c. Temps de la nuit et temps créole

Pour comprendre le déroulement du temps nocturne et créole, on peut particulariser quelques « clichés ». La nuit, période des rêves, de sommeil et de repos, revêt dans les littératures des caractéristiques symboliques. Les œuvres littéraires, de quelles que aires culturelles et géographiques qu’elles soient, abordent le temps nocturne selon l’imaginaire du terroir. Les créations culturelles et même religieuses divergent suivant les civilisations, elles symbolisent la nuit dans la littérature. La tradition chrétienne mentionne le mystère de la nuit, lorsque les Anges rôdent au-dessus des hommes; elle aborde également dans la Genèse le règne des Ténèbres à la tombée du soir, temps convenable aux randonnées des Démons qui effarouchent les hommes. La civilisation arabo-musulmane célèbre la nuit sacrée, moment de prière, de recueillement et de révélation. Dans les cultures africaines, la nuit s’ouvre sur l’autre monde, l’univers secret peuplé par les Génies, les sorciers, les morts, les Revenants. L’esprit des ancêtres morts plane durant la nuit, qui les accueille pendant que dorment les vivants. La littérature antillaise aborde le thème de la nuit, mais sous l’angle des traditions africaines, païennes et chrétiennes. Les traditions sont créolisées dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Les auteurs composent le temps de la nuit, renouvelant les traditions, tout en les éloignant par leur propre imaginaire créole. Chaque roman des auteurs expose le symbolique de la nuit qui structure le temps des romans et révèle l’identité créole.

Traversée de la Mangrove pourrait être considéré comme le roman de la nuit créole. Trois étapes caractérisent le temps du roman : le crépuscule, la nuit et l’aube. Le sacré chrétien et la tradition créole dans les veillées funèbres se rejoignent, en caractérisant le temps romanesque de deuil et de résignation. L’imaginaire de l’auteur découvre la poésie créole, qui célèbre et explore les profondeurs opaques et mélancoliques de la nuit. Dans son témoignage, Vilma aborde la mentalité des habitants, qui croient aveuglément au règne des êtres invisibles pendant la nuit. Femme d’origine indienne, elle retrace ce scénario conformément aux croyances païennes: « les bêtes à feu [les génies] avaient dansé leur danse dans le serein. » 665 Elle décrit le lieu habité par les Esprits, « l’étang de Bois Sec dont l’eau, à ce que l’on dit, se tourne en sang à la tombée du soleil et où les esprits viennent pour boire. » 666 La nuit, Francis Sancher entrait dans le monde des êtres invisibles ; ses sommeils, loin d’être des moments de repos, paraissent des cauchemars, des combats contre des Génies qui hantent son âme et enchantent son esprit : « L’être à qui il appartenait se cachait dans l’ombre et les bruits de la nuit. » 667 La tradition culturelle et créole révèle dans Traversée de la Mangrove le mysticisme noir, mélange de croyances occultes. La constance de la nuit envahit l’espace des romans. Dans Pluie et vent…, Simone Schwarz-Bart mêle l’imaginaire, la poésie et la nature, pour symboliser la nuit dans Fond-Zombi. Le souffle créole qui inspire l’auteur exalte la nuit selon la dimension sacrée, mystique et païenne. L’imaginaire de l’auteur transforme les apparences sociales et culturelles, la nature en dévoile les métaphores. Le coucher du soleil est décrit avec l’enthousiasme propre à Simone Schwarz-Bart: le hameau, les montagnes, l’odeur du soir, rappellent bien le contexte créole de la nuit imminente qui change les humeurs de la journée:

‘« L’ombre gagnait le hameau et le soleil disparaissait à l’horizon, une senteur lourde montait dans l’air et par-dessus la montagne, se juchait une demi-lune triste sans éclat. » 668

