a. Le Lexique créole

Les auteurs de Traversée de la Mangrove, Desirada, Moi, Tituba sorcière, Les derniers rois mages, Pluie et vent… et Un plat de porc…, construisent dans ces romans de façon éblouissante un univers linguistique proche du créole : les phrases s’épanouissent au long des mots créoles, des expressions orales comme une forêt enchantée. Ces termes, légèrement enchevêtrés dans le style narratif, prolifèrent dans les textes comme si les œuvres s’enracinaient dans la nostalgie de la langue créole. Cette dernière se définit à l’origine comme l’usage excessif « des mots français coulés dans le moule de la syntaxe africaine. » 918 L’emprunt de mots issus des langues africaines mélangés avec des expressions natives du français est remarquable:« C’est […] au cours des cinquante premières années de la Colonisation que vont naître les créoles de la Caraïbe […] Européens et Africains ont participé à la genèse du créole. » 919 D’une langue à l’autre, on change de registre, les valeurs sont bouleversées, un sens différent et nouveau apparaît. Chaque mot créole peut exprimer une réalité qu’on ne saurait traduire sans en trahir le sens dans une autre langue : « Les langues diffèrent essentiellement par ce qu’elles doivent exprimer, et non par ce qu’elles peuvent exprimer. » 920 Avant toute analyse du lexique créole, certaines particularités méritent d’être clarifiées, comme les divergences des modes d’utilisation des locutions créoles : Un plat de porc… et Pluie et vent… de Simone Schwarz-Bart se caractérisent par un usage du lexique créole dissemblable par rapport aux textes de Maryse Condé, notamment Traversée de la Mangrove. Quand la plainte du pays natal se fait poignante, Mariotte la pensionnaire damnée semble être possédée dans Un plat de porc…par le pouvoir des mots venus de la Martinique, les lettres créoles. Un dialogue s’installe entre le personnage, obsédé par le terroir, et la Martinique, personnifiée comme le pays amant de l’héroïne. Le goût de la mélancolie, l’amertume du passé envolé, trahissent la narration de Mariotte : elle veut consolider les liens sacrés qui l’unissaient avec la Martinique : les affirmer par un retour métaphorique du vocabulaire créole, traduit la déclaration d’amour, la passion profonde qu’elle ne dissimule pas dans ses phrases marquées d’enthousiasme mêlé de mélancolie:

‘« Et j’ai dit à la Martinique, dans ma langue maternelle : Zotte Ki d’ l’autre côté d’l’eau, miré moin, couté ti brin… Cé moin, cé moin même Ki là : moin la Mariotte, la Marie Bel Chiveux, la Marie Diab’, la Marie à Grands-Fond, la Marie à Morne Pichevin et toutes ces montagnes vertes à nous-là-ça ! » 921

L’absence de traduction en français peut expliquer le statut de la narratrice : une femme créole et paysanne : Mariotte réclame à la Martinique son appartenance linguistique. Elle réussit à créoliser son nom Mariotte, qui signifie petite Marie, comme l’adjectif diminutif « Ti » est synonyme de « petit » dans Ti Jean L’horizon. L’adjectif affaiblit le sens du nom, Mariotte perd toute la grandeur divine de Marie, elle incarne la misère sur terre, la bassesse morale est signalée par la simplification du nom. Jouant sur les mots créoles avec un consentement communicatif, Mariotte sait l’art de filer la métaphore créole dans un récit qui reflète les images hallucinantes de « l’eau », métaphore de l’île, des montagnes « Grands-Fond » et des mornes « Pichevin », symboles géographiques de l’identité. La Martinique inspire Mariotte, la langue créole par son lexique embellit le style de l’auteur.

