b. Les formes circulaires du temps

Avant d’aborder les formes circulaires du temps dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, des remarques peuvent éclairer les tournures. Dans le domaine de la « biologie », la nature évolue dans des cycles, la reproduction, la vie ou les climats. Les composantes de la nature, tout comme les êtres vivants, naissent, grandissent et disparaissent, elles réapparaissent dans d’autres formes « génétiques ». La transformation forme le cycle de la vie et de la mort, et elle peut être unie à l’évolution circulaire du temps qui se segmente en plusieurs phases, liées les unes aux autres. Dans les cultures traditionnelles, notamment animistes, le temps semble giratoire, il est perçu comme une spirale ou un cercle, la vie symbolisant le mythe de l’éternel retour. Les traditions antillaises reflètent des croyances comparables : la célébration rituelle des évènements existentiels, la naissance, le mariage et la mort, marquent le recommencement du temps. D’autres cycles, la pluie, le tonnerre, le volcan, l’inondation, sont symboliques dans les sociétés caribéennes, et on sait qu’elles ont adopté les vieilles traditions païennes et africaines : des coutumes qui célébraient le soleil, glorifiaient la nouvelle lune et louaient la pluie. Le mysticisme et le paganisme renforcent l’allégorie du temps. Les cultes sacrés à l’origine ou sacralisés par les Antillais traversent tous les temps. Le cycle de l’arc-en-ciel annonce un événement monumental dans l’imaginaire des Guadeloupéens.

Dans les romans du corpus, originaires du contexte traditionnel, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart composent des formes narratives qui prouvent le temps rotatoire, comme si chaque événement avait son importance. Le temps est approximativement sacré, et sa célébration détermine l’entrecroisement des faits distants dans la durée. Dans Traversée de la Mangrove, le narrateur principal en présentant les personnages et leur témoignage évoque d’abord le jeu des temps. Il distingue la particularité du sujet, la mort. Traversée de la Mangrove transforme le temps en période de mort, la finitude de la vie est un thème de méditation. L’auteur invite les êtres qu’il génère à penser donc la mort, car l’événement est digne de la célébration religieuse qui concerne chaque personnage :

‘« Il y a un temps pour naître et pour mourir ; un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté ; un temps pour tuer et un temps pour guérir ; un temps pour gémir et un temps pour sauter de joie. Il y a un temps pour jeter des pierres et un temps pour les ramasser. » 646

La citation pourrait résumer Traversée de la Mangrove, la vie des personnages s’accorde avec le cycle existentiel de la mort ; leur parole évoque des temps de peur et de bonheur, de sacrifice et de pardon. Leur récit funèbre emprunte le ton des sermons. Pour preuve, l’enterrement achevé, ils reprirent les activités habituelles. Car, si au début, émus par la mort, « les gens se regardaient avec des yeux tristes, incapables soudain de bouger, de rentrer chez eux et de refaire les gestes quotidiens », 647 à la fin des obsèques, « ils s’y décidèrent à regret, pataugeant dans la gadoue… » 648 Le temps circulaire concerne aussi bien les activités des hommes que la cérémonie funèbre, même la nature s’y mêle : « le grand ciel se séchait peu à peu, retrouvant son bleu, et le soleil reprenait lentement sa place en son mitan. » 649 Traversée de la Mangrove s’impose comme le roman des répétions thématiques, les parallélismes entre les récits sont frappants, c’est aussi le message de la nature qui concourt au récit en dévoilant ses formes qui se renouvellent, comme la nuit succède au jour.

Seul Francis Sancher semble détenir le secret du temps de la vie et du temps de la mort, lui, l’éternel, qui reviendra éternellement pour hanter les habitants de Rivière au Sel, il avait l’habitude de le dire dans son vivant : « Je reviendrai chaque saison avec un oiseau vert et bavard sur le poing » 650 L’éternel retour du temps, indiqué par « la saison », Francis Sancher le rend fantastique et merveilleux par « l’oiseau vert ». Mais pour effacer le temps magique, Maryse Condé réinvente le temps biblique, un dédoublement symbolique : d’une part, la religion animiste et la mort sont inséparables et, d’autre part, une annotation biblique clôt le roman, comme pour suggérer le métissage de tous les temps : « Secouant sa fatigue et voyant devant elle la route droite, belle et nue de sa vie, Dinah rouvrit le livre des psaumes et tous répondirent à sa voix. » 651 Le temps giratoire épouse pareillement dans Ti Jean L’horizon les thèmes bibliques, mais cette fois de l’errance, du bannissement et de l’exil loin de la terre patrie. Chassé par ses ancêtres, Ti Jean est condamné à errer :

‘« Ti Jean se retira au fond d’un buisson d’icaques et calcula froidement sa position de naufragé sans boussole, perdu, sous un ciel sans étoiles, au milieu d’une mer sans limites discernables. » 652

