Chapitre deuxième : Les racines littéraires réécrites dans les romans

La colonisation et l’esclavage s’imposaient aux Antilles par leurs influences culturelles comme par leur immédiateté symbolique. L’idéologie coloniale, les modes de pensée des hommes, leurs imaginaires authentiques se glissaient dans la nouvelle société antillaise. La force de l’esclavage et la puissance coloniale étaient de figurer une projection des fantasmes : imaginaires et littéraires. Les Africains, avec leur imaginaire mystique, puis les Européens, avec leurs racines culturelles et littéraires ont façonné l’âme antillaise, l’être antillais, surgi brusquement de ce brassage ethnique et surprenant. Dans ce mélange inattendu des civilisations, les Antillais se retrouvent et se révèlent au monde. La logique du « choc des civilisations » est symbolique dans les œuvres littéraires, issues de l’aire culturelle des Antilles, par exemple les textes de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Leurs romans reproduisent des racines littéraires, comme composante essentielle de l’écriture métissée.

L’écriture métissée engendre la fiction selon trois racines réécrites et transformées: créole, française et sud américaine. Cette synthèse est pure univers littéraire, pure imitation de ce qui se faisait dans d’autres littératures; les textes littéraires sont ouverts. Une autre manière d’approprier les racines littéraires consiste à donner une valeur littéraire à la langue créole, mais aussi à la démesure littéraire qu’on remarque en lisant le roman hispano-américain, ouvrage prodigieux par l’écriture et les thèmes. Ces traditions littéraires concordent à la structure profonde des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Les séquences créoles, la psychologie des personnages, les formes occidentales du roman, le fantastique, le mystère et le métissage dans les romans latino-américains appartiennent à un vieux fond culturel que Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart n’ont pas occulté dans leurs romans. La libération de l’imaginaire des auteurs s’accompagne d’une force évocatrice qui renouvelle en les dépassant, l’une après les autres, les racines littéraires. Ces dernières s’affrontent différemment dans les romans. Avant l’analyse de leur mode de fonctionnement littéraire, on peut d’abord expliquer l’émergence de ces trois rhizomes littéraires dans le contexte géographique et imaginaire des Antilles.

Les Amériques ont constitué traditionnellement une culture baroque, une pensée du merveilleux, une vision fantastique des choses, qui se particularisent dans chacun de ces pays: Brésil, Mexique, Cuba, Argentine, Venezuela, Pérou, Guatemala, etc. Cette culture révèle des caractéristiques par son métissage, ses langues, ses coutumes, ses religions et sa littérature. L’espagnol, langue coloniale, affronte d’autres langues ; le christianisme, religion latine, devient le culte baroque qui cohabite avec les rites du vaudou, l’animisme et le paganisme. Autre caractéristique de cette religion de l’Amérique hispanique : les pratiques divines célébrées par les peuples Aztèques et les Incas au Pérou, apportent une nouvelle croyance religieuse, c’est le métissage de toutes les valeurs mystiques. Le mélange n’existe que par les survivances des rites africains, divinisés par les premiers esclaves africains, en extase religieuse tous les soirs, et par les processions catholiques des Espagnols, qui étaient aussi des Colons ; ils ont offert leur culture aux peuples dominés, aux pays qu’ils ont asservis. On est dans un contexte catholique bien éloigné de l’Europe et de la tradition orthodoxe de l’Eglise chrétienne. On comprend pourquoi la littérature de l’Amérique hispanique se caractérise par le regard obsédant, extravagant, magique et fantastique que les auteurs comme Carpentier, Borges, Fuentes, Lezama Lima, Vargas LLosa, entre autres, porte sur la réalité de leur pays, une réalité devenue un symbole transparent de leur imaginaire littéraire.

Dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, l’écriture déconstruit les structures qui s’éclatent dans la narration. L’espace-temps se double par l’évocation démesurée des lieux et des périodes tour à tour humains, cosmiques et mythiques. Quant à la description, elle présente des caractéristiques littéraires : les accumulations et les exagérations expriment un univers baroque et un contexte merveilleux. La littérature antillaise, tributaire de ces racines littéraires, renouvelle, avec des distances intéressantes, des particularités apparentes dans les écrits littéraires en Amérique latine : les descriptions poétiques, l’écriture de la musique, les évocations du mystère dans la littérature latino-américaine peuvent rapprocher Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart des écrivains sud-américains, précisément ceux des années 60.

On sait comment Jorge Louis Borges multiplie les espaces du monde dans L’Aleph, en métissant des lieux du monde. Et comment il prend le contre-pied de l’évocation de l’espace dispersé dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, centré sur un seul espace qui en évoque d’autres, les contient uniquement pour les faire disparaître dans l’intrigue en brouillant les pistes narratives. Le roman d’Edouard Glissant, Tout-Monde, et celui de Maryse Condé, Les derniers rois mages, ne présentent-ils pas cette technique d’écriture que Borges a utilisée pour renverser l’espace et le temps. Autre preuve de la continuité littéraire entre les écrivains latino-américains et les Caribéens : Carlos Fuentes n’exclut pas les écrivains antillais, lorsqu’il définit l’espace littéraire et imaginaire en Amérique hispanique :

‘« En Indo-Afro-Ibéro-Amérique, le roman a rivalisé avec une histoire plus fantastique que n’importe lequel des contes de Borges ; nous autres enfants de Don Quichotte, sommes réellement devenus les enfants de la Manche, rejetons d’un monde impur, syncrétique, baroque, excroissant. » 905

Les Antilles, héritières de cette culture littéraire, présentent des écrivains qui trempent leur plume dans les racines littéraires évoquées, mais avec des distances liées à l’imaginaire créole.

D’autre part, la tradition occidentale apporte une dimension littéraire aux romans antillais. Cette conscience littéraire engendre une répétition des formes narratives du roman français, précisément du XIXe siècle : dans l’intrigue des romans écrits par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, il n’est pas rare de déceler les traces d’une narration venue d’ailleurs. Une précision s’impose au niveau de cette réécriture de quelques formes littéraires du roman français : Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart dégagent leurs œuvres de toute dépendance littéraire française, contrairement aux premiers écrivains antillais, des Békés et des mulâtres, fascinés par des modèles romantiques qu’ils imitaient jusqu’à leurs extrêmes subsistances. La poésie créole, au début du XIXe siècle, retraçait l’enchantement qui conduisait à identifier la réalité antillaise à l’inspiration romantique par des thèmes analogues, comme l’adaptation servile du « mal du siècle » aux Antilles. Mais ce lyrisme romantique et cette littérature de « décalque » sont mis à l’écart, quand arrivent sur la scène littéraire les premiers intellectuels antillais. C’était l’époque de la remise en cause des postulats idéologiques et littéraires français. Césaire et Glissant remanient la littérature antillaise, rejetant les reprises thématiques et l’alexandrin dans les formes poétiques. Chez le premier, le refus tient au travail de l’écriture qui aboutit à « l’ambiguïté » des phrases et à « l’opacité » du style : c’est la révolution littéraire niant la paternité occidentale. Pour Edouard Glissant, l’écriture s’affirme comme la représentation d’une personnalité littéraire qui ne rejette la littérature occidentale que pour démontrer les limites d’une telle écriture à pouvoir exprimer l’identité du peuple antillais.

