a. La métaphore de l’être humain

Les formules créoles diffusent des métaphores vouées à caractériser les hommes. Fondement de la langue coloniale, idiome très imagé, ces allusions créoles existent dans d’autres œuvres littéraires antillaises, elles ne se déchaînent pas seulement dans les romans du corpus. Leur représentation dans les structures narratives des romans antillais renforce le plaisir des textes, celui de leur lecture: une allégresse des couleurs locales, de l’exotisme, du métissage des images littéraires, mais aussi un plaisir des structures narratives éclatées par la métaphore insulaire. Il existe dans la culture orale des locutions imaginaires pour symboliser des caractères et traduire des réalités humaines. Leur évocation symbolique exprime un trait de culture qui rend noble ou dépréciatif l’objet rapproché. Moman, la mère de Mariotte dans Un plat de porc…, est comparée à une « divine Lune » 840 , le rapprochement sacralise la femme, hautement respectée et vénérée dans la société créole, eu égard à sa beauté morale, à sa noblesse d’âme. Par sa clarté, son énergie intarissable, sa chaleur indispensable, le « Soleil » exprime le sexe féminin. La métaphore n’a rien de vulgaire ni d’érotique, parce qu’elle suggère, par son euphémisme, la fécondité de la femme ; le soleil brille, éclaire comme la femme jette sa progéniture. Traversée de la Mangrove symbolise le sexe contraire par un « morceau de fer » 841 qui féconde le « Soleil ». Cette métaphore désigne admirablement les personnages masculins ; elle se rapproche de la bêtise des hommes de Traversée de la Mangrove, qui trouvent un point d’honneur de violer et de concevoir les femmes, mais c’est pour les délaisser par la suite.

En revanche, les hommes sont qualifiés dans Pluie et vent… à des « navires sans destination… » 842 , à cause de leur infidélité, tandis que les femmes volages aux mœurs légères ressemblent à des « lézards » 843 . La métaphore concrète, « navire », et animale, « lézards », expriment un mouvement perpétuel, une mobilité, une inconstance qui déshumanisent l’homme et la femme. Les êtres humains sont animalisés à travers des métaphores puisées dans la culture orale : Toussine et Jérémie sont magnifiquement assimilés à des bêtes sauvages qui valorisent leur comportement. Malgré son âge, Toussine demeure « la même libellule, aux ailes scintillantes et bleues », et son mari Jérémie « le même zèbre de mer au pelage lustré. » 844 La nature tropicale avec les animaux, bestioles, volailles qui la peuplent, et la mer, endroit de toutes les craintes et de tous les désirs, semblent les sources des métaphores. Pluie et vent…, un exemple du roman créole, emploie diverses métaphores de l’être humain à partir du regard sur les animaux ou sur les objet. La beauté de la femme Toussine fait dire à la narratrice « une si belle laitue » 845 , contrairement à la métaphore « bétail taré » 846 , qui signifie la laideur féminine.

Tituba dans Moi, Tituba sorcière… se compare elle-même à un oiseau : « des ailes m’étaient poussées aux talons, aux chevilles » 847 , et à un serpent : « un mystérieux serpent était entré en moi. » 848 Ces deux espèces appartiennent à la mythologie créole et animiste héritée des vieilles traditions indiennes et africaines. Le serpent est la figure du dieu créateur de toutes choses, bien que cet animal symbolise Satan dans la tradition biblique et chrétienne. Et l’oiseau, symbole du malheur ou du diable, dénote le pouvoir maléfique de Tituba, ses capacités mystiques qui sont celles d’une sorcière. Dans Desirada, le « Soukougnan », ou mangeur d’âme, relève de cette image des sorcières, de la métamorphose qui leur est propre. Cette métaphore, significative de la croyance religieuse créole, exprime les puissances surhumaines dont sont dotées certains personnages : leur vocation est de nuire aux autres, plus vulnérables, comme ce personnage de Maryse Condé, Nina : 

