b. Mythes et légendes créoles

De la même façon que le conte, les mythes et légendes créoles apparaissent dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, au moment où le crépuscule «descendait maintenant sur le village, la montagne, la mer au loin, fondant toutes choses visibles en une même buée rose et bleue, sauf les petites lueurs jaunes des cases 812 C’est la légende des périodes sous l’emprise des ténèbres qui évoque les vieux mythes de ces temps accomplis. Leur insertion dans les textes engendre des ruptures thématiques, une transcendance de la réalité, un changement de registre et de ton. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart s’attèlent à la création de mythes, étant donné que la société antillaise souffre d’un manque de mythes. L’imaginaire populaire est friand de fables, ces auteurs les représentent dans leurs romans, en donnant l’illusion de décrire les paraboles du passé. Cette représentation engendre des conséquences stylistiques qui éclairent la valeur thématique des mythes. Car leur appropriation révèle un véritable métissage littéraire des œuvres. Mythe et légende créoles n’apparaissent pas de la même façon dans les différents romans, et leur réécriture particulière témoigne du tempérament, des approches de chacun de ces auteurs, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Les exemples illustrant la transposition des légendes créoles abondent dans les romans. Les mythes d’origine ou de création du monde se découvrent dans Pluie et vent…, Les derniers rois mages, Traversée de la Mangrove et Ti Jean L’horizon. C’est la métaphore de l’écriture, c’est-à-dire de la création, parce que les provenances du monde fondent le mythe tout comme l’auteur crée son texte. Dépositaire du savoir traditionnel dans Pluie et vent…, la Reine Sans Nom symbolise le métissage littéraire en représentant le double de l’écrivain. Son souffle poétique et oral inspire la plume enchantée de l’auteur, qui ne fait que décrire, transcrire la moralité créole conservée jalousement dans la mémoire de la Reine:

‘« […] au commencement était la terre, une terre toute parée, avec ses arbres et ses montagnes, son soleil et sa lune, ses fleuves, ses étoiles. Mais Dieu la trouva nue, et il la trouva vaine, sans ornement aucun, c’est pourquoi il l’habilla d’hommes. Alors il se retira au ciel, entre deux cœurs, voulant rire et voulant pleurer et il se dit : ce qui est fait est bien fait, et là-dessus il s’endormit […] » 813

Reine Sans Nom explique la création de l’univers, abandonné par son créateur, puis peuplé par des humains qui ont perverti à leur tour le monde en ruines:

‘« Ils devinrent lâches, malfaisants, corrupteurs et certains incarnaient si parfaitement leur vice qu’ils en perdaient forme humaine pour être : l’avarice même, la méchanceté même, la « profitation » même. » 814

Les troubles de la société créole, les problèmes d’ordre psychologique qui angoissent les Antillais, l’esprit du mal qui habite l’individu, auraient-ils des explications mythiques ? On sait que Télumée veut peindre la société antillaise dans toutes ses apparences et profondeurs ; le recours à la parabole de l’univers créé par Dieu mais dépravé par les humains, contribue constamment à cette peinture. La nature, vierge et exotique, exprime dans Les derniers rois mages les mêmes origines de l’univers, cette fois-ci villageois. Au commencement existaient des animaux dans cette cité bâtie sur la pente des montagnes et des collines, les dépositaires de la culture créole l’évoquent encore sous l’angle du mythe de la forêt:

‘« Dans la forêt, il y a pas de saison sèche. L’eau est partout. Elle tombe d’en haut, elle flotte dans l’air, elle clapote sur la terre où les larves pullulent. Les crabes accrochent leurs nids dans les branches et les poissons piranhas nagent entre les pieds des arbres en broyant les fruits rouges du Sarawak. » 815

Les derniers rois mages sont le miroir exotique de la nature créole. La description de la forêt traduit en même temps l’exotisme, mais Maryse Condé ne retiendra pas la vision dans Desirada : l’histoire biblique de Jean, qui baptisait les hommes, et celle de Jésus, qui venait au secours des pauvres et guérissait les malades, apparaissent dans Desirada. L’arrivée de l’Evêque aux Antilles, rappelle cette histoire que Maryse Condé a reprise, sous forme de mythe, dans le contexte créole. L’auteur précise que « l’évêque de la Guadeloupe a débarqué pour un pèlerinage à la Désirade » 816 , un rite célébré par la communauté qui exulte en processions réjouissantes:

