c. L’espace et le temps tragiques des romans

La tragédie, genre théâtral, n’est pas à confondre avec les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ; le tragique, à l’opposé, marque le dénouement des actions funestes dans les textes. La mort inéluctable, conséquence de la forte émotion, apparaît dans les textes, mais la particularité, c’est le rapport qu’elle entretient avec l’espace et le temps à l’intérieur des narrations.En imposant à leurs personnages la situation de victimes,face à des forces qui les dépassent, comme le destin, l’histoire, la fatalité, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart avaient produit aussi des cohésions entre danger et espace-temps. Les lieux périlleux dans Ti jean L’horizon, les nuits néfastes des esclaves, attendant l’aube pour retourner à la Plantation dans Moi, Tituba sorcière…, la période fatale dans l’hospice, décrite par Simone Schwarz-Bart dans Un plat de porc…, sont autant de formes tragiques, introduites dans les espaces et les temps des romans. Pour mieux le comprendre, il faut voir la psychologie de Béhanzin dans Les derniers rois mages ; rien ne promettait sa dégringolade, synonyme de mort : la mélancolie et l’amertume, caractéristiques de ses sentiments, tournent vers le tragique des lieux, le temps de la mémoire étant bouleversé :

‘« Il ne s’était jamais habitué au climat de la Martinique qu’il trouvait froid et humide. Il toussait sans arrêt et se mouchait. Les vents en particulier l’effrayaient. Quand ils commençaient à souffler, il se barricader à l’intérieur de sa chambre et le rhum qu’il buvait en grande abondance, accompagné de citron et de sucre de canne, n’arrivait pas à le réchauffer. » 716

Le sentiment d’impuissance habite le personnage tragique, qui découvre l’univers terrible, effrayant. Le temps psychologique des personnages suscite le désespoir, la crainte, le combat et la mort ; parallèlement, l’espace tragique dans les autres romans traduit les conflits et les luttes que pratiquent les personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Daniel Maximin au début de L’île et une nuit avait créé une stratégie narrative, que nos auteurs négligeaient, plus ou moins, dans leurs romans : l’auteur interpelle le lecteur, attire l’attention sur la tragédie des événements, en le préparant au cyclone qui s’abat sur le peuple antillais, durant sept heures d’une nuit, coïncidant avec les sept chapitres du roman :

‘« Nous allons laisser vivre la catastrophe jusqu’à la satiété de sa violence […] Nous allons chercher ensemble les mots qui disent à la fois la tragédie de la lumière coupée et la résistance de la dernière bougie, jusqu’au relais du jour qui finira la veillée. » 717

À quelques exceptions près, les premières pages de Traversée de la Mangrove exposent l’univers macabre, tragique qui s’installera dans tout l’espace du roman, marqué, on le sait, par la mort de Francis Sancher qui ressemble à la nature également inanimée :

‘« La lune ferma ses yeux d’or quand on retourna sur le dos, face tuméfiée à l’air, le corps pesant de Francis Sancher. Les étoiles firent de même. Aucune clarté ne filtra du ciel muet. » 718

La mort du héros se rapproche de la tragédie dans l’histoire antillaise, ayant le même théâtre. Xantippe en fait allusion, quand il rappelle le mal antillais, le crime qui a ensanglanté la terre de la Caraïbe, dans « les temps très anciens » 719 . Maryse Condé a montré les symboles : l’atmosphère émouvante ressort dans l’espace de mort, le temps du deuil, même les personnages, prenant la parole, expriment des sentiments tragiques de désolation et de résignation. Autre distinction du tragique dans l’espace et le temps des romans de la littérature antillaise : des personnages accomplissent des crimes hautement symboliques, par angoisse du temps. « Le marqueur de parole », héros de Solibo Magnifique 720 de Patrick Chamoiseau, meurt étouffé, étranglé par sa propre parole, devant la foule dégénérée de spectateurs. Refusant la mort de l’oral, il recueille et transmet, par la parole, le répertoire culturel et créole, c’est lui qui mourra, et l’intérêt de la mort tient dans le décor, dans l’espace. La mort d’Angebert, tué par Germain, emporté par « le mal des humains » 721 , reflète le même spectacle tragique, au milieu de Fond-Zombi, transformé, à l’instant même, en marché du village. La structure spatiale du roman développe l’action des personnages, livrés à eux-mêmes et incapables de vaincre l’angoisse.

Les personnages de Pluie et vent… rejoignent ceux de Traversée de la Mangrove : ils partagent les mêmes sentiments tragiques qui rendent accablantl’espace romanesque. Mais Pluie et vent… se distingue par l’extravagance des personnages, emportés par des passions troubles ; les lieux où ils vivent sont marqués par le signe du péril, car à la folie des hommes s’ajoutent les risques et l’angoisse qui les guettent :

‘« La folie antillaise se met à tournoyer dans l’air au-dessus des bourgs, des mornes et des plateaux, une angoisse s’empare des hommes à l’idée de la fatalité qui plane au-dessus d’eux, s’apprêtant à fondre sur l’un ou l’autre, à la manière d’un oiseau de proie. » 722

Les personnages sont comme hantés par la fatalité. On peut dire qu’il s’agit de l’histoire des esclaves qui poursuit les personnages de Pluie et vent…, prisonniers, à l’image de Télumée, de leur univers qui pourrait constituer un « huis clos », parce que empreint des traces d’antan. Les personnages devraient exorciser leur peur pour vaincre l’espace tragique. Mais, si Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart recourent aux personnages, pour signifier le tragique, Patrick Chamoiseau dans Texaco 723 met à distance les êtres de papier, et c’est pour mieux décrire l’espace mouvementé. L’En-Ville s’oppose et repousse les bidonvilles ; l’espace urbain dépeint par Patrick Chamoiseau est le lieu de tous les paradoxes, de toutes les contradictions : Texaco, quartier pauvre de Fort-de-France, on dirait une favela brésilienne, est soumis au désordre des cases, à leurs destructions et reconstructions. Pour être insolite et bizarre, l’En-Ville n’est que plus tragique :

