A. Les racines créoles dans les romans

Chaque écrivain antillais rêve d’écrire le créole, espérant retrouver ce qui a été vécu dans le passé, ce que le peuple a eu de commun. L’œuvre de l’écrivain antillais tiendrait lieu de témoignage d’une pratique ancestrale, imposée par l’histoire, d’une pratique si obligatoire qu’elle est réalisée dans la littérature. Engagé dans une conquête, l’écrivain antillais, ici Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, estime que le texte littéraire ne se suffit pas à lui-même, et peut bien renvoyer à d’autres éléments qui lui sont extérieurs : le créole est une réalité historique, sociale, culturelle, linguistique dont la littérature antillaise ne peut se passer. Le roman aux Antilles dépend, on le sait, de la réalité créole. C’était prendre pour un fait littéraire le désir naturel des personnages comme Télumée, dans Pluie et Vent…, Xantippe, dans Traversée de la Mangrove et Nina, dans Desirada, et de traduire leur créole en parole littéraire. C’était aussi prendre pour une réalité le désir littéraire des auteurs comme Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : la source créole nourrit leur création littéraire. Cette inspiration nécessaire à l’écriture, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart l’ont retrouvée au plus profond des racines créoles. Le système narratif adopté par ces auteurs permet le maintien du dispositif créole, sans dérive vers ce que les auteurs « créolistes », Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, appellent passionnément dans le titre de leur ouvrage collectif Eloge de la créolité. De façon plus imagée, un personnage de Traversée de la Mangrove, Dodose Pélagie dit : « Je rejette le mot « créole » que certains emploient. » 909 Ce n’est pas seulement le rejet du créole qui est fascinant, mais la tendance à l’ouverture que préconise encore Pélagie : « Notre société est une société métisse. » 910 Entre « créole » et « métisse », la distance, quelque considérable qu’elle apparaisse, se réduit par le processus de l’écriture métissée. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart cherchent à abandonner le créole par son écriture imaginaire. Pour comprendre la représentation du créole, et analyser l’artifice littéraire des images créoles, il faut revenir à la problématique que posent la langue créole et la langue française. Comment l’écrivain antillais peut-il exprimer l’identité littéraire dans une langue qui n’est pas la sienne ? Et comment peut-il parvenir à explorer le fond culturel antillais et son imaginaire d’écrivain antillais en utilisant paradoxalement une langue imposée historiquement comme héritage colonial ? Cet écrivain-là vit le dilemme des langues. Cet écrivain est comme tiraillé entre la langue créole, imagée et métaphorique, et la langue française, expressive et littéraire. Cet écrivain peut alors écrire en créole ou traduire la pensée créole en français.

Pour Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, il ne s’agit ni de la première position ni de l’autre, mais il faut arriver à créer une langue littéraire, la création littéraire est le mot d’ordre de leur écriture métissée. Les modifications qu’elles ont apportées par rapport aux romans de l’époque théorique du créole sont dans le style. On pourrait opposer Traversée de la Mangrove, Desirada, Moi, Tituba sorcière, Pluie et vent…, Un plat de porc…, au roman de Patrick Chamoiseau Solibo Magnifique : un narrateur se charge d’écrire le créole, il est mort étouffé par les paroles créoles dont il se dit être « le marqueur » ; alors que dans les textes du corpus la volonté de restituer entièrement le créole est abandonnée. Pluie et vent… prouve ce rejet lorsque Télumée dresse un récit en français, non sans recours allusif au créole, mais avec la peinture de l’âme créole que le lecteur déchiffre à chaque fois dans les passages du roman :

‘« A mesure que notre sueur pénétrait cette terre, elle devenait nôtre, se mettait à l’odeur de nos corps, de notre fumée et de notre manger, des éternels boucans d’acomats verts, âcres et piquants. » 911

Se dégagent dans l’inspiration du personnage les éléments qui permettent d’affirmer la création littéraire, à partir du créole et du français. Simone Schwarz-Bart est un écrivain créole, il n’en demeure pas moins qu’elle soit un auteur francophone, libre de créer un langage d’écriture, d’ailleurs soutenu par Lise Gauvin qui parle de mutation des langues :

