a. L’âge d’or et le pays originel

L’âge d’or marque l’unité et l’harmonie du temps historique et personnel avec le pays originel, dans le sens du pacte primordial entre les personnages et l’univers liminaire. L’équilibre de la période de béatitude et des endroits enchantés, s’il existe dans presque tous les romans du corpus, traduit, ailleurs, des réactions de quelques personnages, n’ayant jamais connu la stabilité. Reynalda, l’héroïne de Desirada, ne se souciait en aucun cas de l’âge d’or ; le royaume d’enfance, elle l’efface dans la psychologie, les souvenirs qu’elle évoque traduisent le déséquilibre, non seulement affectif, mais naturel, géographique, social et culturel. Le temps idéal et créole fait défaut dans Desirada, et Maryse Condé, en renversant le schéma narratif de Greimas 734 , montre Reynalda réussir dans un autre espace-temps, symbolisant la sanction positive de son parcours. Le pays natal, espace douloureux, décevant et triste de « cette pauvre malheureuse […] sans souliers, ni bonnes robes, ni livres neufs, ni cahiers avec des protèges-cahiers » 735 , débute Desirada par l’échec : le roman s’ouvre sur le manque qui projettera l’héroïne hors de la surface familière. Mais avant le déplacement, Maryse Condé avait fabriqué psychologiquement Reynalda. Dans la communauté de La Pointe, seul un membre avait osé désavouer l’union, critiquer les modes de vie, repousser l’espace, et blâmer le temps quotidien, qui ravissaient les autres : « Reynalda laissa dans les esprits le souvenir d’une fille excentrique et maussade qui n’avait pas voulu se contenter du lot commun. » 736 Reynalda avait réussi à contester l’âge d’or, contrairement aux habitants de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove, fascinés par le temps idyllique, croyant vivre éternellement dans l’âge d’or, en s’enfermant dans leur île. Même Cyrille le conteur, voyageant en Afrique, était retourné, hâtivement, en Guadeloupe, convaincu de l’espace unique et indispensable que représente Rivière au Sel. On comprend mieux leur refuge dans la temporalité, presque mythique, qui gangrène davantage les mœurs sociales, culturelles, puisque ailleurs, hors de l’île, la vie continue, alors que le temps, formidable pour eux, s’immobilise à l’intérieur. Le temps du rêve, le temps de souffrance, le temps de l’angoisse et de l’exil, le temps de la mort, se joignent pour engendrer les mêmes qualités du territoire plus que légendaire. Chose remarquable et frappante, le cycle du temps paradisiaque ne se rompra pas, car ni l’arrivée de Francis Sancher, ni sa mort, ni les Haïtiens, venus cherchés du travail, ne briseront leurs illusions qu’ils prennent pour réalité. Les habitudes continuent, les habitants considèrent la mort de Francis Sancher comme un épisode, la venue des touristes, une invasion. Rosa, mère de Vilma, ne sort-elle pas du lot, en osant critiquer, comme Reynalda dans Desirada, les obsessions de vivre le temps ancestral, dans le village qu’il faut protéger :

‘« Aujourd’hui, Francis Sancher est mort. Cela n’est une fin que pour lui. Nous autres, nous vivons, nous continuons de vivre comme par le passé. Sans nous entendre. Sans nous aimer. Sans rien partager. » 737  ’

La particularité des textes de Maryse Condé, c’est qu’elle construit dans les intrigues le personnage rebelle, qui bouleverse l’ordre, s’oppose à la croyance populaire, et examine les mentalités. Rosa interprète la mort de Francis Sancher, celle-ci devrait créer la transition entre les temps, passé et présent, les symboles de l’espace. Ce devrait être l’occasion d’outrepasser le temps « fameux », afin d’affronter l’insularité, le métissage et l’interculturel ; mais aussi d’oublier l’âge d’or et le pays originel. Simone Schwarz-Bart, si elle les a retenus dans Ti Jean L’horizon, c’est pour expliquer la vie antillaise. En travaillant sur les thèmes de l’héroïsme oral, des guerres tribales, et du retour au pays natal, Simone Schwarz-Bart, contre le modèle ironique de l’âge d’or dans Traversée de la Mangrove, développe les origines antillaises. Dans Ti Jean L’horizon, le récit onirique n’explore le pays d’autrefois que pour produire la vie présente. La fin de l’âge d’or, celle également du voyage en Afrique, n’est que le début du commencement. Le retour du héros au pays natal, la Guadeloupe, est triomphal, son expérience, favorable à la communauté de Fond-Zombi :

