c. Les proverbes et devinettes créoles

Les proverbes, au-delà des leçons morales, remplissent des valeurs stylistiques. La poétique créole et l’inspiration orale se joignent dans les textes pour pérenniser le sens et la portée des dictons antillais. Leur allusion est faite soit par les auteurs soit par les personnages, qui maîtrisent la culture orale: la finalité est de livrer un enseignement, de donner une éducation traditionnelle. L’art de convaincre par la raison et de dissuader par des sentiments existe dans toutes les cultures. Dans la société antillaise, ce talent passe par l’éloquence dans le jeu des adages, une verve capable de structurer les discours des personnages, de les élever à un niveau supérieur. En conséquence, les proverbes sont légion dans Ti Jean L’horizon. Leur valeur éthique est l’apanage des Ancêtres, représentés par le sage Eusèbe, qui résume les aventures de Ti Jean par des aphorismes. Eusèbe le sorcier soulève les ambiguïtés de l’aventure, car le héros ignore sa vraie mission dans la terre de ses Ancêtres : « La feuille qui se détache de l’arbre ne tombe jamais loin de ses racines ; mais la graine s’envole au loin, et c’est elle qui emporte le secret de l’arbre. » 826 Ce proverbe à valeur allégorique renvoie à la nature. C’est la métaphore de l’arbre qui semble désigner la quête d’identité. La « graine » est la personnification de Ti Jean, l’enfant emporté, enfoui comme une semence, et la « feuille » qui tombe désigne Wademba. Hormis les leçons, on assiste au récit parsemé d’humours et digressions qui témoignent de l’oralité. Le dialogue entre Eusèbe et son compagnon le vieux nègre reproduit la familiarité qui suscite le rire. Sur le thème de la « stupidité », l’humour de ces deux personnages est sans relâche: « Question de goût, comme disait celui qui suçait une corne d’escargot », dit l’un, « comme fou à qui déplait sa propre folie » réplique l’autre qui rajoute : « stupide comme qui veut tirer une corne de fumée » 827 ou « comme qui prétend compter les dents aux poules et s’acharner à tondre leurs œufs. » 828 Pour refuser les avances de son contremaître, Télumée retrouve l’éloquence qu’offrent les proverbes, l’ironie qu’elle utilise détourne sa réponse négative vers l’euphémisme : « les canards et les poules se ressemblent, mais les deux espèces ne vont pas ensemble sur l’eau. » 829 Télumée a retenu les leçons d’une maxime précédemment utilisée par la Reine Sans Nom : « Le cheval ne doit pas te conduire, c’est toi qui dois conduire le cheval » 830 . Elle doit rester perpétuellement elle-même, forte et brave, polie et distinguée, modeste et sans prétention, elle a raison de rejeter les avances du contremaître, selon sa grand-mère. Une situation congénère se présente dans Les derniers rois mages. Un proverbe destiné aux chasseurs livre des précautions à prendre pendant l’épreuve: 

‘« Si tu verses le sang d’un animal femelle, laisse couler celui de ton propre bras pour montrer ton propre repentir. S’il s’agit d’un mâle, recueille un peu de son sang dans une corne de gazelle ou de mouflou. » 831

La sentence exprime un univers rustique et guerrier; elle met en garde les chasseurs contre les animaux possédés par les Esprits nocturnes. L’évocation lyrique des proverbes dans Les derniers rois mages donne au récit une tonalité, une couleur locale et une force argumentative. Debbie n’a-t-elle pas fait allusion à un proverbe créole afin d’étayer des arguments contre l’infidélité des hommes, son mari Spéro en particulier, celui qui l’a trompée plusieurs fois en Amérique: « Africain, américain ou antillais, l’homme noir n’est pas taillé dans le bois des monogamies. » 832 Le proverbe explique les réalités conjugales de la société créole, l’existence d’une coutume, la polygamie, acceptée comme telle par la communauté des hommes notamment; d’où la résignation et les déboires de Debbie, incapable de réagir face à l’infidélité de son mari, et obligée d’accepter la réalité culturelle établie depuis longtemps. Maryse Condé ne puise pas dans le répertoire des proverbes créoles dans les autres romans. Les dictons sont substitués dans Moi, Tituba sorcière… par des devinettes, exprimant l’humour traditionnel, par des énigmes, éveillant la conscience, par des expressions mystérieuses, suggérant la force imaginative. Comme le conte, les devinettes sont « jouées » le soir, au coucher du soleil, et devant tout le monde, la présence collective répond à la littérature orale et populaire. C’est le moment de tester les connaissances des uns et l’intelligence des autres. Un personnage doué en la matière de Moi, Tituba sorcière…commence la séance en posant des questions énigmatiques: il est supposé être le professionnel des devinettes, le plus sage des membres de la communauté, c’est pour son honneur de diriger la veillée des devinettes, qui éduque en suscitant le rire. Et bientôt le personnage en question sauta sur une table et commença à hurler les devinettes:

