b. L’espace et le temps dramatiques des romans

Au théâtre, le temps d’exécution de la pièce est limité, il s’accorde avec l’espace de la scène ; cette unité dramatise les émotions, les passions des acteurs, et donne un ton grave aux situations. A lire les romans du corpus, on n’est pas si loin de la représentation théâtrale. L’apparence des textes nous éloigne de la pièce, mais les formes narratives présentent des gestes dramatiques, accomplis dans l’espace et le temps des œuvres. L’affluence des personnages dans Traversée de la Mangrove, leur entrée et sortie dans Pluie et vent…, l’hospice, lieu d’achèvement des rapports entre l’émigrée et les locataires françaises dans Un plat de porc…, le temps de la prison, indispensable à l’action dans Moi, Tituba sorcière…, sont autant de portes qui s’ouvrent sur la condition des personnages antillais. L’arbre, symbolique des cultures de la Caraïbe et signe de vie, demeure l’espace de rencontre entre Ti Jean et Ananzé le chasseur dans Ti Jean L’horizon. Les retrouvailles importent peu, c’est le combat des héros, perchés sur les branches, qui renforce l’action, d’autant qu’un spectateur observe la scène, Egée : « Les combattants envoyaient mollement leur poing dans le vide et saluaient Egée sur sa branche, à chaque fois, pour la rassurer sur leurs intentions. » 705 Mais la bataille insolite des personnages ne peut paraître dramatique sans la présentation que l’auteur fait du spectacle. D’entrée de jeu, l’espace, « l’arbre », et le temps, « le jour », précisent le conflit ; de plus, l’isolement des protagonistes dans la forêt, répond au thème de l’héroïsme et à la situation surprenante inventée par l’auteur :

‘« Un jour qu’ils se tenaient dans l’arbre, plongés dans une torpeur exquise, l’envol d’un caillou leur signala ce grand fou d’Ananzé qui dansait littéralement de rage, dans l’herbe, comme voulu par la tradition. » 706

En parallèle à la bataille féroce, se déroule le péril obligatoire dans la suite des événements, l’un des héros doit échouer, en perdant sinon la vie, du moins la qualité de chasseur vigoureux. L’auteur joue sur le motif de la puissance, il exagère les faits, et comme au théâtre, la scène de combat doit effectuer la progression du récit. Ti Jean châtie son rival : « Tout à coup une volupté guerrière enivra Ti Jean et il saisit son adversaire à la gorge, l’entraîna au sol d’une prise d’assassin. » 707 Ces genres d’ornement ne font pas défaut dans Ti Jean l’horizon, ils sont légion dans les représentations bouleversantes, par exemple la « lapidation » de Ti jean dans la forêt sacrée, au milieu de la nuit, lâché dans un trou à la « hauteur de sa taille » 708 . Il faut préciser le caractère oral du texte, le pouvoir dramatique de l’espace et du temps, car le merveilleux se joint à la description: la punition du héros ne pourra pas esquiver sa sortie héroïque du trou en abandonnant sa dépouille, son cadavre, dans le lieu de châtiment, pour revêtir une nouvelle forme humaine, semblable à sa personne. Mais les évocations magiques ne structurent pas l’espace-temps dramatique des autres romans, et pas seulement de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Eau de Café, roman de Raphaël Confiant, représente les Antilles, la nature, le paysage créole et les histoires anciennes des Caraïbes. Le plus frappant dans ce texte, c’est l’image de la fenêtre qui donne sur la société créole, et déclenche l’inspiration du personnage d’Antilla:

‘« De la fenêtre de ma chambre d’où je découvre les toits rougesde la ville et le ballet des chauve-souris qui s’y terrent le jour, il me vient l’idée saugrenue de recoudre ma vie. » 709

