a. La parole populaire

La parole populaire est l’apanage des sociétés orales, fondées sur une mentalité collective. Nul ne peut se réclamer d’être l’auteur de la parole populaire, elle exprime la « démocratie ». La mentalité collective, garante de la rumeur commune, est à l’origine de ce partage, de cette solidarité autour du verbe. On retrouve dans les textes du corpus des pensées ressemblant à des paroles populaires et transmises comme telles à travers les propos des personnages. Vérité ou mensonge, médisance ou bénédiction, la parole populaire découle de l’opinion publique, de la rumeur. Dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé, tous les personnages prétendaient des choses bizarres, fruits de leur imagination : « La première nuit que Francis Sancher passa à Rivière au Sel, le vent enragé descendit de la montagne, piétinant les bananeraies et jetant par terre les tuteurs des jeunes ignames. » 884 Ils soutenaient aussi et croyaient aveuglément que Mira « apporta la fâcherie entre Francis Sancher et Moïse. » 885 La mort de Francis Sancher permet à Maryse Condé d’explorer l’oralité, de traduire la mentalité « clouée » et « arriérée » des habitants de Rivière au Sel, émus et aveuglés par leurs traditions. Des paroles fusent de tous : c’est la leçon que l’auteur tire de la civilisation, c’est la profusion de la parole. L’imaginaire collectif transforme la réalité, l’embellit et la façonne de manière à faire naître une parole admise et accepter comme telle dans tous le pays. On ne saura jamais si les habitants de Rivière au Sel ont tort ou raison de dire que :

‘« Francis Sancher n’avait pas un bon costume et qu’il a fallu lui faire coudre en quatrième vitesse ce complet noir si étriqué, lui acheter cette cravate serrée comme un garrot autour du cou. » 886

Les chants populaires existent dans la société antillaise. Dinah, trahie par Francis Sancher, reprend le chant languissant, mélancolique et douloureux des femmes créoles abandonnées et délaissées injustement par leur mari, elle se lamente:

« Quand l’amour s’en va

Il ne laisse que les pleurs !

J’ai pris mon cœur. J’ai donné à un ingrat. » 887

Dans ses jours de grande misère, Raymoninque fredonne la chanson triviale des malheureux de la vie, des indigents, la société leur trouve une romance âpre, languissante et révolutionnaire pour apaiser leur tourment et les exhorter à ne pas baisser les bras :

« Couteaux coupez

Ciseaux ouvrez-vous

Pour votre malheur

Je ne suis pas un poisson

Qui se laissera hacher. » 888

Télumée donne l’écho de cette chanson populaire dans Pluie et vent… Là encore, c’est la tradition créole et orale qui sert de référence à Télumée pour étayer ses arguments sur la condition humaine et la fatalité qui guettent les hommes et dictent leur destin : « La vie n’est pas une soupe grasse et pour bien longtemps encore, les hommes connaîtront même lune et même soleil, mêmes tourments d’amour… », 889 affirme Télumée, victime de la même trahison, de la même déception. C’est dans une formule anecdotique et proverbiale, que Simone Schwarz-Bart prolonge cette condition des femmes dans Un plat de porc… : « Soleil couché, malheur pas couché… » 890 , en ces termes s’exprime la grand-mère malheureuse de Mariotte, consciente de la souffrance humaine qu’elle endosse. Pour parler de l’été créole, les habitants du morne Verdol, dans Les derniers rois mages, utilisent des expressions familières pleines de métaphores de la nature : « les gousses des flamboyants avaient donné leurs fleurs et le goudron saignait sous leurs pieds. » 891 On sait que la phrase est retravaillée par Maryse Condé, mais l’idée reste essentielle : l’approche imminente de l’été, symbolisée par des images. La communauté créole a des façons familières de s’exprimer ou de traduire des réalités par des métonymies, des métaphores et des allusions. Moi, Tituba sorcière… présente une formule originale de réécriture de la parole. Cette formule s’oppose à la représentation de la parole populaire dans les autres textes. Car la sorcière et guérisseuse traditionnelle, Judah White, l’amie de Maa Yaya, la grand-mère de Tituba, incarne le savoir traditionnel. La guérison des maladies réclame un savoir conservé jalousement dans la mentalité collective, et transmis de bouches à oreilles : « En cas de bronchite aiguë, placer la peau d’un chat noir sur la poitrine du malade. » 892 Pour la Rage de dent, la parole populaire retient qu’il faut « mâcher des feuilles de tabac. Faire de même en cas de maux d’oreille. » 893 Les œuvres littéraires de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart réutilisent la parole populaire comme moyen d’écriture de l’oral. A lire leurs œuvres, on replonge dans l’oralité créole la plus enfoncée. La poésie insulaire est un langage qui dit l’univers culturel des traditions sacrées et populaires. Les auteurs verbalisent ces coutumes dans des œuvres qui apparaissent comme une « parodie » de la parole créole. Raphaël Confiant tente d’apporter une confirmation à la réécriture de la tradition verbale dans la littérature antillaise :

‘« Désireux d’élaborer un véritable art poétique créole, nos auteurs vont choisir pour référence principale non plus la poésie française, mais la parole populaire. Le conteur et le chanteur, les vieux et leurs proverbes créoles, les paysans gardiens de l’authenticité, seront promus au rang de créateurs de langage. » 894

Qu’elle soit sacrée ou populaire, la parole antillaise transmise dans le roman se dégénère en littérature. L’écriture est sa métaphore créole, et les romans comme Traversée de la Mangrove et Pluie vent… forment des moules du verbe antillais.

Notes
884.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 34.

885.

Ibid., p. 43.

886.

Ibid., p. 93.

887.

Ibid., p. 101.

888.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 113.

889.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p.121.

890.

Ibid., p. 49.

891.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 230.

892.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 85.

893.

Ibid.

894.

Raphaël Confiant, in Notre Librairie, Dix ans de littérature, n° 104, jan - mars, 1991, p. 61.