Ti Jean doit divaguer pour expier sa faute et le crime à l’origine de son séjours au Royaume des Ombres, lieu tragique où « le temps lui-même était suspect, en retard d’un bon siècle, tel un vieux réveil assoupi sur une étagère… » 653 Il s’agit de l’éternel renaissance de la vie, des actes et des épreuves qui ont conduit le jeune héros à la communauté des Errants, et Francis Sancher jusqu’à la mort. Le temps des péchés et des crimes est anaphorique dans Ti Jean L’horizon et Traversée de la Mangrove. Wademba l’Ancêtre de Ti Jean est mort persécuté par les Colons. Son âme est éternelle et suspendue. Les Aïeux de Francis Sancher ont perdu la vie à l’âge de cinquante ans. A la différence de Francis Sancher, qui n’a pu échapper au cycle tragique, Ti Jean déliera les liens avec la prison de l’âme, parce que guidé par le mystère de l’Ancêtre mort-vivant. Mais l’épreuve endurée l’élève au rang des héros légendaires, mythiques, qui ont bravé les temps de tentation et des punitions. L’instant psychologique suspend l’existence de Ti Jean, reclus dans la communauté des Errants, le peuple endormi et plongé dans le rêve éternel, car les habitants étaient des « rêveurs en pays lointain et dont le sommeil avait été brusquement coupé, les abandonnant à la solitude et à l’exil. » 654 Le thème faulknérien de la faute originelle condamne ces êtres ; le mythe prométhéen de l’éternel fardeau explique le temps réitéré de la souffrance des Errants dans Ti jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart, comme dans Cent Ans de solitude 655 de Gabriel Garcia marquez.L’auteur réalise sinon la tragédie, du moins la malédiction de la lignée des Buendia, condamnée eux aussi à « cent ans de solitude ». L’union incestueuse de José Arcadio et Ursula, le meurtre originel de Prudencio, vont entraîner l’exode de la famille Buendia. Le temps circulaire commence, qui prendra fin à la naissance de l’enfant à « queue de cochon », cent ans plus tard. On comprend mieux le destin tragique de Francis Sancher ; l’homme refusait la naissance de son enfant, car « un signe est sur lui, comme sur moi, il mourra comme un chien, comme je vais bientôt mourir ». 656 L’avertissement remonte aux Ancêtres de Francis Sancher ; la lignée des hommes issus de la famille est condamnée à s’éteindre. L’essentiel n’est pas ici la mort mais la faute, la raison principale du temps cyclique, qui rapproche la famille Buendia dans Cent Ans de solitude de celle de Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove. L’inceste n’engendre pas la faute dans Traversée de la Mangrove :

‘« Il paraît que mon aïeul-aïeul, un certain François Désiré, le premier de cette sinistre lignée que je voulais éteindre avec moi était un Français, un fils de haute famille, qui ayant commis un premier crime a enjambé la mer et transplanté sa pourriture dans ces îles. » 657

Le temps biblique, lié à la mort dans Traversée de la Mangrove, est évoqué dans Cent Ans de solitude, mais par rapport au Déluge, à l’Apocalypse et à l’Exode. Le merveilleux sud-américain, le conte et le sacré biblique augmentent la structure temporelle de Cent Ans de solitude. Les hommes rallongent la structure rotatoire du temps. Le narrateur raconte au début du roman l’alchimie des Gitans :« Ils se livrèrent à une surprenante démonstration à l’aide de l’énorme loupe : ils disposèrent un tas d’herbes sèches au milieu de la rue et l’embrassèrent grâce à la concentration des rayons solaires. » 658 Le récit intègre le temps de la peste « qui avait envahit le village ». 659 La répétition des gestes génère la continuité, le recommencement ; les malades et les sains cohabitent dans le même village, mais le son des clochettes les sépare :

‘« Tout étranger parcourant en ce temps-là les rues de Macondo devait faire sonner ses clochettes afin que la population malade sût qu’il ne l’était pas. » 660

Sous forme de rêve, le temps circulaire apparaît dans Les derniers rois mages de Maryse Condé. L’un des personnages principaux, Spéro, est hanté par le songe, vision perpétuelle qui trouble ses nuits sans sommeil depuis longtemps. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur le rêve : « Depuis deux ans, il faisait le même rêve trois et quatre fois par semaine. Il ne savait pas ce qui le provoquait. » 661 Il vit en rêve des crabes qui « sortirent de tous les trous du sable gris volcanique, tapissé de feuilles mortes, et se groupèrent en colonnes serrées. » 662 La métaphore de l’animal démontre l’agression, la force et la puissance, ces thèmes suggèrent la violence sexuelle de Spéro sur les femmes. Le viol et le crime sont symbolisés par la virilité meurtrière des crabes qui « firent l’entour du morne massif de son sexe avant d’emmêler leurs pattes dans les poils de son pubis et de grimper en quatrième vitesse la calebasse de son ventre. » 663 La dimension érotique du rêve accompagne la violence agressive des crabes, « sous leurs griffes, le sang gouttait rouge ». 664 Maryse Condé veut caractériser le temps giratoire, car le sujet antillais, obsédé par les temps passés, se remémore fréquemment de ce que fut l’histoire coloniale et antillaise ; le rêve de Spéro prouve le traumatisme produit par le temps éternel, qui a pour conséquence les hallucinations dans le texte littéraire, Les derniers rois mages de Maryse Condé. Les rêves de Spéro développent la peur de la nuit, temps symbolique dans les sociétés créoles.

Notes
646.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 25.

647.

Ibid., p.250.

648.

Ibid.

649.

Ibid.,

650.

Ibid., p. 251.

651.

Ibid.

652.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 196.

653.

Ibid.

654.

Ibid., p. 200.

655.

Gabriel Garcia Marquez, Cent Ans de solitude, Paris, Editions du Seuil, 1986,[pour la traduction française].

656.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p.109.

657.

Ibid., pp.155-156

658.

Gabriel Garcia Marquez, Cent Ans de solitude, op.cit., p. 10.

659.

Ibid., p. 55.

660.

Ibid., pp ; 55-56.

661.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 15.

662.

Ibid.

663.

Ibid.

664.

Ibid.