c. La parole sacrée

Le « verbe sacré » apparaît dans les textes de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, grâce à la parole perfectionnée, aux personnages narrateurs, et au retour anaphorique de la figure du « sage », qui symbolise la pertinence et l’éloquence. Sève nourricière ou source d’inspiration, la parole vénérable se fond dans les structures narratives des romans. Elle dépasse le proverbe, le conte, le dicton, c’est pour incarner une vérité générale, admise par la société. Interdictions et recommandations déterminent la puissance sacrée du verbe. On comprend les villageois de Rivière au Sel dans Traversée de la mangrove quand ils reconnaissent : « on ne verrouille pas la porte d’une veillée. Elle reste grande ouverte pour que chacun s’y engouffre. » 898 La veillée mortuaire, cérémonie sacralisée, est une phase de communion de toute la société. Francis Sancher, détesté par certains, aimé par d’autres, méritait la présence de tous à ses funérailles. Simone Schwarz-Bart ouvre Pluie et vent… d’un adage sacré. Elle transcrit une parole créole au début du roman ; une voix censée annoncée le sens du récit, la signification de l’intrigue : « Le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme : il est minuscule si le cœur est petit, et immense si le cœur est grand. » 899 Télumée prépare le lecteur à des aventures, qui content sa vie de femme chevronnée au travail, généreuse avec les autres, et dévouée à la tradition. Cette ouverture d’esprit et de cœur, Télumée l’a tirée d’une parole sacrée de la tradition créole : l’égoïsme y est interdit, l’union sacrale et sociale recommandée. Télumée n’est pas la seule à pouvoir proférer le sacré. D’autres personnages méditent sur la tradition orale, pour agrémenter la conversation et maintenir leurs arguments. Sur la place du village, un groupe d’hommes martèlent un chant sacré ; la grandeur divine de la mère est exaltée dans cette litanie. La femme antillaise est divinisée dans la tradition, cet air rugueux et monotone le prouve :

« Maudit Maudit

Même si ta mère est maudite

Dis une prière pour elle. » 900

La parole détermine la force émotionnelle et morale des personnages dans Ti Jean L’horizon. Elle est le fondement de leur être, le souffle qui nourrit leur âme, ravive les cœurs, et génère leur pensée. Prolifique, intarissable, la parole doit être utile, c’est pourquoi les sages n’ouvraient la bouche que pour dire des vérités, admises comme sacrées. Ti Jean L’horizon s’ouvre par des adresses au lecteur, auquel l’auteur invite à méditer sur le sacré de la parole, sur son abondance :

‘« Les paroles du nègres n’entament pas sa langue, elles n’usent, elles ne font saigner que son cœur. Il parle et se retrouve vide avec sa langue intacte dans sa bouche et ses paroles sont allées rejoindre le vent. » 901

Tout au long de Ti Jean L’horizon, on découvre une incantation de la tradition de la parole, magie entretenue par des personnages éduqués dans la sagesse des Ancêtre. Eusèbe, d’ailleurs surnommé l’Ancêtre, utilise des formules prodigieuses et incantatoires, pour faire reprendre à l’oiseau, blessé à la cuisse, son vol. L’oiseau ne meurt pas, il reprend son chemin dans les airs, charmé par les divinations d’Eusèbe :

« Par-dessus les feuilles

‘Par-dessus les paupières des hommes’ ‘Par-dessus le mufle du lion’

Ecoute tes ailes noires… » 902

Le chant agrémente l’écriture par le rythme qu’il dicte aux phrases, par la syntaxe qu’il déconstruit et par la mélodie qui emporte le lecteur. Il en est de même concernant les séquences de phrases dans Les derniers rois mages. Djeré, le personnage ambitieux et hautain, apparaît comme un « marqueur de paroles ». Ces Cahiers sont des transcriptions du discours sacré, appartenant à la société antillaise : « la foudre est tombée sur le palmier, mais le rônier est intouchable. » ; « l’oiseau cardinal ne met pas le feu à la brousse. » 903 Ces images métaphoriques expliquent l’invincibilité des rois, leur puissance, l’impuissance de l’oiseau devant le feu. Le « rônier » est l’arbre symbolisant la puissance royale, alors que « l’oiseau cardinal » traduit la faiblesse, la débilité et le manque de pouvoir. La parole sacrée révèle dans ce contexte les origines, la création : « le monde tient l’œuf que la terre désire » 904 , et elle marque le début d’un lyrisme créole qui englobe les traditions littéraires, les mélange avec les contextes linguistiques et antillais de l’écriture.

Notes
898.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p.26.

899.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 11.

900.

Ibid., p. 182.

901.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 5.

902.

Ibid., p. 119.

903.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 59.

904.

Ibid., p. 60.