Simone Schwarz-Bart prolonge le contexte villageois dans le roman en exposant les couleurs de Fond-Zombi durant la nuit, le retour aux activités paisibles, la présence des animaux domestiques plus proches de la nuit que les hommes : « ça et là, mèches baissées, quelques lampes brûlaient déjà au loin, et les poules commençaient à monter aux arbres, pour la nuit. » 669 La grand-mère de l’héroïne, Reine Sans Nom, meurt durant une des interminables nuits obscures qui effrayent les habitants solitaires de Fond Zombi. Le signe du ciel, « l’étoile blanche », annonce la mort mais celle-ci est la délivrance de la vieille femme qui « sombra dans une lourde somnolence », 670 au moment où des « traînées d’ombre erraient sur le hameau et des nuages menaçaient. Au fond du ciel, une étoile blanche scintillait tel un petit coquillage nacré sur une plage de sable noir. » 671 La nature, alors qu’elle accompagne la mort de Reine Sans Nom, traduit la croyance culturelle : les grandes figures de la société ne connaissent pas la mort ordinaire qui les distingue du commun des mortels; des signes du ciel, la pluie, le vent, prouvent si le défunt était de rang noble, une noblesse d’âme notamment. Aussi l’étoile blanche qui scintillait en déchirant le ciel traduit-elle l’âme élevée de la défunte. Les proches de la reine mourante en sont touchés mais rassurés par ce signe qui libère la reine des bassesses du monde. On aperçoit l’arc-en-ciel au moment de précipiter le corps de Francis Sancher dans la tombe. Autres particularités du temps de la nuit créole, l’abandon de la forme humaine et la métamorphose en animal sont des spectacles nocturnes. La reine Onjali épouse de Ti Jean ne trouvait son « vrai rayonnement qu’en sommeil. » 672 Sa fascination pour « le voyage nocturne » génère le merveilleux dans le récit : dans l’univers des invisibles, celui de la Nuit et des Ténèbres, Onjali habitait « une lèche de terre entourée d’eau et qui ne voyait jamais le soleil. » 673 Dans ce lieu maléfique, elle fut hantée, possédée, envoûtée par le sorcier dans un combat débauché qui n’aura pas de témoin humain si ce n’est l’auteur très imaginatif:

‘« Toutes les nuits, au moindre cri de bête, les femmes se répandaient en clameurs afin d’éloigner l’envoyé de l’ombre, le sorcier qui ronger lentement l’âme d’Onjali. » 674

Ti Jean se charge d’anéantir l’esprit mauvais, qui se trouve être sa jeune compagne, jalouse de la vieille femme qu’il épousa en première noce. Simone Schwarz-Bart a créé par là des héros sombres, des personnages noctambules, passionnés des assombrissements, à l’image de Ti Jean qui voyait et observait le défilé des Démons à la tombée du soir. La nuit, temps fabuleux et ténébreux, se particularise dans Ti Jean L’horizon par l’épopée. La valeur épique du jeune héros apparaît dans les combats contre les sorciers, les génies, les monstres, maîtres incontestables de la nuit. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart partagent la culture créole, les croyances mystiques sont congénères dans leurs romans. Les influences de l’imagination populaire dans les textes expliquent les parallélismes : le temps de la nuit préfigurent les hallucinations de leurs personnages, de la même façon, les hommes dans la réalité antillaise continuent de croire à l’existence des Zombis et des Revenants. Leur apparition nocturne annonce la mort dans le village, c’est le moment des sacrifices, la période de verser du sang animal pour éloigner la mort loin des cases. Mais Maryse Condé ne décrit pas les Zombis dans Traversée de la Mangrove, le roman expose d’autres êtres plus maléfiques et moins invisibles : « le territoire indompté de la nuit était ténébreux, redoutable. Les esprits s’y cachaient, ne se trahissant que par les reflets de leurs gros yeux globuleux. » 675 La nuit ne pourrait pas montrer exclusivement le temps créole, d’autres circonstances construisent dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart des périodes antillaises.

A lire les textes, on croirait à l’étalage du quotidien créole, à la représentation de la vie au présent, au reflet du temps insulaire, qui s’écoulent tous au fil des pages. Les auteurs transmettent dans la structure des romans le temps guadeloupéen imité des intervalles qui fragmentent les activités quotidiennes. En reflétant la durée habituelle, les enthousiasmes humains les plus ordinaires mais révélateurs, les textes de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart trompent le lecteur et provoquent la jouissance « esthétique » selon Roland Barthes dans Plaisir du texte 676 . Le plaisir des œuvres réside dans les faits divers, et dans la manière de les décrire, si l’on sait que les auteurs figent le temps d’existence des Antillais dans leur création romanesque qui ressuscite des images décadentes. Dans Les derniers rois mages, Traversée de la Mangrove et Desirada, Maryse Condé parcourt le temps commun, qui reflète les gestes des hommes, et symbolise ce qu’il convient d’appeler esthétique guadeloupéenne. Cette « poétique » du temps vécu est l’un des thèmes de l’identité créole. Les derniers rois mages exhibent les activités quotidiennes des femmes créoles à l’image d’Hosannah :

