TROISIEME PARTIE :
La création de formes d’écriture métissée

L’identité antillaise, première matière des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, ne sera pas le dernier soubassement des œuvres, elle est enfouie à l’intérieur des formes d’écriture métissée. Au mélange stylistique que génère pieusement la plume enchantée de Mariotte: « Le sang du Bon Dieu coule comme la rivière Capote: il saute une pierre, enfile un pré… » 768 , s’ajoutent les influences littéraires subies par les auteurs. Les romans du corpus s’imposent non seulement par les thèmes de l’identité, mais aussi par l’écriture qui fait de chaque page, de chaque récit des chambres d’échos et de résonances de voix littéraires nombreuses. Ce que l’on admire particulièrement, c’est l’aventure comme forme imaginaire d’écriture et de narration, les évocations hasardeuses et recherchées parcourent beaucoup de styles. En décrivant l’errance des personnages, Simone Schwarz-Bart promène son imaginaire : « Un sentier s’offrit à lui au milieu de cette désolation » 769 , on reconnaît le héros égaré en pleine campagne, au milieu de la nuit sans étoiles, mais l’imaginaire de l’auteur et l’âme de Ti Jean défient les ténèbres, le sentier, chemin du héros et de l’écriture, « conduisait à une caverne profondément encastrée dans la falaise et où régnait une luminosité plus vive qu’à l’extérieur. » 770 Le métissage littéraire, en voulant nommer « la parole de la nuit », aboutit à la définition originelle du métis, mélange de couleur, de sang, de mentalité. Les aventures signalent la rencontre de l’ombre et de la lumière, Simone Schwarz-Bart recherche l’écriture métissée même au plus profond des descriptions : « Puis la caverne se referma en une gorge étroite, qui déboucha subitement sur une vaste salle éclairée par un feu de bois. » 771

Traversée de la Mangrove, Pluie et vent…, Moi, Tituba sorcière…, Ti Jean L’horizon, Un plat de porc…, Desirada et Les derniers rois mages, reflètent des images frappantes, colorées, métaphoriques, décrites tout au long des enchaînements narratifs, carrefours de styles différents, de traditions littéraires opposées. Les auteurs ont symbolisé l’identité créole comme motif littéraire qui dégage des représentations si mêlées qu’elles paraissent dénaturées mais significatives: l’identité perd sa vraie valeur qu’elle tenait de la réalité de Fond Zombi, des rituels de Rivière au Sel, du « vacarme d’enfer » 772 pendant le Carnaval de La Pointe dans Desirada, et de la misère tragique des paysans qui « tissaient de longs linceuls de coton » 773 dans Moi, Tituba sorcière… Elle se transforme en évocation littéraire, fondée sur le langage et les images ; les nombreux tableaux pittoresques dans Traversée de la Mangrove, les hallucinations narratives dans Un plat de porc…, les parenthèses et les allusions dans Pluie et vent, tout porte à croire que les auteurs ont bâti les thèmes identitaires dans l’écriture métissée. Cette dernière mobilise les ruses et les astuces qui enjolivent les romans, et qui superposent à l’intérieur de la narration des modèles et des paysages littéraires. La crise du personnage antillais, les structures constamment renversées et éclatées, l’assemblage des récits, et le renouvellement du langage littéraire créolisé, prouvent la « modernité » des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart:

‘« La modernité commence avec la recherche d’une littérature impossible. Ainsi l’on retrouve dans le Roman, cet appareil à la fois destructif et résurrectionnel propre à tout l’art moderne. » 774

