c. La reconquête du temps et de l’espace perdus

Dans cette approche littéraire, le rattrapage du temps d’autrefois se croise à la recherche de l’espace perdu. La reconquête ne paraît pas l’exaltation du passé, ni la frénésie de la Terre créole, elle est leur affirmation ; mais dans cette démonstration, Maryse Condé rejoint Simone Schwarz-Bart : c’est pour exprimer le désir des personnages de fonder la réalité, ou en tout cas de l’imposer, grâce à leurs imaginations. Cette réalité-là est romanesque, en conséquence l’univers réinventé présente des caractéristiques du temps et de l’espace, non pas ceux créés par les auteurs, mais convoités par les personnages. Les êtres de Pluie et vent…, Moi, Tituba sorcière…, Ti Jean L’horizon, Desirada, Traversée de la Mangrove, Les derniers rois mages et Un plat de porc… présentent la particularité d’être des « anges » révoltés, parce qu’échappant à l’autorité de leurs « créateurs », et cherchant à imposer leur propre communauté mentale, temporelle, spatiale. On peut développer l’affirmation en analysant, pour chaque roman, le combat engagé entre les structures de l’espace-temps construites par les auteurs, et l’imaginaire des personnages, doubles des auteurs, et poètes à leur style, qui poursuivent des réalités différentes.

Dans leurs récits fragmentaires, parce que soutenu par des souvenirs incertains et inachevés, les personnages de Traversée de la Mangrove se souviennent de l’existence guadeloupéenne passée, qu’ils opposent à leur présent de villageois, enfermés dans la routine, éloignés du monde, tout comme les habitants de la petite communauté protestante de Griffin Creek dans le roman d’Anne Hébert, Les fous de Bassan 755 . Aussi respectueux des coutumes et des commandements que les habitants de Rivière au Sel, les « fous de Bassan » s’enferment dans le temps quotidien pour tous les villageois, et biblique pour le Révérend Nicolas Jones. Dans le temps religieux, il trouve la béatitude, la raison de vivre :

‘« Il ne fallait pas écrire cela il y a quatre siècles et laisser la parole adressée aux Corinthiens faire son chemin, à travers le temps et l’espace, jusqu’à moi, Nicolas Jones, fils de Peter Jones et de Felicity, née Brown, légitimes descendants de Henry Jones et de Maria Brown, tous deux échoués, un jour de juin 1782, sur la grève de Griffin Creek, fuyant la révolution. » 756

Cette reconquête du temps biblique, est le prétexte pour défendre l’espace du village, et les sermons du Révérend ne traduisent que la force de consolider les liens entre les habitants, pour ne pas abandonner leur milieu. Des moyens oratoires semblent nécessaires, car comme Xantippe dans Traversée de la Mangrove, Nicolas Jones rappelle les origines du village, sa création, ses premiers habitants, son histoire. L’évocation contribue aux ambitions du Révérend : sauvegarder l’espace condamné à la disparition et à la différence :

‘« Au commencement il n’y eut que cette terre de taïga, au bord de la mer, entre cap Sec et cap Sauvagine. Toutes les bêtes à fourrure et à plumes, à chair brune ou blanche, les oiseaux de mer et les poissons dans l’eau s’y multipliaient à l’infini. » 757

D’un ton différend et plus intime, Xantippe ne cache pas les secrets de Rivière au Sel, étant le seul à connaître les provenances des habitants, le nom des arbres, lianes, rivières qui parcourent le village ; et comme le Révérend, il réconcilie les personnages avec leur univers, temporel et spatial :

‘« En un mot, j’ai nommé ce pays. Il est sorti de mes reins dans une giclée de foutre. Longtemps, j’ai vécu ma vie, au creux des ananas bois, remplissant mon ventre de la sève des arbres. Parfois, j’étais fatigué de planer sur ces perchoirs et je descendais dans les savanes parmi les cannes en fleur. » 758