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart reconduisent la psychologie du personnage et quelques formes du réalisme par contre créolisées. Leur écriture, francophone, implique non seulement une nouveauté dans les structures du roman, mais encore la réalité que cette nouveauté dépend de chaque roman, de ces auteurs, du culte d’un style retravaillé. La formation de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart à l’école française permet de mieux comprendre le statut des racines littéraires françaises dans leur travail d’écriture. Il faut partir de l’héritage littéraire colonial pour bâtir une œuvre d’art, qui serait un chef-d’œuvre comme Traversée de la Mangrove, avec ses magnifiques intrigues classiques, ou comme Pluie et vent…, avec les séquences narratives qui rappellent, à quelques égards, les formes d’écriture réalistes. Les influences littéraires, apparentes dans les romans antillais des auteurs comme Ernest Pépin, Gisèle Pineau et Xavier Orville dans La voie des cerfs-volants, sont les conséquences de la colonisation. Car la littérature francophone aux Antilles, née de l’expansion impérialiste, date du premier empire colonial : « Le pluralisme actuel de la littérature française trouve son origine dans la perte du premier empire colonial que la France s’était constitué au XVIIe et XVIIIe siècles. » 906 L’identité d’écriture, l’identité du moyen d’expression, le français, et l’identité des modèles narratifs lient certains auteurs antillais à la colonisation française :

‘« Nous ne pouvons que souligner l’identité d’écriture entre les écrivains régionalistes antillais (blancs ou de couleur) et les écrivains métropolitains. Ils pratiquent « un langage chargé d’une même intentionnalité (…), acceptent un même ordre de convention (…), un instrument identique, sans doute un peu modifié dans son aspect, nullement dans sa situation ni dans son usage. » 907

La réflexion de Corzani amène à aborder d’autres sources du roman antillais : les racines créoles éclatent les structures par le lexique, la syntaxe et le rythme de la langue orale, le créole. Ce n’est pas pour rendre étranger le lecteur non « créolophone », mais bien pour engendrer une identité littéraire, conséquence de l’écriture métissée des auteurs. Mais pourquoi les racines créoles fondent-elles les romans? Parce qu’il y a comme une incapacité littéraire de traduire le sens exact, métaphorique, la signification symbolique de certains termes créoles, alors les auteurs acceptent sciemment de recourir au mot insulaire, intégré tel quel dans le texte, pour lui donner plus de sens littéraire. La plupart des personnages de Maryse Condé et Schwarz-Bart sont des villageois, ils ne sont pas formés à l’école française, et ils ont comme héritage linguistique le créole, leur langue maternelle. Transplanter le verbe de ces personnages, c’est exprimer toute l’originalité de leur pensée. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sont des femmes créoles, elles vivent la dualité des langues, le français et le créole : ce conflit est la tension lexicographique qui ne saurait faire abstraction complète d’une langue au privilège de l’autre. Le recours permanent à la langue créole ne s’affirme pas comme une révolution linguistique, mais comme l’expression littéraire d’une anxiété, d’une angoisse des langues, d’une souffrance qui accompagne l’écriture :

‘« Je me demande si le fait de créer cette espèce de « français régional caribéen » ne rend pas, à terme, caduc le combat pour une langue créole totalement différente du français. Je n’ai pas de réponse à cette question qui, parfois, m’angoisse. Je suis effectivement attaché au créole et je le suis également au français, mais d’une façon beaucoup plus névrotique, parce que le français a été la langue des colons. » 908

Comme l’identité, l’écriture révèle le métissage, on peut s’interroger sur les rapports entre l’identité et l’écriture, relations particulièrement littéraires. On justifiera une telle assertion non pas en développant les liens entre l’identité et l’écriture, mais plutôt en recherchant pour chaque œuvre les particularités d’une écriture métissée. Ces propriétés reprennent la question de l’identité.

Notes
905.

Carlos Fuentes, Le sourire d’Erasme, op.cit., p. 335.

906.

Gérard Tougas, Les écrivains d’expression française et la France, Paris, Editions Denoël, 1973

907.

Jack Corzani, « Culture savante et culture populaire XVIIe XXe siècles », article cité,

p. 190.

908.

René de Ceccaty, « La bicyclette créole ou la voiture française », Le Monde, Carrefour des littératures européennes, Entretien avec Raphaël Confiant, n°3, 6 novembre 1992.