‘« L’En-Ville, c’est une secousse. Une vigueur. Tout y est possible et tout y est méchant. L’En-Ville te porte et t’emporte, ne t’abandonne jamais, t’emmêle à ses secrets qui descendent de loin. […] Un En-Ville, c’est les temps rassemblés, pas seulement dans les noms, les maisons, les statues, mais dans le pas-visible. Un En-Ville garde les joies, les douleurs […] » 724

La description préalable de l’En-Ville, n’était qu’un prétexte pour arriver à l’univers des hommes ; les origines diverses des habitants, mais aussi les foules ambulantes, la permanence du danger, comme dans Pluie et vent… de Simone Schwarz-Bart. Patrick Chamoiseau semble beaucoup plus perspicace dans la révélation des espaces risqués :

‘« Mais la ville est un danger ; elle devient mégapole et ne s’arrête jamais ; elle pétrifie de silences les campagnes comme autrefois les Empires étouffaient l’alentour ; sur la ruine de l’état-nation, elle s’érige monstrueusement plurinationale, transnationale, supranationale, cosmopolite- créole démente en quelque sorte, et devient l’unique structure déshumanisée de l’espèce humaine. » 725

La description des ruines dans Les derniers rois mages de Maryse Condé n’est pas analogue au spectacle sombre de la ville de Texaco. Dans Les derniers rois mages, les lieux sont dégradés : « Tout le plateau flambait et le ciel au-dessus était pareil à une calebasse de sang. » 726 Le royaume est perdu, et le roi a « vu flamber son palais » 727  ; à l’inverse Texaco de Patrick Chamoiseau attendrit le lecteur par le rythme terrible non pas de la vie, mais des habitants, trouvant leur équilibre dans le déséquilibre de la ville, partagée entre l’ordre du centre et le désordre des bidonvilles. Le paradoxe, étant positif, l’auteur écarte le tragique dans l’espace, le désordre est d’autant indispensable à la survie de la ville :

‘« Au cœur ancien : un ordre clair, régenté, normalisé. Autour : une couronne bouillante, indéchiffrable, impossible, masquée par la misère et les charges obscurcies de l’Histoire. Si la ville créole ne disposait que de l’ordre de son centre, elle serait morte. Il lui faut le chaos de ces franges. » 728

Les préoccupations entre Maryse Condé et Patrick Chamoiseau ne sont pas les mêmes : c’est la fin du règne et le débutde l’exode dans Les derniers rois mages, contre les conséquences de la colonisation, le conflit entre tradition et modernité dans Texaco. Pour symboliser le tragique dans l’espace-temps, Simone Schwarz-Bart aborde la thématique de la conquête dans Ti Jean L’horizon. Le récit allégorique de Maïari évoque, sous forme de conte, l’histoire poignante du « roi qui perdit les yeux dans un combat contre l’envahisseur 729 Le peuple dominé était obligé de quitter la terre des ancêtres, mais un « esprit » apparut en songe le roi vaincu « lui promettant de les conduire dans un pays qui serait leur nouvelle terre. » 730 Dans ce roman, histoire coloniale et espace tragique ne s’excluent pas. Ils se croisent dans la structure narrative et révèlent les guerres tribales qui ont précédé l’occupation coloniale. Maryse Condé développe des caractéristiques opposées dans Desirada : le contexte social, géographique et temporel de l’île de la Désirade semble bouleversant. La psychologie de Nina révèle tout le drame quotidien, qui achève le récit à la répugnance de la vie, à l’appel de la mort. L’angoisse que provoque le milieu amène le personnage à se résigner : « je n’ai plus beaucoup de temps à attendre sur cette terre. La nuit, j’entends la mort qui affûte ses grands couteaux. » 731 La Guadeloupe suscite le « pessimisme » de Nina ; et avec beaucoup d’amertume, elle condamne le temps émouvant : « Pour moi, la vie a commencé de la même façon que pendant l’esclavage. » 732 Le lecteur est confronté à cette particularité déroutante de la littérature antillaise, qu’on découvre dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart: les espaces romanesques formes des territoires impossibles, leur concordance avec le temps modifie l’action, transforme les événements et influence le parcours des personnages : « nous vivons dans une diversité de temps et d’espaces qui révèlent une diversité de cultures. » 733 Dans le contexte des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, la « diversité » produit des conséquences à l’intérieur de la narration qui évolue selon l’ordre, la chaîne de l’espace et du temps.

Notes
716.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 130.

717.

Daniel Maximin, L’île et une nuit, Paris, Seuil, 1975, p. 11.

718.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 19.

719.

Ibid., p. 244.

720.

Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, Paris, Gallimard, 1988.

721.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p.41.

722.

Ibid., p. 42.

723.

Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992.

724.

Ibid., p. 192.

725.

Ibid., p. 390.

726.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 249.

727.

Ibid.

728.

Patrick Chamoiseau, Texaco, op.cit., p. 203.

729.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 137.

730.

Ibid.

731.

Maryse Condé, Desirada, p. 183.

732.

Ibid.

733.

Carlos Fuentes, Géographie du roman, Paris Editions Gallimard, 1997, pour la traduction française, p. 53.