Les villages, Rivière au Sel et Griffin Creek, ont quelque chose de particulier en commun : les cadres rappellent le temps tragique, évoqué antérieurement, et de ce fait ils suggèrent le combat du Révérend et de Xantippe pour reconquérir les événements, et les accumuler dans le présent ; mais la mort de Francis Sancher, d’une part, et la disparition « mystérieuse » des cousines germaines, Olivia et Nora Atkins, d’autre part, bouleversent le temps et l’espace des romans, Traversée de la Mangrove et Les fous de Bassan. Voilà pourquoi les deux personnages, emblématiques, analysent les tragédies précédentes, comme s’ils voulaient apaiser la clameur, exorciser la peine des villageois, en leur rappelant les temps perdus, dans le ton des sermons funèbres :

‘« Il suffi d’un seul été pour que se disperse le peuple élu de Griffin Creek. Quelques survivants persistent encore, traînent leurs pieds de l’église à la maison, de la maison aux bâtiments. De robustes générations de loyalistes prolifiques devaient aboutir, finir de se dissoudre dans le néant avec quelques vieux rejetons sans postérité. Nos maisons se délabrent sur pied et moi, Nicolas Jones, pasteur sans troupeau, je m’étiole dans ce presbytère aux colonnes grises vermoulues. » 759

La réponse de Xantippe est d’autant plus pathétique qu’elle préserve l’énigme sur les auteurs du crime ; et dans cette atmosphère de deuil, les fragiles ne sont que plus apeurés, d’autres commenceront, probablement, à dédramatiser la mort de Francis Sancher :

‘« Car un crime s’est commis ici, ici même, dans les temps très anciens. Crime horrible dont l’odeur a empuanti les narines du Bon Dieu. Je sais où sont enterrés les corps des suppliciés. J’ai découvert leurs tombes sous la mousse et le lichen. J’ai gratté la terre, blanchi des conques de lambi et chaque soir dans le serein je viens là m’agenouiller à deux genoux. » 760

Les contextes des littératures francophones, antillaise et québécoise, sont différents, mais on retrouve la même quête du temps et de l’espace perdus ou menacés, à cause du métissage des valeurs, des mœurs, des habitudes et des individus. On comprend mieux le Révérend Nicolas Jones dans Les Fous de Bassan qui construit, malgré la ruine de Griffin Creek, « une annexe au presbytère et d’y installer une galerie des ancêtres, afin d’affirmer la pérennité de mon sang. » 761 Ou bien Emile Etienne, l’historien qui voulait écrire dans Traversée de la Mangrove, les « souvenirs gardés au creux des mémoires » 762 , et parcourir toute la Guadeloupe pour « recueillir toutes ces paroles qu’on n’a jamais écoutées… » 763  Traversée de la Mangrove et Les fous de Bassan éclairent les autres romans : Pluie et vent…, Ti Jean L’horizon, Les derniers rois mages, Desirada et Moi, Tituba sorcière… Mais ces derniers présentent des personnages qui partagent, tous, l’envie de retourner à la terre des origines, et ils n’ont pas besoin de sermons ni d’être guidés. Toutes les images littéraires s’avèrent fondamentales à la reconquête, même les plus exotiques dans Un plat de porc…: « Le goût imaginaire de la nourriture de chez moi brûlait si fort que je me suis mise à gratter ma gorge, jusqu’au sang, pour l’extirper… » 764  Ou les plus plaintives dans Pluie et vent.., quand Télumée regrette les belles époques « où Fond-Zombi s’étira, fleurit et rayonna. Un petit vent de prospérité flottait sur le village, les champs de cannes s’étendaient, des champs nouveaux se défrichaient… » 765 C’est la fiction dans Desirada qui donne des images poétiques, créant le métissage de l’espace-temps, et la distance vis-à-vis du présent que creusent les personnages : « En ce temps-là, la Guadeloupe vivait portes et fenêtres ouvertes, et la vie coulait vers sa fin, limpide comme l’eau d’une rivière. » 766

