c. Les rapports entre les espaces de l’intérieur et du dehors

En représentant différents espaces dans leurs romans, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart avaient glissé quelques détails importants qui pourraient être des liens. Bien que les lieux transposés ne soient pas les mêmes, des particularités les rapprochent : elles justifient les enchaînements entre les espaces des romans. Dans lesquels les personnages dépeignent les rapports, parce qu’ils parcourent tous les espaces ; leur geste génère l’intrigue des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Leur aventure s’accorde avec les lieux, qu’ils soient l’île, le village et la case, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Une forme d’attache consiste à voir dans Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart les épisodes du conte, de la Guadeloupe au village de Wademba en Afrique. Transcender Fond-Zombi, Valbadiane, La Roncière, villages de Guadeloupe, fut la volonté de Ti Jean, qui rêvait à son jeune âge de découvrir l’Horizon. L’auteur conforte le souhait du héros, et l’intrigue mise en place recouvre les frontières franchies non sans sacrifice, depuis les errances dans la forêt abandonnée de Fond-Zombi : « Ti Jean errait de longues heures dans les sous-bois sombres et frais, feignant de s’intéresser à la cueillette. » 580 La passion du déplacement lui venait du mouvement des canards qu’il observait sur les eaux de la rivière, ou de la transformation des astres parcourant le ciel. En comparant son héros à des êtres vivants et à des éléments de la nature, Simone Schwarz-Bart unifie les espaces ; les parallélismes révèlent les distances abolies, perçues comme cadre commun d’existence :

‘« Il pouvait demeurer des journées entières à l’affût, dans la boue d’un marais, intrigué par ces bêtes qui avaient la régularité des astres et semblaient contempler de là-haut la course de tout l’univers… » 581

La similitude entre les Antilles et l’Afrique se lit dans le Cosmos, espace unique, et les étoiles évoqueraient les voyages de Ti Jean L’horizon. Même la figure de la Bête, monstre démesuré, interprète l’espace infini : l’animal « avec un œil sur Fond-Zombi et l’autre sur la mer » 582 construit des liens entre la Guadeloupe et l’univers, reliés par la mer, espace fluide, caractéristique de tous les pays du monde. Cette vaste surface maritime réunit dans Desirada de Maryse Condé des hommes venus de continents différents. Des marins, des pêcheurs, arrivés d’Asie, d’Amérique et d’Europe, se croisent dans un restaurant à Tribord Bâbord, situé au Bas de la Source en Guadeloupe : l’ auberge maritime est un lieu symbolique, parce que représentant les espaces du monde qui s’effacent et se transforment en une taverne de rencontre. Ranélise, « cuisinière à Tribord Bâbord, un restaurant de peu d’allure, mais de bonne chère et de bonne réputation, sis au Bas de la Source » 583 , était la mère adoptive de Reynalda. Qui aurait deviné que cette enfant adoptée, par une femme rencontrant en permanence des personnes venues d’ailleurs, aurait le destin analogue à ces marins voyageurs ? Au début du roman, l’espace cadré aux contours de la Désirade est inversé, comme un miroir, à la fin du roman. L’enfant succède à la mère, en prenant le rôle du voyageur qui découvre l’univers, à son goût, et elle renouvelle l’ancienne habitude de sa marâtre : la cuisinière qui recevait des clients, mélangés dans leur origine, est devenue, symboliquement, l’assistante sociale des femmes émigrées, évoquée antérieurement. On voit comment à travers les personnages et leurs actions, les auteurs tissent des liens entre les espaces.

Le pays natal, autre forme de rapport entre les espaces de l’intérieur et du dehors, peut être le symbole de ces attaches. Les racines ethniques rappellent les liens affectifs et culturels entre l’individu et son pays. Leur rupture, entraînant l’acculturation ou le déracinement, signale les divergences de connotations entre les espaces : les auteurs démontrent les difficultés à joindre les distances de l’île et du dehors. Il y a des liens de complémentarité entre l’identité et le lieu d’habitation, si ce dernier demeure dans l’espace autochtone de l’île. Hors de l’île, l’identité semble incroyable, les fidélités étant impossibles : quelques personnages ont choisi le camp des insulaires. L’autre camp, l’espace ouvert, s’oppose aux rôles que les auteurs attribuent aux personnages. Les rapports entre les espaces ne sont pas donc complémentaires à tous les niveaux: dans Moi, Tituba sorcière… de Maryse Condé, le personnage principal exprime l’attachement à son pays natal. Bannie de l’île de la Barbade, espace habituel et identitaire, Tituba rêve d’y retourner. L’héroïne oppose la Barbade, symbole du bonheur et de la paix, à l’Amérique, terre de souffrance et de persécution du personnage. Sa déportation en Amérique soulève des interrogations et déclenche des résignations : « mon esprit pourrait-il retrouver le chemin de la Barbade ? Et même s’il y parvenait, serait-il condamné à errer 584 L’harmonie avec la nature de l’île engendre néanmoins le paradoxe, l’héroïne éprouve la peine de joindre « ici et ailleurs ».