‘« Si chaque écrivain doit jusqu’à un certain point réinventer la langue, la situation des écrivains francophones a ceci d’exemplaire que le français n’est pas pour eux un acquis mais plutôt le lieu et l’occasion de constantes mutations et modifications. » 912

Dans les romans du corpus, nous sommes loin de cet imaginaire qui fait spécifiquement du créole le moteur de l’écriture. Nos auteurs se situent dans une perspective littéraire qui concerne l’écriture croisée, non pas un métissage forcé, mais un mélange subi, accepté et cultivé, entretenu par le jeu des langues multiples. Un poète Malgache, Jean-Joseph Rabéarivelo, avait traduit cette difficulté d’écrire quand l’âme et l’imagination sont partagées, divisées ; quand la sensibilité du poète est gagnée par l’angoisse de ne pouvoir exprimer son être profond. Le poète tourmenté retrouve avec beaucoup de peine des mots pour traduire ses émotions. Le trouble poétique est à l’origine du métissage de son écriture :

« Qui donc me donnera de pouvoir fiancer

L’esprit de mes aïeux et ma langue adoptive ? » 913

Le mélange se joue entre la culture traditionnelle, l’âme des ancêtres, la langue maternelle. Cet esprit s’oppose et s’écarte de la langue adoptive, celle du colonisateur, le français. Le poète francophone cherche à exprimer l’identité culturelle à travers la poésie d’expression française. La tâche lui semble malaisée, parce que les figures s’opposent ; la sensibilité poétique est comme rebelle à son moyen de transfert linguistique. Mais L’union est indispensable, elle mène au métissage que le poète sous-entend par le verbe « fiancer ».

En revanche, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont répondu positivement à ce questionnement « poétique », en créant un langage littéraire qui cherche à « unir » la sensibilité créole à la langue française. Avec les racines créoles qui parsèment la narration, les auteurs y parviennent, par exemple lorsque Télumée évoque discrètement dans les structures de Pluie et Vent… le rituel créole des scènes de possession d’un enfant qu’elle guérira ; ou lorsque dans Les derniers rois mages les femmes raillaient Hosannah qui parlait un créole de paysan au marché du morne Verdol. Le lexique, la syntaxe et le rythme créoles se croisent dans les structures narratives « où les codes oraux et écrits sont métissés. » 914 La langue française « est constamment soumise au décentrement » 915 , et cette obédience prouve la « mosaïque de codes, de discours, de parler » 916 dans les récits. D’où le maintien du lexique, les empreintes de la syntaxe, le retour anaphorique du rythme créole, qu’il importe d’analyser dans les romans. C’était prendre pour une poétique créole la cassure du style littéraire classique, apparence de clarté et de précision. C’est le paradoxe de l’écriture métissée, rejetée par la majorité de la critique littéraire comme un besoin « réactionnel » et « idéologique » d’affirmer une littérature, de l’imposer, parce qu’elle vient de naître. Jean-Price Mars avait averti depuis 1962 les écrivains antillais et haïtiens du danger d’idéaliser le créole, d’aller même jusqu’à en vouloir faire une langue nationale :

‘« Faire du créole notre langue nationale […] serait l’aveu d’une défaite dans l’âpre bataille où l’histoire nous a engagés pour garder notre position originale de peuple noir d’expression française au carrefour de la double civilisation anglo-saxonne et ibérique dans les trois Amériques. » 917

Les spécificités de l’écriture métissée dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart prouvent le contraire de ce qu’avancent les critiques, les auteurs n’exaltent pas le créole, bien qu’il soit le support des textes.

Notes
909.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 207.

910.

Ibid.

911.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 218.

912.

Lise Gauvin, « Ecriture, surconscience et plurilinguisme : une poétique de l’errance », in Francophonie et identité culturelles, Paris, Karthala, 1999, pp. 13-29.

913.

Cité par Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1974 (1990 rééditions), p. 83.

914.

Shakuntala Boolell, « Ecrire pour moi, écrire pour l’autre », in Ecrire à la croisée des îles, des langues, sous la direction de Dominique Jouve, C.O.R.A.I.L et L’Harmattan, 1999, pp.11-23.

915.

Ibid.

916.

Ibid.

917.

Jean-Price Mars, « Interview », in Rond-Point, Port-au-Prince, juillet 1962.