b. La chute du temps et la perte de l’espace natal

Le rappel des notions de Chute et de Perte dans le contexte religieux, pourrait éclairer leurs particularités littéraires dans les textes de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Liée au temps, consubstantielle à l’histoire de l’humanité, la chute entretient avec la religion des liens. Les textes sacrés prouvent son importance, symbole de la dégradation de l’Homme, notamment dans des histoires bibliques. L’Ancien Testament glose la chute du peuple d’Israël, dépossédé de la terre des Aïeux, alors que la Genèse mentionne l’exil originel d’Adam et Eve, tentés par Satan, exclus du Paradis, pour avoir désobéi au pacte sacré. Les œuvres littéraires en feront une source d’inspiration. La littérature occidentale, par exemple, en abordant le thème biblique de la chute du temps, de la perte de l’espace parfait, étudie l’éternelle question de la condition humaine. La chute engendre dans les œuvres littéraires le temps de lutte, d’aspiration à la grandeur, de même, dans la décadence de l’Homme, l’humanité est vouée à la tentation, au mal. Les Métamorphoses 745 d’Ovide consacre un extrait au tragique destin d’Icare, qui a voulu s’approcher par l’ambition démesurée de la lumière du Ciel. Sa chute est à la mesure de son ambition, il tombe et périt.

Dans le contexte des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, les traditions bibliques ne peuvent pas expliquer la fin des temps, la perte de l’espace coutumier. L’Histoire des Antilles avait engendré la dégringolade ; les conséquences psychologiques de l’esclavage étaient, entre autres, la perte de l’espace-temps profond et lointain, l’isolement, la séparation avec les siens. Edouard Glissant parlait déjà de « cataclysme primordial » 746 et de « désordre colonial » 747 qui marquèrent le début de la chute, la période de désaffection, de lutte et même de révolte. La fiction romanesque de nos auteurs retrace, à l’intérieur de la narration, des caractéristiques de la descente ; mais Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart entravent la logique de l’histoire, en rompant la chaîne des événements, la dégradation et la perte, telles qu’elles apparaissent dans les structures sociales de l’esclavage.

Dans Moi, Tituba sorcière…la décadence de l’héroïne pourrait signifier la chute du temps, mais celle-ci est incomplète, le rachat efface la disgrâce de Tituba. Maryse Condé semble dénaturer la « dialectique » de l’histoire, car l’échec des insoumis était inévitable : les esclaves pouvaient changer de propriétaire, et de maître en maître ils n’auraient pu manquer de perdre, malgré la révolte, le pays natal, sorte de mirage. Cette structure est inversée dans Moi, Tituba sorcière…, le dénouement aboutit au temps rétabli après la perte. Celle-ci engage l’héroïne dans la recherche, à l’issue de la quelle elle retourne à son île, la Barbade. La prison et la séparation, conséquences du déclin, préparent Tituba à l’action, mais la combat verbal, arme de tous les exilés, caractérise sa démarche ; elle regrette le paradis perdu par des mots qui, loin de taire sa peine, laissent apercevoir des images qui symbolisent la Barbade, figurée par « la case » avant la ruine et la privation du temps et de l’espace :

‘« Je revis la case où j’avais passé des jours heureux, dans cette solitude qui, je m’en apercevais à présent, est le bienfait le plus haut. Elle n’avait pas changé ma case ! A peine un peu plus bancale. A peine un peu plus moussue. La tonnelle de pomme liane était chargée de fruits. » 748

Tituba clôt la divagation par des notes beaucoup plus touchantes, elle nomme l’objet de la protestation : « Pays, pays perdu ? Pourrais-je jamais te retrouver ? » 749 À quelques exceptions près, elle rappelle Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé. L’effondrement et la recherche du pays d’origine, précipitent Francis Sancher dans le tombeau de Rivière au Sel. La création de l’intrigue démontre la dégradation éternelle du temps et de l’espace, car Francis Sancher est déshérité, n’ayant pas d’origine stable et connue, l’on ne saura jamais s’il est Cubain, Africain, Antillais ou Européen, tellement qu’il a parcouru toutes ces régions. La fuite du temps agrandit ses ambitions, mais la sanction négative résulte du désir de « traverser la mangrove », envie taboue et coupable, car on ne traverse pas la mangrove. En revenant au lieu de crime, histoire d’effacer la faute commise par son ascendance, partisane de la servitude, Francis Sancher avait creuser sa tombe : son audace est condamnable ; en s’élevant plus haut que les habitants de Rivière au Sel, qu’il intriguait, ces derniers assistent, ironie du sort, à ses funérailles :

