Chapitre premier : L’influence des traditions orales et créoles dans l’écriture

On peut détacher un fait considérable dans la littérature antillaise : elle est profondément « traversée par l’oralité », l’écriture qui la définit depuis sa naissance « pratique l’hybridation linguistique et stylistique» 778 . L’oralité créole peut-elle dès lors rendre compte et envahir, sans l’altérer complètement, la forme narrative et écrite que dévoile le roman ? La littérature antillaise, en témoignent les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, mélange l’oralité avec le genre romanesque, elle intègre les caractéristiques de l’oral dans l’écriture. Les forment s’opposent par les genres, elles s’affrontent par leurs structures syntaxiques. Les écrivains qui font L’Eloge de la créolité, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Jean Bernabé, voyaient dans l’enracinement, dans le retour aux sources orales, un moyen d’exprimer la créolité. Ils n’apprenaient pas grand-chose à Maryse Condé, qui avait auparavant trempé sa plume dans les secrets antillais emportés par le « cyclone qui a ramassé ses forces au-dessus de l’Atlantique 779 Les romans de Simone Schwarz-Bart sont antérieurs à L’Eloge de la créolité, car avant 1989, date de la parution de L’Eloge…, Pluie et vent…, Un plat de porc… et Ti Jean L’horizon étaient déjà publiés, et on y lisait des fables créoles.

La littérature antillaise retrouve sa source dans l’oralité, l’imitation est de l’ordre culturel ; l’art de l’écrivain oriente cette résurgence vers l’allégorique et le factice. Les formes orales transcrites dans les romans, leur contenu et leur genèse défient la continuité narrative en rompant la simplicité. L’oralité et l’écriture présentent deux esthétiques différentes, deux structures narratives distinctes, leur rhétorique est propre. Leur assortiment dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart entraîne la subversion des mémoires de l’oralité. Voici les caractéristiques orales dans les romans: le conte, la fable, les proverbes, les chants, les mythes, etc. Cet amalgame affirme le dépassement du métissage culturel, la naissance du mélange littéraire. Les textes romanesques de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart expliquent la fusion littéraire par l’émission de l’oralité dans l’écriture. A lire les romans de ces auteurs, le lecteur, qu’il soit membre de la communauté créole ou non, reconnaîtra les traces de l’oralité. Ce genre de métissage linguistique agrémente le récit par les genres oraux. L’expression « littérature orale narrative » 780 , Roland Bourneuf et René Ouellet l’ont employée pour exprimer l’intertextualité culturelle, les interférences orales dans les œuvres littéraires: cette influence culturelle, à la lecture de Pluie et vent…, Ti Jean L’Horizon, Traversée de la Mangrove, exprime l’écriture métissée. Les textes médiévaux n’étaient-ils pas des réécritures de mythes héroïques, de légendes bibliques, de contes populaires, remodelés dans des formes narratives appelées roman épique, roman médiéval, roman de chevalerie. La littérature antillaise, parce qu’elle est récente et émergente, est à bien des égards la transposition des formes créoles et orales. Toute littérature, à ses origines, est liée, directement ou indirectement, à lamémoire de l’humanité. Cette commémoration garde jalousement « traditions et croyances » 781 dans l’imaginaire littéraire. La littérature antillaise semble s’inscrire dans cette tradition littéraire : les premiers textes d’une littérature, comme l’Epopée de Gilgamesh 782 , évoque la mentalité populaire, les créations collectives et imaginaires.

Les écrivains de la Négritude, comme Aimé Césaire, et ceux de l’Antillanité, à l’image d’Edouard Glissant, avaient approfondi l’héritage culturel et oral en prolongeant jusqu’à l’épuiser l’oralité dans la littérature. Cette prédisposition se consolide avec les écrivains de la Créolité, comme Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant. La position de Maryse Condé sur l’art créole semble ambiguë: elle refuse d’être située dans le mouvement de la créolité, conteste l’appellation « écrivain antillais », et rejette le communautarisme qui aliène les individus et les rend étrangers à eux-mêmes, c’est-à-dire à ce qui fait qu’ils soient des humains. L’ensemble de son œuvre forme une recherche de l’humanité. La caricature du conteur traditionnel dans Les derniers rois mages, la remise en cause des racines identitaires dans Desirada, les références littéraires et étrangères dans Moi, Tituba sorcière…, permettent d’approuver ses positions sur la littérature qui affranchie les frontières géographiques et réunit les cultures, les peuples, les hommes, on remarque par là les particularités du comparatisme dégagées antérieurement dans l’Avant-propos:

‘« Etre Antillais, finalement, je ne sais toujours pas très bien ce que cela veut dire ! Est-ce qu’un écrivain doit avoir une identité définie ? Est-ce qu’un écrivain ne pourrait pas être constamment errant, constamment à la recherche d’autres hommes ? Est-ce que ce qui appartient à l’écrivain, ce n’est pas seulement la littérature, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas de frontières. » 783

Simone Schwarz-Bart, contrairement à la liberté que Maryse Condé avait retrouvée pour délier les liens sacrés avec l’île, ne masque pas son désir apparent de reconduire la tradition orale et créole dans Pluie et vent… et Un plat de porc…Si, malgré cette affirmation vraisemblable, ses romans sont proches des textes de Maryse Condé, c’est parce que les deux auteurs aboutissent à des résultats littéraires quasi semblables, bien que les visées au départ de leur écriture soient opposées.

Notes
778.

Daniel- Henri Pageaux, « La créolité antillaise entre postcolonialisme et néo-baroque », Littératures postcoloniales et francophonie : Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’université de la Sorbonne Nouvelle, op.cit., pp.83-115.

779.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p.146.

780.

Roland Bourneuf et René Ouellet, L’univers du roman, op.cit., 1996, p. 16.

781.

Ibid.

782.

L’Epopée de Gilgamesh est un texte fondateur qui date de l’époque sumérienne. Gilgamesh, qui refuse de mourir, va à la quête de l’immortalité ; le texte recueilli sur les tablettes des scriptes sumériens parle de cette épopée légendaire de Gilgamesh.

783.

Maryse Condé, « Notes sur un retour au pays natal », Conjonction : revue franco-haïtienne, n° 176, supplément, 1987, pp. 7-23.