‘« - Ecoutez-moi, nègres ! Ecoutez-moi bien ! Je ne suis ni roi ni reines. Pourtant je fais trembler le monde ?’ ‘-Rhum, rhum !’ ‘-Si petit que je suis, j’éclaire une case ?’ ‘Chandelle, chandelle !’ ‘- J’ai envoyé Matilda au pain. Le pain est arrivé avant Matilda ?’ ‘- Coco, coco ! » 833

On sait que les images littéraires « rhum », « chandelle », « coco », évoquent au plan géographique la société créole. Cette scène quotidienne rappelle la conversation dans les villages créoles, un moment de communion et de déballage. L’écriture fait l’écho de ces entretiens entre villageois au fond humoristique. La veillée des morts est trop ennuyeuse, longue, triste et solennelle, les jeux de mots, les devinettes et titim rompent le silence funèbre, les hommes s’amusent, les enfants s’éclatent de rire, pendant que les femmes préparent la nourriture. De la Guadeloupe à la Guyane, les devinettes sont une manière de profaner le deuil en le socialisant davantage. L’écrivain guyanais Jacques Roumain offre dans Gouverneurs de la Rosée un passage qui pourrait sembler insolite : la veillée à l’âme du héros Manuel ne sera pas grand événement sans la partie de devinettes, qui brise l’apaisement et la quiétude dans la chambre funèbre : « Il faut faire passer le temps dans les veillées. Les cartes, les cantiques, et le Clarin ne suffisent pas. La nuit est longue. » 834 Bientôt le plus sage du village Antoine commença de réveiller les esprits endormis en répandant des phrases énigmatiques :

‘« - En entrant dans la maison, toutes les femmes enlèvent leurs robes ?’ ‘Les autres cherchent. Ils se creusent l’imagination. Ah, bah, ils ne trouvent pas.’ ‘- Qu’est-ce que c’est, demanda Anselme.’ ‘- Les goélettes carguent leurs voiles en entrant au port, explique Antoine. » 835

La tradition orale, représentée par les devinettes, garantit l’union des membres, malgré la division entre les personnages, malgré l’animosité qui déchire les personnages de Traversée de la Mangrove. Maryse Condé a voulu peindre ce spectacle, mais celui-ci trahit certains codes de la littérature orale, dénonce la continuité de l’oralité dans l’écriture. Par exemple, l’humour et le rire, qui cadrent les devinettes, ne sont pas transcrits dans le texte, leurs caractéristiques orales n’apparaissent pas dans l’écrit. De même, les cris de joie, lors d’une réponse trouvée, et les exultations jubilatoires sont soulignés par des points d’exclamation. De là réside le fossé, la distance entre l’oral et l’écrit. Autre achèvement de ce mélange littéraire: les proverbes créoles abondent dans Un plat de porc... ; une profusion expliquant le statut social de la narratrice, Mariotte, une vieille femme créole, garante d’une culture qu’elle a héritée de ses parents. Elle ne maîtrise pas tout à fait le français, mais elle baigne dans sa culture créole, source d’une extase qui engendre les phrases de Un plat de porc…. Mariotte semble être emportée par un contentement euphorique, lorsqu’elle mêle indifféremment culture orale et culture littéraire. L’expérience de l’exil est un prétexte pour décrire, avec beaucoup de nostalgie, les faits qui relèvent de l’oralité. La réminiscence des proverbes est liée à sa condition humaine: « seul le couteau sait ce qui se passe dans le cœur du giraumont… », et « la misère fait macaque manger piment. » 836 Au fur et à mesure que le récit avance, Mariotte glisse dans le texte des proverbes créoles: « La mort est vieille et jeune » 837 , « la souris est petite, mais elle à son âge. » 838 Tous les proverbes, usités dans les romans, traduisent un ordre existentiel, une vision morale du monde. Les personnages, à l’image de Télumée, expriment cette clairvoyance pour le maintien social et l’équilibre moral. Le rythme des proverbes prouve l’originalité de la littérature antillaise, la langue d’expression, le français, n’est pas absolument la sienne. Des métaphores orales, puisées dans la tradition créole sont charriées dans cette langue littéraire de Télumée et Mariotte.

Notes
826.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 235.

827.

Ibid., p. 112.

828.

Ibid., p. 113.

829.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 114.

830.

Ibid., p. 82.

831.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 156.

832.

Ibid., p. 142.

833.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 55.

834.

Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée, Paris, Editions Desormeaux, 1979

835.

Ibid.

836.

Simone et André Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 101.

837.

Ibid., p. 118.

838.

Ibid., p. 132.