Autre caractéristique de la conquête de l’espace et du temps perdus : Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart s’ouvre sur l’allégorie de l’identité antillaise passée. Mais l’allusion se lit dans les structures de l’espace et du temps qui évoquent, en quelque sorte, des mondes inconnus, puisqu’ils sont rêvés. L’auteur pénètre dans la psychologie du personnage, qu’il plonge dans l’univers cosmique, mais qui porte ses racines identitaires, parce que, dans ses hallucinations, Ti Jean avait rencontré Wademba l’Ancêtre. Les aventures mystérieuses semblent le prétexte pour apostropher le temps passé dans la littérature antillaise. Simone Schwarz-Bart, comme n’importe quel écrivain antillais, cherchant les racines culturelles et identitaires, ne pourrait manquer de situer dans Ti jean L’horizon, roman oral, le peuple, l’espace antillais, le temps créole par rapport aux précédents : « des éternités derrière les éternités, des montagnes nouvelles derrière les montagnes et des peuples différents qui se succédaient sans fin, telles les vagues de la mer » 767

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart accordent donc à l’espace et au temps de leurs romans une dimension littéraire, faisant de ces catégories des composantes essentielles l’identité antillaise. Comment en pourrait-il être autrement, si toutes les questions abordées par les auteurs, la résolution des personnages de reconquérir l’espace-temps, sont une mise en exergue du registre de l’identité ? On sait que tout exilé désire constamment le retour dans son pays natal, à la terre des origines culturelles, pareillement tout déplacé veille à la nostalgie du terroir natal, du temps perdu, symbole de son identité, de là celle de la communauté. La confusion des lieux et des temps dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, mais aussi leur description transparente, et presque réaliste, revêtent un sens littéraire : c’est le tableau de la littérature antillaise. La lutte des personnages, pour retrouver la place convenable dans la société romanesque, offre la lecture du combat littéraire des auteurs, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart qui cherchent à s’imposer dans la société antillaise, et qui affirment par là leur engagement non pas politique ni idéologique mais littéraire. D’où les situations dramatiques, les actions qui engagent les personnages à la recherche de la conscience de soi, dans un univers spatio-temporel quasiment celui des Antilles. Ce qu’il faut remarquer, c’est la préoccupation des auteurs, proche de celle d’autres écrivains antillais, Gisèle Pineau, Patrick Chamoiseau, Ernest Pépin, Daniel Maximin ; car il ne faudrait pas perdre de vue que la littérature antillaise est avant tout une « parole » proférée et écrite, une « voix » qui s’élève pour dire et nommer le pays. C’est pourquoi le temps de l’action romanesque, en se transformant en instant de quête, suggère l’autre conquête menée par les auteurs, notamment Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart: la recherche littéraire, du moins de l’identité littéraire. On s’en aperçoit au fil des pages de chaque roman. Le temps se dédouble, car la durée des aventures, la période des événements, préfigurent le temps de « l’écriture », qui rappelle à chaque lecture profonde la littérature antillaise. C’est le temps des évènements racontés qui éclaire la présence des auteurs, leur imaginaire. Celui-ci oriente l’analyse vers la création. Les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart présentent des caractéristiques par rapport à leurs formes narratives, qui révèlent le mélange des traditions littéraires, la fusion des écritures, et qui dépassent les thèmes, l’histoire, l’espace-temps simplement pour les métisser avec des formes stylistiques et imaginaires.

Notes
755.

Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Editions du Seuil, 1982.

756.

Ibid. p. 24.

757.

Ibid., p. 14.

758.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 242.

759.

Anne Hébert, Les Fous de Bassan, op.cit., pp. 13-14.

760.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, pp. 244-245.

761.

Anne Hébert, Les Fous de Bassan, p.14.

762.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 237.

763.

Ibid.

764.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 139.

765.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 139.

766.

Maryse Condé, Desirada, p. 162.

767.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 160.