La chronique villageoise représentant Grand-Anse, l’opposition des sociétés créoles, blanche et noire, l’affrontement des personnages aux fantasmes et obsessions opposés, le conflit du créole et du français, voilà le microcosme antillais que transcrit Raphaël Confiant. La fenêtre ouvre le drame antillais, comme le rideau levé au théâtre annonce le début du spectacle. Maryse Condé parvient à exposer dans Desirada l’univers créole et sa décoration sinistre, non pas dans le regard du personnage à travers la fenêtre, mais grâce à la nuit, temps de réalisation du théâtre créole. C’est le rêve, porte ouverte sur le paysage antillais, sur les rues de La Pointe, banlieue guadeloupéenne, qui permet de dramatiser l’espace, et l’auteur en a trouvé le prétexte en plongeant, la nuit, Marie-Noëlle dans des songes : « Parfois la nuit en attendant Stanley, Marie-Noëlle rêvait sa mère. » 710 La rêverie a une particularité littéraire, elle dresse le tableau sombre et déplaisant de La Pointe, déroutante par l’entassement des habitations ; mais aussi c’est le panorama dramatique d’une ville marquée par le signe de la mort, en témoigne l’absence d’arbres et de vie, comme l’atteste la multitude de constructions :

‘« Pas d’arbres ni de feuillage. Partout des constructions serrées les unes contre les autres. Des rues enchevêtrées. L’odeur suffocante de la poussière. » 711

La présence incessante de Reynalda et Marie-Noëlle dans la narration, et l’importance de la recherche identitaire, masquent dans Desirada l’espace et le temps dramatiques, mais bien perpétuels dans leur mémoire. La maison à Camden Town, louée par Amandio, et lieu de retrouvailles de la diaspora antillaise, Marie-Noëlle s’en souvient ; le drame est intérieur, car la psychologie du personnage est constamment hantée par des démons, des bêtes fauves, « elle se verrouillait, se barricadait, sursautait au moindre bruit. » 712 L’auteur, face à l’angoisse et à l’inquiétude que connaît le personnage antillais, ici Marie-Noëlle, dramatise l’espace de la maison et le temps nocturne qui aggravent, d’une part, cette frayeur et souligne, d’autre part, la thématique de la conscience de soi et de l’identité morale : « Il lui semblait que des bêtes de proie allaient faire irruption malgré les portes et fenêtres fermées et la dévorer vive. » 713 Maryse Condé transforme des objets, la « maison » et les « cases » dans Desirada, la « prison » dans Moi, Tituba sorcière…, en images littéraires, afin de suggérer des faits qui lassent les personnages. Simone Schwarz-Bart, à son tour, reste fidèle à la géographie des îles, au temps imaginaire et supposé, pour rendre plus allusif le drame de la vie en général, et de l’existence antillaise en particulier. Dans son roman Pluie et vent…, l’alternance de la mer et de la vie, signifie la finitude des choses et des êtres. La métaphore de l’eau rappelle le contexte antillais, l’auteur puise dans cette concordance l’imaginaire proche des îles, et c’est pour y mêler le temps circulaire, celui de la mort :

‘« Toutes les rivières, mêmes les plus éclatantes, celles qui prennent le soleil dans le courant, toutes les rivières descendent dans la mer et se noient. Et la vie attend l’homme comme la mer attend la rivière. » 714

Entre le dramatique et le tragique, dans le véritable sens de la mort, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart réduisent les distances : l’espace-temps de leurs romans, s’il n’exprime pas des circonstances dramatiques, préparent tout de même des scènes de mort, des intrigues passionnantes, dissimulées par la culture, la société, les hommes. Mais le tragique est trop flagrant dans la société antillaise et dans son histoire, pour ne pas être présent dans l’espace-temps des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ; tout comme dans La Grande drive des esprits de Gisèle Pineau, qui clôt le texte par une note funèbre : la mort de Célestina consumée par le feu du suicide : « Célestina est morte hier, ma bonne amie, ma sœur, ma mère. Le feu l’a emportée. » 715

Notes
705.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 47.

706.

Ibid.

707.

Ibid.

708.

Ibid., p. 188.

709.

Raphaël Confiant, Eau de Café, Paris, Editions Grasset, 1991, p. 75.

710.

Maryse Condé, Desirada, p. 83.

711.

Ibid.

712.

Ibid., p. 105.

713.

Ibid.

714.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p.83.

715.

Gisèle Pineau, La Grande drive des esprits, Paris, Editions Le Serpent à plumes, 1993, p.221.