Tituba est comme envoûtée par sa terre natale, quand elleimagine la contrée : « pas un de ses sentiers que je n’aie parcouru. Pas un de ses ruisseaux dans lequel je ne sois baignée 585 La connaissance de la nature de l’île traduit la conscience de soi et l’identité morale de l’héroïne, contrairement à sa « longue solitude dans les déserts d’Amérique. » 586 Autre particularité de l’opposition des espaces : tous les personnages exilés dans le lieu différent, transplantent leurs habitudes, comme s’ils voulaient recréer mentalement leur territoire à l’intérieur de la sphère des détracteurs. Ils doublent l’espace des Maîtres en Amérique, bravant de la sorte les interdictions : c’est pour manifester leur adaptation impossible, la permanence de l’espace d’autrefois, celui de l’île de la Barbade :

‘« Malgré les interdictions de Darnell, le soir, les hommes enfourchaient la haute monture des tam-tams et les femmes relevaient leurs haillons sur leurs jambes luisantes. Elles dansaient ! » 587

Dans Traversée de la Mangrove, Maryse Condé imagine une autre confrontation des espaces. Elle décrit le schéma inverse de Moi, Tituba sorcière… qui montre le conflit en dehors de l’univers antillais. Traversée de la Mangrove dévoile les rapports à l’intérieur de l’île, dans l’espace du village, Rivière au Sel. Ce n’est plus l’enfermement à Salem, lieu désagréable selon Tituba, mais la réclusion dans Rivière au Sel qui traumatise les personnages, Dinah et Mira. La première, femme malheureuse de Monsieur Lameaulnes, et amante trahie de Francis Sancher, rêve d’un autre espace, cette fois, hors de son île. L’imagination, provoquée par le désir d’oublier les échecs de l’intérieur, engendre des rapports entre les deux espaces, réel et imaginaire. Loin d’être complémentaires, les contextes s’opposent dans la psychologie de Dinah. Rivière au Sel, village qui devrait être l’espace d’identité pour Dinah, demeure le lieu d’angoisse, l’espace douloureux. La solution serait de quitter l’île, parce que le personnage éprouve la difficulté de s’adapter dans son propre terroir :

‘« Moi, ma résolution est prise. Je quitterai Loulou et Rivière au Sel. Je prendrai mes garçons avec moi. Je chercherai le soleil et l’air et la lumière pour ce qui me reste d’années à vivre. » 588

Xantippe, l’un des fondateurs du village, ne partage pas l’idée de quitter l’île. Il avait fondé l’identité durant toute son existence à Rivière au Sel, par la connaissance de la nature et du pays. L’enracinement dans l’espace créole explique le rejet du dehors en faveur de la nature insulaire : « J’ai nommé tous les arbres de ce pays. Je suis monté à la tête du morne, j’ai crié leur nom et ils ont répondu à mon appel 589 L’espace romanesque de Rivière au sel peut définir l’identité de Xantippe, personnage témoin du passé de Rivière au Sel, de la Guadeloupe, des Antilles et de la Caraïbe. Les ressemblances entre Xantippe et Télumée s’articulent selon leur territoire, lieu unique, abordé par les auteurs sans allusion à l’espace différent. La restriction de l’espace limité à Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove, et à Fond-Zombi dans Pluie et vent…, est en soi une forme de rapport, non pas d’opposition ni de complémentarité mais d’exclusion. Comme Xantippe, Télumée l’héroïne de Simone Schwarz-Bart naît, grandit et meurt dans le village de Fond-Zombi, sans prendre la peine de penser à l’extérieur :

‘« Je n’ai jamais souffert de l’exiguïté de mon pays, sans pour autant prétendre que j’aie un grand cœur. Si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici même en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. » 590

Les ressemblances entre les personnages sont plus frappantes dans leur nostalgie éprouvée constamment de l’île, bien qu’ils vivent à l’intérieur. Mais l’enfermement dans l’espace insulaire est particulièrement éclatant, parce que Télumée cherchera à construire l’identité sociale, culturelle et psychologique, inversement Reynalda dans Desirada, et Mariotte dans Un plat de porc… entrevoient des liaisons entre Paris et Guadeloupe. La réussite de la première ne doit pas faire oublier l’échec du second personnage qui éprouve les peines du monde à rapprocher les espaces antinomiques. Le personnage de Maryse Condé Reynalda y parvient, mais Nina prend l’itinéraire opposé, en recherchant la stabilité sociale dans son île Désirade et nulle part ailleurs. Ses actions désespérées ont pour théâtre La Pointe et la Désirade, espaces dans lesquels elle n’est pas acceptée ni aimée : « les gens de La Pointe avait peur d’elle et la prenaient pour l’âme damnée. » 591 Autre chose plus étonnante, les enfants du Libanais qui l’engagea comme mabo (nourrice), se « plaignirent que, dans ses rages, elle les pinçait jusqu’au sang et, à preuve, montraient leurs bras piquetés de rouge 592 L’errance à La Pointe, au lieu de quitter l’île comme Reynalda, n’engendre pas l’équilibre psychologique de Nina : elle trouve l’ultime solution de « retourner à la Désirade, son île natale, où elle n’avait pas mis pied depuis plus de dix ans. » 593 On constate les rapports difficiles entre les personnages et les espaces romanesques, qu’ils se trouvent dans les îles créoles ou en dehors d’elles. Le temps, parallèle à l’espace, présente des figures ; sa présence dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart impose la diversité. La structure temporelle évolue selon les espaces répandus dans les textes des auteurs ; elle rattrape l’existence antillaise et humaine.

Notes
580.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 39.

581.

Ibid., p. 73.

582.

Ibid., p. 81.

583.

Maryse Condé, Desirada, p. 16.

584.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 107.

585.

Ibid., p. 270

586.

Ibid., p.271.

587.

Ibid., p. 18.

588.

Maryse Condé, Traversée de la mangrove, p.109.

589.

Ibid., p. 241.

590.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 11.

591.

Maryse Condé, Desirada, p. 159.

592.

Ibid.

593.

Ibid.