangrove présente, contre les modèles de Desirada et Les derniers rois mages, la conquête imaginaire de l’Amérique. Les habitants de Rivière au Sel, présents durant l’enterrement, ont une image illusoire de l’extérieur. L’Amérique, pays des rêves, disparaît dans l’action du roman, mais sa permanence dans l’esprit des personnages engendre le mirage : « on visite l’Afrique et l’Amérique », 577 chante Léocadie Timothée, qui n’est jamais sortie de Rivière au Sel. Désinor l’Haïtien venu habiter à la Guadeloupe rêve de quitter l’île. L’espace imaginaire et inaccessible est New York : « dans son esprit, il se voyait foulant le pavé de New York qu’il connaissait déjà par les lettres de Carlos (son frère) ». 578 Aussi la claustration dans l’île ne déclenche-t-elle pas des désirs évasifs. Au milieu de la nuit, Désinor l’Haïtien « allongeait ses os sur une cabane et rêvait de New York qu’il ne connaîtrait jamais, il le voyait. » 579 L’ironie de l’auteur est blessante et féroce: Maryse Condé exhibe les fantasmes des personnages, elle les a créés simplement pour les enfermer dans la geôle de Rivière au Sel, seul le rêve est permis ici et maintenant. L’ailleurs rêvé, l’Amérique, souligne leurs obsessions, leur passion interdite et coupable. Dans les trois romans de Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent.., Un plat de porc…, Ti Jean L’horizon, la conquête de l’Amérique, décrite dans presque tous les romans de Maryse Condé, oppose les auteurs. Simone Schwarz-Bart n’évoque pas des allusions à l’Amérique comme espace littéraire, ses personnages n’effectuent pas de voyages, quels soient réels ou imaginaires, vers ce continent contrairement à ceux de Maryse Condé. L’attachement de Simone Schwarz-Bart aux racines créoles, pourrait expliquer l’absence d’évocation. Elle explore « l’âme » des Antilles, la vie paysanne et la mentalité villageoise, alors que Maryse Condé élargit les perspectives et éclate les thèmes. Moi, Tituba sorcière… de Maryse Condé laisse voir comme dans un film de western la ville de Boston en Amérique, dédoublement de l’espace créole, la Barbade. Et pourquoi Simone Schwarz-Bart n’avait-elle pas recherché un lieu qui pourrait doubler Fond-Zombi dans Pluie et vent… ?

Notes
537.

Aline Lechaume, « Repenser la Caraïbe : constructions culturelles et identité territoriale », Identités Caraïbes, Actes du 123 e Congrès des sociétés historiques et scientifiques, section histoire moderne et contemporaine, Antilles-Guyane, 6-10 Avril 1998, Editions du Comité des travaux historiques et scientifiques, sous la direction de Pierre Guillaume, 2000, pp. 269-273.

538.

Maryse condé, Traversée de la mangrove, p. 154.

539.

Ibid., p. 181.

540.

Ibid., p. 140.

541.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 90.

542.

Ibid., p. 89.

543.

Ibid., p. 250.

544.

Ibid., p. 252.

545.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 183.

546.

Ibid.

547.

Idem., p. 188.

548.

Ibid.

549.

« L’Afrique, un continent difficile », Entretien avec Maryse Condé par Marie-Clotilde Jacquey et Monique Hugon, in Notre Librairie, Caraïbe II, n°74, 1986, pp.21-25.

550.

Maryse Condé, Desirada, p. 263.

551.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p.57.

552.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 228.

553.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 216.

554.

Ibid.

555.

Ibid. P.217.

556.

Ibid.

557.

Maryse Condé, Desirada, p.38.

558.

Ibid.

559.

Nicole Goisbeault, « Mythes Africains », Dictionnaire des mythes littéraires, Sous la direction du Professeur Pierre Brunel, Paris, Editions du Rocher, 1988, pp. 43-49.

560.

Ibid.

561.

Ibid., p. 42.

562.

Nathalie Schon, L’auto-exotisme dans les littératures des Antilles françaises, Paris, Editions Karthala, 2003, p. 19.

563.

Ibid., p. 11.

564.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 43.

565.

Ibid., p. 34

566.

Ibid.

567.

Ibid., p. 35.

568.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p.228.

569.

Jean Bessière et Jean-Marc Moura, Littératures postcoloniales et francophones, Conférence du

Séminaire de littérature comparée de l’Université de la Sorbonne-Nouvelle, op.cit., p. 10.

570.

Ibid.

571.

Maryse condé, Desirada, p. 105.

572.

Ibid.

573.

Ibid., p. 279.

574.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 103.

575.

Ibid.

576.

Ibid., p. 279.

577.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 140.

578.

Ibid., p. 199.

579.

Ibid., p. 201.