b. La parole littéraire

Au croisement de la réalité et de la création, aux confins de l’art et du vécu, se croisent les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. La réalité, exprimée par la parole créole, s’oppose à la transformation littéraire de cette réalité coutumière. Il peut s’agir d’une réécriture qui adapte, dans des styles littéraires différents, la parole dans l’écriture. On découvre des romans qui s’appuient sur l’ironie, la subversion et l’exaltation littéraire. La part de la création dans Traversée de la Mangrove réside entre autres caractéristiques de l’ironie vers laquelle Maryse Condé détourne la parole des habitants de Rivière au Sel. Elle crée un métissage recherché qui découle de la dérision consacrée à l’éloquence populaire et sacrée. La liberté créatrice de Maryse Condé les désacralise, car l’auteur rend dérisoire l’imagination populaire des Guadeloupéens, en créant la distance entre la réalité et les propos. La clairvoyance de Maryse Condé permet de refuser les liens culturels, s’ils sont rigides. Elle dénonce l’hypocrisie des habitants, nuance leurs valeurs et distance la mentalité populaire par l’ironie : 

‘« L’imagination populaire est ainsi faite. Elle vous change un homme, vous le blanchit, vous le noircit au point que sa propre mère, celle qui l’a enfanté, ne le reconnaît pas. » 895

Autre particularité de la parole littéraire : l’exaltation du discours parlé honore l’œuvre de Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent… Un récit émouvant et pathétique fait de l’oralité une rhétorique narrative. Scènes et actions, dialogues et monologues, sont tous relatés dans un style « élégiaque » qui mime la beauté du langage oral. Les longues phrases de Télumée imitent le rythme discontinu de la parole. Comme dans une conversation orale, la narration de Télumée reproduit des séquences marquées par une syntaxe scandée, par des répétitions lexicales de toutes natures, dont nous parlerons ultérieurement. Le style est magnifique car il témoigne d’une clarté qui évoque la puissance du verbe, l’éloquence orale et la précision de la langue française :

‘« Et j’écoutais encore les rires, je me demandais, je croyais entendre certaines choses, j’écartais les feuilles pour voir le monde du dehors, les lignes qui s’assombrissaient, le soir montant comme une exhalaison, effaçant toutes choses, la case d’abord, les arbres, les collines au loin, les pentes de la montagne dont le sommet flamboyant encore dans le ciel, bien que toute la terre fût plongée dans l’obscurité, déjà, sous les étoiles au scintillement tremblant, inquiet, irréel, qui semblaient posées là par erreur, comme tout le reste. » 896

Cette longue phrase hérite de la tradition créole et populaire, la tirade, la reprise anaphorique de la première personne et la juxtaposition des propositions. Une originalité se dégage dans l’écriture de la parole dans Desirada de Maryse Condé et Un Plat de porc… de Simone Schwarz-Bart : les auteurs sont à l’écoute de leurs personnages dont les paroles sont traduites, la voix transcrite. Le récit de Nina dans Desirada pourrait se lire à haute voix. Les échos de la voix, les phases du discours oral, la sensibilité créole envahissent le texte. Maryse Condé, sensible à la parole des femmes créoles, traduit, dans un langage à la fois littéraire adéquat, et non pas « textuellement », la voix de Nina. Simone Schwarz-Bart interprète l’éloquence de Mariotte, femme analphabète, bien qu’elle soit la narratrice de Un plat de porc… Le roman témoigne d’une aisance d’écriture, parce que l’auteur traduit « littéralement » les propos de Mariotte. Des « puristes » de la langue française en voudraient, peut-être, à André et Simone Schwarz-Bart qui transplantent la parole créole d’une femme paysanne dans la littérature d’expression française. Dans ses divagations, Mariotte sollicite l’inspiration des poètes, comme Aimé Césaire, et les co-auteurs donnent l’impression de traduire la parole créole. Le rythme oral de la phrase est décousu, l’orthographe des termes rappelle la langue orale :

‘« Saint-Césaire aidez-moi, votre humble paroissienne ; car femme suis et povrette et ancienne. Dites-moi la Parole ; frappez sur le tambour usé de ma mémoire !... Regardez-moi ho je suis toue nue j’ai tout jeté ma généalogie mes compagnons !... » 897

Tout le roman n’est pas écrit dans ce style, des passages entiers présentent une écriture imitant la narration des romans français, avec une intrigue claire, une psychologie des personnages, une description des lieux. Les origines diverses des co-auteurs pourrait expliquer ce métissage littéraire. André Schwarz-Bart est français d’origine polonaise, sa femme Simone est guadeloupéenne. On pourrait comprendre le double aspect de l’écriture que présente Un plat de porc… : une œuvre nourrie du conflit des langues, par le vocabulaire et les images créoles, et traversée par des racines littéraires qui seront analysées dans le chapitre suivant.

Notes
895.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 125.

896.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 64.

897.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 151.