c. La métaphore de la nature

La poésie orale ne se limite pas à l’exaltation épique des hauts faits, ni à la réhabilitation des valeurs culturelles. Elle accorde aussi une importance à la nature, à sa peinture lyrique. Elle peut mêler une intrigue, qui chante les gestes des héros, au sentiment de la nature. Les romans de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart expriment cet état de la nature, à travers des images autant expressives que lyriques. La lecture de leurs romans dévoile des personnages attachants, qui magnifient la nature. L’espace géographique des Antilles, on l’a vu dans la deuxième partie, est décrit dans les romans. Cette description répond à des critères littéraires du métissage. D’abord le lyrisme se dégage des portraits de la nature, dans des métaphores, qui justifient l’appartenance des textes à un contexte littéraire particulier, les Antilles. Ensuite leur dimension « exotique », reflète la nature créole, intégrée dans la narration. L’exotisme enracine les textes dans les îles Caraïbes. Quand Simone Schwarz-Bart évoque « un fouillis de bananiers morts » 866 , les « rideaux de mousseline créole » 867 dans Un plat de porc…, ou quand elle décrit les « huttes en palmes de cocotiers tressées » 868 dans Pluie et vent…, elle élabore des images littéraires, définit une nostalgie créolisée par l’écriture. L’image de « l’île », de la « mer » et de la « plage » réapparaît sans cesse dans les romans. A la mort de la grand-mère de Télumée, on découvre « au fond du ciel, une étoile blanche scintillait tel un petit coquillage nacré sur une plage de sable noir. » 869 Même les délires de Mira, dans Traversée de la Mangrove, s’expriment à travers des images de la mer et de la rivière. Ces sentiments confus, amour, haine, résignation, trouvent un écho dans le spectacle des eaux, dans l’agitation de l’océan: « Je hais la mer bruyante, violette et qui décoiffe. Je n’aime guère les rivières, leur eau est trouble. Je n’aime que les ravines vivantes, violentes même. » 870 C’est le mouvement inverse dans Ti Jean L’horizon, le spectacle maritime métamorphose la mer en être humain, la personnification prouve l’harmonie entre l’homme et la nature, la correspondance cosmique et anthropologique qui liaient historiquement l’homme noir aux forces de la nature:

‘« Puis la mer se fit humaine, sillonnée de navires haut pontés et dont les sirènes donnaient sans relâche, dans le brouillard, à longues envolées mugissantes, jusqu’à l’apparition d’une première étoile. » 871

La colère des vagues maritimes se jetant sur les rochers a inspiré Maryse Condé dans Desirada. L’imaginaire de l’eau et la création qui résultent de cette fiction dotent la structure narrative de Desirada d’une résonance poétique. La réalité visuelle des plages se transfigure en un ouvrage, qui mêle plusieurs plans littéraires, accumule des détails et les dépasse, les uns après les autres, pour former un texte métissé dans son style : « Le bleu soutenu de la mer, la danse du catamaran, sur la crête des vagues et derrière son dos, les pierres sculptées de la peinte des châteaux et tout était totalement surréel. » 872 Le peintre s’il est « voyeur » admirerait dans ce paysage marin la sérénité des monuments coloniaux que dérangeaient depuis des éternités les eaux de l’océan, venues échouées là, sur les côtes comme les esclaves d’Afrique, vomis par l’océan Atlantique, étaient débarqués dans ces coins pour parachever leur existence; le tableau peint suggérerait les événements de ces temps accomplis. La mer et l’île expriment des réalités qui se transforment en objets littéraires. Au-delà de ces outils, et en dehors du terroir antillais, on pourrait croire à des récits de « botanistes », les descriptions sont si précieuses, si exactes et si approximatives qu’elles révèlent le talent du jardinier qui connaît et maîtrise son domaine. Le village de Fond Zombi dans Pluie et vent… se trouve « au milieu de bosquets d’acacias sauvages et de cahimites, de cocotiers des hauts dont les palmes brassaient continûment l’air. » 873 La forêt de Guadeloupe semble vivante dans Traversée de la Mangrove, grâce à l’accumulation des noms d’arbres, à tous les éléments de la nature qui font croire à l’expérience d’un botaniste, d’un amoureux de la nature ; mais il s’agit de l’expérience d’un peintre de la forêt:

‘« A mille maître d’altitude, la forêt de Guadeloupe se rabougrit. Disparus, les châtaigniers grande feuille, les acomats boucan, les cachimans montagne, les bois rouge carapate. C’est le royaume des côtelettes aux feuilles gaufrées d’un vent noirâtre qui ne s’élèvent guère au-dessus de deux mètres du sol. » 874

La terre, métaphore de la femme, est aussi présente dans ce roman, dans toute sa force tellurique, propre à la nature volcanique, aux arbres des îles Caraïbes. Dans La Lézarde 875 d’Edouard Glissant, le flamboyant et le fromager témoignent d’une construction de l’identité, qui s’est effectuée dans le passé. La mangrove donne son nom au roman de Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, qui est aussi, on le sait, le désir de retrouver l’identité créole, qui s’enracine dans le pays, comme les arbres au sol. Edouard Glissant en donne des explications dans Poétique de la relation :

‘« […] Il y a, dans la littérature de la créolité, une valorisation tout aussi systématique de la mangrove comme fondation et expression d’une nouvelle conception identitaire. » 876

Faudrait-il évoquer le cimetière marin, à proximité du village, carrelé de coquillages, de carapaces des fruits de mer ? La description pittoresque des ossuaires est entretenue par le vocabulaire des îles : dans la catacombe où les habitants de Rivière au Sel s’apprêtaient à enterrer Francis Sancher, « il y avait des coquillages et des conques de lambis peintes en blanc, disposés autour de tombes creusées dans la terre. » 877 Derrière la maison de Ranélise, dans Desirada, « on apercevait les tombes du cimetière égayé par les fleurs rouges des flamboyants et les grappes jaunes des alamandas. » 878 D’un roman à l’autre, on découvre la même écriture, métaphorique et frappante, du cimetière marin. Il s’agit de l’écriture du « divers », qui vise à atteindre une réalité créole, métissée, à travers un assemblage des lieux, des objets et des styles. Patrick Chamoiseau a évoqué cette façon d’écrire « créole » et d’être « antillais » dans son ouvrage Ecrire au pays dominé, travail s’adressant à lui-même, d’une part, et aux autres écrivains antillais, d’autre part :

‘« Face à la Pierre-Monde, tend à une niche virtuelle qui réunit l’imaginaire des Lieux et instruit la prolifération des racines. Superposés. Reliés. Alliés ; Enracinés. Réel et inventés. Les symboles qui s’appellent, s’entendent, se répondent, s’informent et se dépassent. L’émotion quasi religieuse du Divers en mouvement dans ces ensembles indéfinis. » 879

Seule la parole créole est capable d’exprimer cette diversité, de transcrire cette totalité du monde créole, de nommer le silence enfoui au fond de l’âme des êtres, et d’évoquer la décrépitude des vieux bâtiments, en suggérant les « souffrances » de l’écrivain antillais, obligé de traduire les particularismes du pays.

Notes
866.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p.85.

867.

Ibid., p.200.

868.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 20.

869.

Ibid., p. 178.

870.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 50.

871.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 226.

872.

Maryse Condé, Desirada, p. 217.

873.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 191.

874.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 76.

875.

Edouard Glissant, La Lézarde, Paris, Seuil, 1958.

876.

- Edouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.

877.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 92.

878.

Maryse Condé, Desirada, p. 29.

879.

Patrick Chamoiseau, « Ecrire en pays dominé », op.cit., pp. 307-308.