‘« Ce jour-là, depuis la nation, tous les gens ont couru jusqu’à la jetée. Certains simplement pour admirer la vedette, ses drapeaux et ses images de la Sainte Vierge flottant dans le vent. » 817

Les images développe la religion et le métissage lexical, elles exposent élégamment le portrait de l’évêque, «coiffé avec une mitre dorée et il faisait de grands gestes de bénédiction » 818 . On pourrait faire une allusion à Jésus Christ, car « l’évêque guérissait les maladies. » 819 Les expressions comme « au pied du maître-autel », « mitre dorée », « robe violette » 820 , semblent justifier une écriture qui mêle plusieurs cultures, plusieurs traditions et qui recourent à leur lexique nécessaire au métissage littéraire. D’autre part, la vie des habitants de Fond Zombi et des villages d’Afrique, dans Ti Jean L’horizon, ne revêt-elle pas des formes mythiques ? L’écriture même de ce roman n’est-elle pas traversée par des structures mythiques qui engendrent le roman ? Simone Schwarz-Bart réutilise la technique narrative du début de texte qu’on appelle « incipit », cette présentation est constante dans les romans français du XIXe siècle. L’ouverture de Ti Jean L’horizon est légendaire, le mythe se mêle au roman. Les origines incertaines, floues, ambiguës de Fond Zombi situent le roman dans un univers insulaire étrange:

‘« Les arbres eux-mêmes n’en ont pas gardé le moindre souvenir, et les habitants de l’île pensent que rien ne s’y passe, rien ne s’y est passé et rien ne s’y passera, au grand jamais, jusqu’au jour où l’île s’en ira rejoindre ses sœurs aînées qui tapissent le fond de l’océan. » 821

La légende créole fait croire à l’engloutissement des îles sous l’emprise des forces invisibles de la mer. Simone Schwarz-Bart délaisse momentanément le récit mythique scandé par l’histoire romanesque. Elle écrit : « Les premiers occupants de Fond-Zombi étaient des hommes à peau rouge qui vivaient le long de la Rivière-Aux-feuilles. » 822 Plus loin, l’auteur apporte des précisions : « Tout cela était loin, à l’heure où commence mon histoire. » 823 On voit le dédoublement du récit oral ou mythique par le récit des événements. Deux auteurs expliquent cette problématique du métissage littéraire, qui caractérise quelques œuvres de littérature antillaise: Jack Corzani et Antoine Régis. Si le premier auteur prouve dans La littérature des Antilles et de la Guyane 824 l’indépendance de la littérature antillaise, tributaire de la Négritude, le second écrivain, par contre, approuve les filiations entre la littérature antillaise et la littérature française dans son ouvrage La littérature franco-antillaise. Ces deux théories situent la littérature antillaise au centre des traditions littéraires africaine et française :

‘« Couvre donc un nœud de relations et d’interactions : elle suppose qu’attention soit portée aux mises en parallèle des textes, aux transits d’écriture, aux réécritures parodiques, mais encore à l’expression des antagonismes ou des coïncidences idéologiques. » 825

Les mille et une idées que les habitants de Rivière au Sel se font à l’égard de Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove, expliquent les origines orales de la société, les personnages ne peuvent pas se taire, ils refusent le silence. Quel homme était subséquemment venu perturber leurs habitudes, et réveiller brusquement les automatismes de la parole qui sommeillaient en chacun d’eux ? Nombre d’entre les villageois élèvent le ton et fondent la parole sur la vérité, leurs certitudes à eux, rappelant les fondements originels des proverbes qui émanent primitivement des convictions personnelles.

Notes
812.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, pp.126-127.

813.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 80.

814.

Ibid.

815.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 90.

816.

Maryse Condé, Desirada, p. 64.

817.

Ibid.

818.

Ibid.

819.

Ibid.

820.

Ibid.

821.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 10.

822.

Ibid., p. 10.

823.

Ibid., p. 11.

824.

Antoine Régis, La littérature franco-antillaise, Haïti, Guadeloupe et Martinique, Paris, Karthala, 1992.

825.

Ibid., p. 89.