C. Les différentes paroles créoles 

Peut-on dans la littérature transcrire la parole créole, construire un texte, qui reflète tout le langage social, culturel et moral de la communauté ? Un tel exercice semble rude : la mission d’évoquer la parole dans le texte serait une tâche hardie, si cette parole dépassait le cadre de la communication, pour devenir un symbole culturel. Parole et écriture peuvent s’opposer, et on peut affirmer que la parole précède l’écriture. Au commencement de l’humanité était le verbe, le souffle créateur de Dieu ou le premier cri de l’enfant à la naissance. Jacques Derrida pose la question en terme d’opposition, parce que, dit-il, dans le rapport de l’écriture avec la parole, il ressort « un espace dissymétrique et hiérarchisant. » 880 En Occident, le phénomène a généré une opposition progressive de l’écriture à la parole. La littérature occidentale s’est démarquée plus ou moins de la parole. Dans la littérature antillaise, par contre, il ne s’agit pas d’une opposition, mais d’une continuité de la parole dans les œuvres littéraires. Avec Colette Maximin, « la culture populaire étend son influence à l’autre aspect littéraire : les structures formelles. » 881 Aux Antilles, il existait déjà des formes de pensée que véhiculait la parole. Cette voix comportant un entendement symbolique, l’homme afro-antillais fait du verbe la relation avec le monde des êtres vivants, des végétaux et des choses. Il a reçu la parole comme « une inspiration subite, mais il lui a fallu ensuite un long apprentissage pour la développer et l’amener à sa perfection… » 882 Cette dernière peut signifier une vérité immuable, une beauté magique du langage dans son sens sacré. La parole semble régir les valeurs morales, populaires et sacrées de la communauté antillaise. Alors qu’elle s’efforce d’être un miroir culturel, la littérature antillaise subit la parole collective, populaire et sacrée qu’elle transforme en parole littéraire. D’où la naissance du problème d’appartenance littéraire évoqué par Roger Toumson. Cet auteur démontre la « non littéralité » du discours littéraire négro-antillais. Il s’agit d’un discours « par défaut » […] qui ne constitue pas, rigoureusement, une littérature, étant davantage un système de parole « verbum » qu’un système de l’écriture. » 883 Cette distinction entre la parole et l’écriture est comme abolie dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, leurs différentes narrations aboutissent au métissage des deux. Car, la parole, tour à tour sacralisée, profanée ou populaire se mue en littérature, l’écriture est grosse de verbe. Ce n’est plus la parole, qui exprimait la force vitale de l’être négro-antillais, mais la parole littéraire transcrite par les auteurs. Une parole également métissée avec l’écriture, de sorte qu’on ne sait plus ou se situe la barrière entre celles-ci.

Notes
880.

Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 10.

881.

Colette Maximin, Littératures caribéennes comparées, Paris, Karthala, 1996, p. 353.

882.

Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage, Paris, Gallimard, 1965, p. 21.

883.

Roger Toumson, La transgression des couleurs : littérature et langage des Antilles (XVIIIe, XIXe, XXe siècles), Tome 1, op. cit. p. 88.