‘« Oui, c’est sa mort qu’il attentait, assis sur ce tronc couvert de mousse, une colonie de fourmis toc-toc s’affairant inlassables et fiévreuses entre ses pieds. » 750

Maryse Condé symbolise la chute, le temps et l’espace par la mort, abandon irrémédiable de tout ce qui était possédé ; même la fin du roman, du temps narratif, coïncide avec l’enterrement du personnage défunt. On relèvera la distance entre Traversée de la Mangrove et Pluie et vent…, par rapport aux formes littéraires de la chute que les auteurs exagèrent, et qui expliquent la décadence morale et sociale. Maryse Condé avait occulté ce scénario dans Traversée de la Mangrove. Le personnage de Télumée s’inscrit dans le « stéréotype » des victimes de la déchéance, de la chute, et dans la lignée des Lougandor, braves et combattantes femmes créoles, prisonnières du temps des ruines, celui de l’esclavage. Mais ce rôle est contourné par le fait qu’il est joué par plusieurs protagonistes, en l’occurrence Amboise ; de leurs conversations palpitantes, ressort le thème de la déchéance historique :

‘« Nous parlions souvent de la chute du nègre, de ce qui avait eu lieu dans les temps anciens et se poursuivait, sans que nous sachions pourquoi ni comment. » 751

Aussi ce rôle est-il accompli jusqu’à son extrême, quand quelques passages de Pluie et vent… amplifient l’expérience de Télumée par des « méditations » sur la chute primordiale, sur le temps maudit, douloureux, comme si les personnages assistaient à l’éternel retour de la malédiction : 

‘« Chaque jour, j’endossais ma robe de cannes, ma seconde peau, deux sacs de farines assouplis par les lessives et tout imprégnés de ma transpiration. » 752

Voilà pourquoi Simone Schwarz-Bart a créé dans Pluie et vent… et Un plat de porc… des schémas presque conformes, rattachés à des images sur le cosmos qui s’effondre progressivement, et qui entraîne la décrépitude des valeurs antillaises. En composant le récit à la première personne dans Un plat de porc…, Simone Schwarz-Bart enferme son lecteur dans la conscience hallucinée et trouble de Mariotte qui exprime des sensations nées du désordre cosmique. Le propos de l’auteur est double : au tableau sombre de l’hospice, miroir de la vieillesse, donc de la chute du temps, s’ajoute, comme dans Pluie et vent…, des raisonnements de Mariotte qui raccommode avec beaucoup d’imagination le monde détruit, à travers la métaphore de l’âge : 

‘« J’avais beau l’implorer avec des mots de petite fille, et ceux de la vieille femme que j’étais devenue- bien plus âgée qu’elle ne le fut à sa mort- elle se refusait obstinément d’apparaître à mes yeux au grand jour, devant la case entourée de végétation et comme croulante maintenant de soleil !... » 753

Tantôt posant la question de la disparition du temps, tantôt déplorant la suppression de l’espace habituel, les réflexions de Mariotte conduisent à des plaintes ; la narration ne se fonde plus sur la réalité créole, mais sur la question morale de la distance entre l’être et le monde, rapprochant Mariotte de Télumée. Mais dans Pluie et vent…, les personnages participent aux rapports ; Télumée, en même temps qu’elle réfléchit sur l’éloignement, rappelle ses expériences, nées de sa confrontation avec le contexte inverse de l’espace-temps créole du roman :

‘« Le mal était sur terre bien avant l’homme, et il demeurerait après l’anéantissement de la race humaine. Ainsi, telle qu’elle se présentait, l’affaire dépassait infiniment le cadre du morne La Folie » 754

Simone Schwarz-Bart détache les liens entre les personnages : Mariotte échappe in extremis au contexte dans lequel l’auteur avait démontré l’époque de Tituba, victime, en terre martiniquaise et créole, de la faute originelle, du péché d’être esclave.

Notes
745.

Ovide, Les Métamorphoses, « Dédale et Icare », Livre VIII, V183-235, Paris, Collection « Contes, légendes et récits », Editions Flammarion, 2003.

746.

Edouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 35.

747.

Ibid..

748.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 126.

749.

Ibid.

750.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 156.

751.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 219.

752.

Ibid.

753.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 85.

754.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 239.