‘« Mais il voyait maintenant, nostr’homme, que cette fin ne serait qu’un commencement ; le commencement d’une chose qui l’attendait là, parmi ces groupes de cases éboulées, ces huttes, ces abris de fortune sous lesquels on se racontait à voix basse et l’on rêvait, déjà, on réinventait la vie, fiévreusement, à la lueur de torches simplement plantées dans la terre… » 738

Quelques-uns des thèmes développés dans Ti Jean L’horizon, et qui posent le problème du pays natal dans Traversée de la Mangrove, traduisent les illusions de Djeré dans Les derniers rois mages de Maryse Condé. Si Ti Jean, en explorant le temps des légendes guerrières, prouve aux Antillais les coutumes barbares de leurs Aïeux, Djeré dans Les derniers rois mages est envoûté par les légendes populaires, la période des épopées :

‘« De ce jour, enfermé du matin au soir, il griffonna sur des cahiers d’écolier. Il n’obéissait à aucune ambition, à aucun désir précis. Simplement, quand il se replongeait dans le court passé qu’il avait connu auprès de son père et le couchait en écriture, il se sentait mieux, libéré de ces envies qui un jour s’il n’y faisait attention le feraient en finir avec quelqu’un, homme ou femme, il ne savait pas, et se retrouver au fin fond de la geôle. » 739

Voilà qu’il retrouve, une fois plongé dans l’écriture, l’âge d’or ; le chemin rattrapé, menant au royaume paternel, est l’objet précieux qu’il ne faut pas négliger :

‘« Quand enfin je retrouvais mon chemin, je me blottissais contre l’épaule de mon père en souhaitant que ce temps ne finisse jamais, comme si je sentais que j’allais bientôt le perdre et que je ne serais plus pour personne le fils de la Panthère. » 740

Contrairement à Ti Jean, Djeré oublie le monde créole ; dans le Cahier numéro un, il redécouvre les « Origines », les « Totem et Tabou » dans le numéro trois, et « l’incendie d’Abomey » dans le numéro sept, le dernier. Son univers mental, troublé par les « Esprits qui détiennent tous les pouvoirs de l’Univers » 741 , est brouillé : les prouesses de son Ancêtre Tadjo le vaillant chasseur, qui connut une mort tragique, Djeré s’en glorifie :

‘« Un Génie qui avait pris la forme d’une mouche avait pénétré par son oreille gauche jusqu’à son cerveau qu’il mangeait doucement. Au bout de plusieurs jours de souffrance, de délire et de folie, Tadjo mourut. » 742

Ce cas de figure, Simone Schwarz-Bart le décrit, de façon différente, dans Un plat de porc…, on sait que l’âge d’or et le pays natal expriment la période de l’enfance, celle de Mariotte : « le cargo de Guyane m’éloignait pour l’éternité de moi-même… » 743 Le bateau, symbole du voyage, du mouvement, est parallèlement la fuite de l’enfance, mais Mariotte a réinventé les origines dans les évocations poétiques, qui transplantent la Martinique, l’espace autochtone, dans le présent et l’imagination:

‘« J’ai commencé à me rapprocher doucement de la Martinique, à petits coups de reniflements, à petits coups de paupières, à petits coups de nageoires véloces qui remuaient par brasses toute l’eau fangeuse contenue dans mon crâne… » 744

Le récit, célébré par le lyrisme de l’enfance, fait penser à Saint John Perse et Léopold Sédar Senghor, des poètes d’origine antillaise pour le premier, d’une famille Béké, et sénégalaise pour le second ; ils ont chanté leur enfance dans des poèmes écrits alors qu’il se trouvaient dans la patrie adoptive, la France. La chute du temps inspire leur poésie, qui évoque aussi l’espace perdu dans Enfance de Saint John Perse, et la chute du temps d’autrefois dans Royaume d’enfance de Senghor.

Notes
734.

Dans l’ouvrage, Algirdas Julien, Du Sens, Paris, Seuil, 1983. Greimas établit le schéma narratif selon quatre phases : la manipulation, la compétence, la performance et la sanction. Le personnage, au début, a une mission qu’il cherche à accomplir, il peut soit réussir soit échouer, c’est la sanction, la phase clôturant le récit.

735.

Maryse Condé, Desirada, pp. 63-64.

736.

Ibid., p. 21.

737.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 171.

738.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 286.

739.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 82.

740.

Ibid., p.94.

741.

Maryse condé, Les derniers rois mages, p. 155.

742.

Ibid., p.159.

743.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 82.

744.

Ibid., p. 83.