‘« J’entendais s’approcher de moi sans pouvoir l’arrêter un cyclone qui allait saccager toutes mes possessions, un dévorant qui allait me dévorer, un Soukougnan qui allait sucer mon sang. » 849

Simone Schwarz-Bart dénomme son personnage Toussine la « Guiablesse », surnom qui signifie une créature maléfique, une sorcière dévoreuse de chair humaine. Les habitants de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove accusent Francis Sancher d’être sorcier, nombre d’entre eux utilisent des néologismes appartenant au registre du maléfice. Francis Sancher est « un maleficier qui a kimbwazé deux de nos plus belles jeunesses. » 850 En contact permanent avec la nature et à l’univers cosmique, l’homme antillais se définit par certains éléments de ce milieu familier. Dans Pluie et vent…, Angebert trouve son équilibre mental parmi les arbres de la forêt où il se réfugie en permanence. L’harmonie du soir lui est intime et familière: « il vivait dans les bois, tendait des pièges aux écrevisses de la rivière, cueillait des fruits à pain et déterrait les racines sauvages… » 851 Dans le même roman, Reine Sans Nom donne ce conseil à Télumée : « Ondule, comme un filao, rayonne comme un flamboyant et craque, gémit comme un bambou. » 852 On a là des images symboliques exprimées par « le filao », qui signifie la grandeur morale, « le flamboyant », l’intelligence et la clarté d’esprit, le « bambou » démontre la puissance physique. Les femmes Lougandor se caractérisent, traditionnellement, par la bravoure, le courage et l’abnégation au travail ; l’arbre symbolique de cette volonté légendaire est le cocotier. Télumée est « semblable à un jeune cocotier dans le ciel » 853 , précise sa grand-mère, fière de sa petite fille. Traversée de la Mangrove dévoile une métaphore qui compare la femme à un arbre : « une femme c’est comme un oranger ou un pied de letchis. C’est fait pour porter ! » 854 Le letchis faisant pousser des touffes d’herbes, rappelle la femme antillaise réduite au rôle conjugal, à la procréation. Le poète haïtien René Depestre pourrait éclairer le thème général : l’identité antillaise. Car il exprime le sujet à travers la métaphore de l’arbre dont les racines poussent sous la terre, de même, l’identité s’enfonce dans les rhizomes de l’île, dans le pays d’origine. La Guadeloupe toute entière se transforme en un arbre symbolique et identitaire, dans la rêverie poétique de René Depestre qui entrevoit au-delà de cette métaphore les îles, cyclones, volcans, montagnes, ravines, mornes, forêts:

‘« La Guadeloupe est plus qu’un arbre. Même sans racines, elle peut fleurir. Notre île est une vraie case, édifiée par notre grande famille d’orphelins fiancés. Assez fertile en cas de cyclone, séisme ou éruption, pour préserver des grains de sable et de gouttes d’écume et récolter des racines. » 855

On peut apprécier les correspondances quasiment mystiques entre l’homme antillais et la nature. Hors des forêts, ravines et mornes, le voisinage avec les animaux peuple inconsciemment l’imaginaire de l’Antillais qui reproduit dans son langage des images bestiaires ; chiens, chats, poules, vaches, porcs, comme ce plat garni de feuilles de bananes, et animaux de toutes sortes figurent les métaphores.

Notes
840.

Ibid., p. 94.

841.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 158.

842.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 254.

843.

Ibid., p. 15.

844.

Ibid., p. 21.

845.

Ibid., p. 16.

846.

Ibid.

847.

Maryse Condé, Moi, tituba sorcière…, p. 33.

848.

Ibid.

849.

Maryse Condé, Desirada, p. 207.

850.

Traversée de la Mangrove, p. 229. (C’est nous qui soulignons les néologismes).

851.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 35.

852.

Ibid., p. 124.

853.

Ibid., p. 142.

854.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 188.

855.

René Depestre, Le métier à métisser, Paris, Editions Stock, 1998, p.210.