Aux Antilles, cohabitent deux langues, le français, langue coloniale et le créole, langue locale née du mélange de patois africains avec des mots français. Chaque langue véhicule une identité intrinsèque, et exprime une culture profondément enracinée dans les habitudes de la communauté. La conséquence immédiate de cette «diglossie» est la valeur métaphorique des langues au goût de l’écrivain antillais. Les dialectes de chaque île des Caraïbes s’affrontent dans les romans antillais, selon la provenance des personnages. L’œuvre littéraire est le produit non pas toujours achevé du langage dissemblable selon les écrivains, tous les auteurs antillais ne pratiquent pas le métissage littéraire, et le rapport avec les langues d’écriture est une particularité de la littérature antillaise. On distingue aux Antilles l’existence de deux littératures parallèles qui expriment, malgré tout, des réalités culturelles similaires: la littérature créolophone d’expression créole et la littérature francophone d’expression française. Les romans de Raphaël Confiant, Marisosé 775 et Jik déyé do Boudye 776 sont écrits en créole, sans recours nécessaire au lexique français, sans altération du sens littéraire que recherchait l’auteur. Dans Texaco et Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau, français et créole se côtoient dans les structures narratives : l’auteur se situe dans des domaines linguistiques et littéraires autant différents qu’ils révèlent le métissage. Quelques romans de Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, La vie scélérate, sont écrits intégralement en français, sans recours au lexique créole. Ce roman-là, Moi, Tituba sorcière…, est-il inévitablement créole ou antillais, si la langue d’emprunt, le français, en est le moyen d’expression ? Voilà une forme de métissage, car au départ le texte est écrit exclusivement en langue coloniale, et à l’arrivée les récits présentent des caractéristiques qui ne dénaturent le français que pour révéler une écriture remarquable, magnifique, et séduisante parce qu’elle est métissée et mélangée dans ses formes. Les écrivains antillais ont à cœur de traduire ces approches différentes, qui rendent composite l’écriture métissée. Confusion due au langage littéraire d’un tel ou tel écrivain, au style constamment particulier d’un quelconque roman des îles, pris isolément, mais qui ne pourra jamais s’opposer aux autres romans antillais. Les converges littéraires sont aussi existantes que les divergences, mais le style, une approche personnelle des langues, français et créole, serait particulier dans le contexte littéraire antillais. La littérature aux Antilles éclate les formes, accroît les écritures, diversifie le métissage littéraire.

Dans notre corpus, l’écriture métissée dépasse la problématique langue créole / langue française. Mais on ne saurait nier la présence du lexique insulaire dans les romans étudiés. Cette constance est l’empreinte de la littérature francophone, à laquelle appartiennent œuvres et auteurs choisis, la marque aussi de la distance avec la langue orale. Pour comprendre ce bouleversement indispensable, il faut voir de quelles façons l’écriture métissée se déploie dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Trois notions complémentaires et analysables structurent le métissage littéraire:

A. Les traditions orales et créoles dans l’écriture des romans

B. Les racines littéraires dans les romans

C. La création de formes narratives et métissées

La reproduction de la littérature orale, et des genres oraux, peut être considérée comme une forme de métissage. L’usage particulier et même très maîtrisé de la langue créole, soutenue par la rhétorique orale, éclate les structures narratives. Quant aux racines littéraires, elles s’ouvrent sur l’Europe et l’Amérique hispanique. Avant de prétendre à l’ouverture, les romans s’enracinent d’abord aux sources créoles. Leur écriture présente des formes inattendues, allant de la représentation à la subversion des structures du roman. L’origine de ce métissage imaginaire semble la réécriture des traditions littéraires occidentales et sud-américaines, mais le contexte guadeloupéen particularise les adaptations:

‘« Le commun dénominateur des littératures émergentes, et notamment des littératures francophones, est de proposer, au cœur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littérature dans des contextes différents. » 777

Les préoccupations culturelles et les influences géographiques offertes aux auteurs traduisent leur identité littéraire. Voilà ce qui explique les points de convergence. Lise Gauvin estime la portée des langues, le sens de l’identité dans les littératures francophones.

Notes
768.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 111.

769.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 208.

770.

Ibid.

771.

Ibid.

772.

Maryse Condé, Desirada, p. 15.

773.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 189.

774.

Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 31.

775.

Raphaël Confiant, Marisosé, Martinique, Presses Universitaires Créoles, 1987.

776.

Raphaël Confiant., Jik déyé do Boudye, Guadeloupe, Editions Ibis Rouge 2000.

777.

Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues, Entretiens, Paris, Editions Karthala, p. 67.