a. L’espace et le temps d’exil des personnages

Peut-on développer l’exil dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ? Expliquer les sentiments de déportation, d’expulsion, la réalité du bannissement dans les textes, reviendrait à l’analyse des contextes de l’espace et du temps. La situation des personnages représentés par les auteurs, prouve leur expatriation. La relégation des esclaves, de l’Afrique vers le Nouveau Monde, avait créé des ruptures, c’est l’origine de l’errance dans la terre inconnue. Séparés des territoires d’origines, les Ancêtres des Antillais recherchaient leurs racines dans l’espace imposé, que Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart recréeront, comme terroir de l’exil, de querelle et de dislocation des liens affectifs, sociaux, culturels et religieux. Mais les bouleversements de l’espace allaient entraîner des mirages du temps, qui se transforme en période d’exil. Si quelques personnages de Traversée de la Mangrove, des Derniers rois mages, de Pluie et vent… et de Moi, Tituba sorcière…, sont les exilés des îles Caraïbes, c’est parce que le temps angoissant et inquiétant s’y mêle, en contraignant leur psychologie ; ces êtres de papier sont proches des « individus arrachés de leurs racines psychologiques, culturelles et sociales, parfois résistant violemment dans l’espoir de recouvrer sinon la liberté, du moins leur statut domestique. » 687 L’espace et le temps des romans entretiennent des rapports, s’articulant selon la terre d’exil des Caraïbes, lieu « où séjourne l’être déshérité, préoccupé d’établir l’inventaire de ce qu’il a perdu. » 688

Les derniers rois mages révèlent au lecteur l’espace de l’exil, conséquence de la déportation. Comme dans le passé, le schéma narratif du roman décrit les phases qui entraînaient les esclaves vers l’autre vie. L’espace d’origine, l’Afrique, est détruit par le lieu exigé, les Antilles, au roi déchu Béhanzin. Le personnage vit dans l’exil et la séparation. Traumatisé par le passé et contraint d’affronter le présent, Béhanzin ne retrouve plus son « temps », car l’ « autrefois » et l’ « ailleurs » disparaissent progressivement, « maintenant » les contextes ont changé : Béhanzin est comme touché par un profond deuil, il se lamente en regrettant l’espace et le temps de jadis :

‘« Après tant et tant d’années d’exil, est-ce qu’une terre est toujours natale, Et est-ce qu’on est toujours natif ? On arrive dans le pays et on ne connaît plus ni sa parole ni sa musique. » 689

A la perte du territoire natal, s’ajoute l’exil linguistique, mort considérable, puisqu’en oubliant sa langue, le déporté consume son être, néglige sa culture, manque son rapport avec le monde. Le roi mage, rongé par « l’extrême solitude de son existence » 690 , refusant « sa déchéance », transpose l’espace d’exil par la révolte ; il était « préoccupé de guerroyer pour défendre un trône qu’en fin de compte il avait perdu. » 691 La structure narrative révèle l’espace douloureux, car Béhanzin ignore l’exil, rejetant tout rapport avec la culture antillaise, la langue, les mœurs, la nourriture créoles :

‘« Dès lors, il refusa de s’alimenter. Il repoussait la pâte d’igname pakala, fraîchement pilée, blanche comme coton ; il refusait les sauces au gombo lisses et onctueuses, le kalalou tellement pareil à un mets de son pays. Il ne voulait aucun akras ni au titiri, ni à la cervelle, ni à la morue, ni aux écrevisses, ni aux choux caraïbes, ni aux pwa zyé nwé. » 692

Selon le docteur Arsonot, le souverain déchu souffrait d’un mal, « le lenbe, le mal du pays » 693  ; par là Maryse Condé analyse les thèmes du cachot et de l’enfermement qui aboutissent à l’exil définitif, la mort ; et qui dénotent les particularités de l’espace insulaire dans les romans de l’auteur. La notion de fermeture donne sens au temps dans Les derniers rois mages, parce que durant le séjour antillais, le rêve avait raison du roi, la réalité imperceptible s’était transformée en illusion. L’existence du morne Verdol ne pourrait être distinguée du rêve de l’empire ruiné. Cet exil définitif, éternel, synonyme de trépas, est décrit dans Traversée de la Mangrove, et il est vécu par Mira, personnage solitaire et abandonné, comme le temps long du deuil. « Ma vraie vit commence avec sa mort » 694 , se lamente-t-elle, consciente de l’étroitesse de l’île, dans laquelle, faute de tolérance et de compréhension des autres, elle sera exilée. Rivière au Sel se transforme en abîme, et pour Mira, la solution, quitter l’île, est le moyen d’en sortir. Tourmentée dans l’espace, dépaysée par le temps écoulant, Mira ne s’identifie plus, à l’image de Béhanzin dans Les derniers rois mages, à Rivière au Sel : « Désormais ma vie ne sera qu’une quête. Je retracerai les chemins du monde. » 695 Plus loin, avec un ton désespéré, elle ne dissimule pas la présence de la mort, dans la condition de tous les exilés : « Je deviendrai un zombi à la table des repas, mettant la main sur la bouche de mon enfant pour étouffer sa voix. » 696 On a l’image du personnage avide de l’ailleurs interdit, parce qu’inaccessible ; l’analyse de Julia Kristeva de la notion de l’exil, pourrait expliquer l’attitude de Mira : « Selon la logique extrême de l’exil, tous les buts devraient se consumer et se détruire dans la folle lancée de l’errant vers un ailleurs toujours repoussé, inassouvi, inaccessible. » 697