‘« Elle se levait dans le devant-jour, se lavait au fût rempli d’eau de pluie placé derrière la bicoque de Mayotte, courait prendre sa charge de pain, puis partait pour la vente. » 677

Les personnages féminins de Desiradapartagent avec ceux des Derniers rois mages des passions, non pas de loisirs, mais pour des travaux qui encouragent leur condition féminine. Le peintre serait attentif à cette image : « toutes les femmes de la Desirada charroyaient des seaux d’eau sur leur tête depuis la ravine Cybèle » 678  ; le tableau immortalise le spectacle quotidien, et donne l’impression du temps créole. Dans Les derniers rois mages et Desirada le temps renvoie à l’espace local, à la société créole, dans laquelle vivent les femmes représentées. Les tâches destinées aux femmes, outre leur dévoilement des réalités créoles, relient le temps à l’histoire : le statut traditionnel de la femme paysanne, ménagère, sorcière comme on le découvre dans Pluie et vent…de Simone Schwarz-Bart, est proche de l’histoire antillaise. Au temps de l’esclavage, les « prêtres s’étaient cachés dans les granges pour enseigner la révolte aux esclaves. » 679 A présent les « femmes avaient le droit d’y prêcher » 680 pour dénoncer l’injustice dont elles sont victimes, la polygamie, les exactions commises. Le temps des sermons à l’église est une réalité culturelle et créole. Maryse Condé montrent des femmes prêcheuses dans Les derniers rois mages ; mais dans Traversée de la Mangrove, l’univers géographique perpétue les bruits des animaux domestiques. Maryse Condé éternise le temps de l’accouchement, la naissance est célébrée par le rituel créole, le silence, le cri des bêtes:

‘« Quand Mira a accouché, c’était la nuit. Il n’y avait pas eu de vent ce soir-là. Un grand silence était tombé de la montagne avec le serein. On entendait seulement les cris de quelques criquets que les bonnes avaient enfermés par mégarde et dans le jardin les aboiements des chiens que le gardien avait lâchés. » 681

Un tableau semblable étale le temps créole dans Pluie et vent…, quoique Simone Schwarz-Bart crée la différence, en montrant les rapports entre l’homme et la nature. Chaque activité est destinée à un membre de la société, hiérarchisée selon les classes ethniques, Métros ou Blancs, Bébés, Noirs, et sociales, pêcheurs, bûcherons, paysans, fonctionnaires... Avec la technique du cinéma, Simone Schwarz-Bart braque la caméra sur cette foule enthousiaste, préoccupée par les tâches de jour comme de nuit : le jeune Elie « allait chercher du bois pour le père Abel » 682 , Télumée faisait son linge la nuit, Reine Sans nom « se mettait à faire une sauce d’écrevisse ». 683 Et le soir, une fois les « mèches baissées, quelques lampes brûlaient déjà au loin, et les poules commençaient à monter aux arbres, pour la nuit » 684  ; voilà le temps culturel, le temps répétitif, le temps poétique, le temps de la nature, qui suggèrent tous la créolité, conçue par l’imaginaire des auteurs. Dans la construction du temps, on peut souligner des correspondances avec l’espace. Le temps culturel et social renvoie à l’espace champêtre dans Pluie et vent…, à la place du village dans Desirada, les habitants y célèbrent les cérémonies religieuses. Les rapports Espace-Temps dans la narration résultent de la permanence des lieux, de la diversité des périodes, il s’avère fondamental de les approfondir.

Notes
665.

Maryse Condé, Traversée de la mangrove, p.187.

666.

Ibid.

667.

Ibid., p. 192.

668.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 146.

669.

Ibid., pp. 78-79.

670.

Ibid., p. 178.

671.

Ibid.

672.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 175.

673.

Ibid., p. 176.

674.

Ibid., p. 178.

675.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 114.

676.

Roland Barthes, Plaisir du texte, Paris, Collection « Points Essais », Paris, Seuil, 1982.

677.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 111.

678.

Maryse Condé, Desirada, p. 186.

679.

Ibid. Les derniers rois mages, p. 43.

680.

Ibid.

681.

Ibid., Traversée de la Mangrove, p. 93-94.

682.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p.78.

683.

Ibid.

684.

Ibid., pp. 78-79.