Maryse Condé, à l’opposé de Julia Kristeva, mélange les pistes, car l’espace contraignant, lieu de ressentiment pour Mira, est en quelque sorte le refuge de Désinor l’Haïtien. Fuyant la misère et les Plantations d’Haïti, Désinor avait erré jusqu’à Rivière au Sel, terre d’asile perdue dans les ravines et les mornes ; mais l’exil est la délivrance du personnage, retrouvant l’espace-temps différent mais plus vivable:

‘« Désinor avait pris la fuite ; Fuite éternelle du Nègre devant la misère et le malheur ! Il avait couru droit devant lui sans jamais s’arrêter pour reprendre son souffle, enjambant les ravines aux parois raides, escaladant des mornes et brusquement, butant sur la forêt, il s’était trouvé devant un panneau : « Rivière au Sel. » » 698

Dans la littérature antillaise, le thème de la fuite est inséparable du contexte de l’histoire ; les esclaves marrons, parce qu’ils étaient insoumis, fuyaient les plantations, les cases, pour recouvrer la liberté en vadrouillant dans les ravines et les mangroves. Dans Pluie et vent…, Simone Schwarz-Bart compose l’espace d’exil en construisant le morne La Folie, « habité par des nègres errants, disparates, rejetés des trente-deux communes de l’île. » 699 Le rapport, ce n’est pas la réclusion des vaincus dans la contrée abandonnée, mais l’absence du temps, inexistant, oublié, car les habitants menaient la vie, à la fois, paisible et malheureuse, « sans souvenirs, étonnement, ni craintes. » 700 On les appelait « la confrérie des déplacés », le souffle de « la misère les avait lâchés là » 701 . Le nom du morne la Folie est significatif de l’insouciance et de l’inconscience des reclus. Cette communauté enfermée peut symboliser la folie antillaise, analysée par les critiques et psychologues spécialistes des Antilles. La folie procède du traumatisme de l’esclavage et de la colonisation. Pour le psychiatre Frantz Fanon, les sujets antillais souffrent du déséquilibre mental, de l’aliénation morale, du manque d’identification par rapport à l’histoire, à l’espace et au temps, qui les exilent même dans leur pays. Le morne la Folie abrite dans Pluie et vent… des « Egarés », perdus dans l’espace et oubliés dans le temps.

La fuite ne traduit pas seulement l’exil dans la littérature antillaise, la persécution, autre thème, éclaire la déportation des personnages vers d’autres espaces plus tragiques et redoutables. Dans Moi, Tituba sorcière…de Maryse Condé, l’héroïne est déplacée à Salem, espace romanesque dédoublé, différent de la Barbade : un abîme les sépare, l’exil. À Salem, Tituba doit expier son crime, celui d’être sorcière. Le plus frappant dans l’expatriation, ce n’est pas d’avoir quitter la Barbade, mais la déchéance morale du personnage, sa dégringolade à Salem, village où « l’exil, les souffrances, la maladie s’étaient conjugués » 702 pour expulser Tituba de la vie normale des gens. L’espace d’exil se résume, ici, par l’humiliation publique dans les rues de Salem : « Quand j’allais, précédée par le cliquetis de mes chaînes, les femmes, les enfants sortaient sur le pas des portes pour regarder. » 703 Simone Schwarz-Bart retiendra la thématique de la déportation, mais volontaire dans Un plat de porc… et Ti Jean L’horizon. Ti Jean et Mariotte, ne sont pas des persécutés, les personnages, bien que bannis de leur territoire, se retrouvent en Afrique, pour le premier, et à Paris dans l’hospice, pour le second. Exilés, ils se souviennent de leurs origines profondes, du pays natal « éternel reflux du virtuel, des images archaïques et originaires. » 704 Simone Schwarz-Bart n’avait pas cherché à décrire tous les sentiments d’exil ; la prépondérance réside de la confrontation entre personnages et espace-temps, jusqu’à la naissance du dramatique. C’est à croire que l’exil paraît peu signifiant, parce que distancé par l’action qui déclenche l’émotion des personnages, soulève le trouble le désordre, et engendre le drame dans les romans des auteurs choisis.

Notes
687.

François Renault et Serge Daget, Les traites négrières en Afrique, Paris, Editions Karthala, 1995, p.68.

688.

Marian Pankowski, « Un exil », Marges et Exils : l’Europe des littératures déplacées, 1987, pp. 67-74.

689.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 173.

690.

Ibid., p. 30

691.

Ibid.

692.

Ibid., pp. 114-115.

693.

Ibid., p. 138.

694.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 231.

695.

Ibid.

696.

Ibid.

697.

Julia Kristeva, Etrangers à nous-même, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1988, p. 15.

698.

Ibid., p. 200.

699.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 191.

700.

Ibid.

701.

Ibid.

702.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 213.

703.

Ibid., p. 185.

704.

M.A.M Ngal, « Nationalité, Résidence, Exil », Notre Librairie, Littératures nationales : Modes ou problématiques, n° 83, 1986, pp. 43-46.