Autre caractéristique du glossaire créole : dans Pluie et vent…, ce ne sont plus les formules qui déterminent l’écriture métissée, mais les formes particulières : le créole s’efface dans le récit. Une poétique créole, délicatement utilisée, traduit le silence, les intonations créoles. Le lyrisme traditionnel des vieux conteurs guadeloupéens est utilisé par la narratrice. La Belle au bois dormant, un article où Simone Schwarz-Bart dévoile son style, révèle la tension entre le désir de nommer le mot créole et l’envie de le cacher :

‘« Il y a toutes sortes de tentations. La tentation d’intégrer tout simplement les mots créoles au texte français, par exemple. Ou la tentation de gommer carrément cet espace créole en m’exprimant en un certain français, disons. » 922

On peut parler de « roman créole », en lisant Traversée de la Mangrove. Les nombreux récits des personnages impriment une marque particulière à l’écriture du vocabulaire créole. Le répertoire oral, le patois colonial des paysans, la force des images : autant de tournures qui désignent la référence au créole. La belle villa Perrety est à présent abandonnée, délabrée « sous les arbres mangés de pie-chans 923 Et il est légitime de respecter à la lettre les intentions de l’auteur, qui ajoute cette traduction, en fin de page : « les lianes parasites ». Le terme « parasite » sera appliqué, par ironie, à Moïse qui voulait s’emparer de la fortune d’origine louche de Francis Sancher. Seuls les habitants de Rivière au Sel ont gardé ce secret vicieux d’avoir eu l’idée de surnommer Moïse le « Maringoin », ou la moustique. Maryse Condé assume pleinement l’humour littéraire, celui de traduire les termes créoles qu’utilisent ses personnages. Alix et Alain tenaient des « chaltonnés » ou flambeau en français, afin de permettre à leurs frères, Carmélien et Jacques, d’observer le cadavre de Francis Sancher, mort sans traces de sang, son corps pataugeant dans la boue. Le lendemain de cette mort, une foule ahurie criait, s’offusquait, et chantait des injures en créole à l’encontre du défunt :

« Kouli malaba

I si dam

Pa pejiw » 924

Les séquences en créole accentuent la méchanceté, l’indulgence, l’intolérance des habitants de Rivière au Sel, « xénophobes » même à l’égard des morts. Moise rappelle les propos déplacés que lui adressait toute Rivière au Sel, quand il se promenait dans les rues, « trottinant sur des jambes en cerceaux à la poursuite des papillons. » 925 Ce qu’il y a d’agréable chez Moïse, c’est qu’il ne parvient pas à oublier ces moqueries, « ta la lèd pas méchansté » 926 (celui-là est vraiment affreux), dont il était victime. Il garde douloureusement son amertume, en confessant sa pudeur d’être le malchanceux : tout le monde le détestait à Rivière au Sel. Mais avec Spéro, l’insertion du lexique créole devient exemplaire dans Les derniers rois mages. La culture musicale créole et le plaisir de parler sa langue, qui engagent le personnage, conduisent Spéro à prolonger l’entreprise linguistique de Maryse Condé : l’enracinement du texte dans la réalité insulaire :

‘« Il avait vainement essayé de la faire vibrer aux rythmes des léwoz, des tonumblacks, des quadrilles et tout particulièrement des kaladjas, danses d’amour qu’il affectionnait. » 927

Spéro se laisse emporté par des rêveries qui s’expriment dans des formules créoles, par des sensations que provoque la spontanéité verbale. A la rhétorique des termes créoles, riches en couleur, succède la libre cristallisation de la lassitude autour d’événements quotidiens. Ces événements s’articulent selon un recommencement libre du créole :

‘« Au petit matin, quand il arrivait à s’arracher de sa couche, il trébuchait comme un homme sortant d’un débit de boissons et ne trouvait que des mots créoles pour exprimer l’infini contentement de son corps :- Mi mal-fanm, mi ! (Quelle femme extraordinaire !) » 928

L’écriture du lexique n’existe que par rapport à ce jeu d’influences orales, à cet amusement malicieux de recourir quand il le faut au créole. Le mélange du créole et du français dénonce l’illusion d’une littérature antillaise qui s’écrirait spécifiquement en français ou en créole : les deux langues ont constitué l’histoire antillaise. On comprend pourquoi le lexique oral n’altère pas le sens littéraire du texte, au contraire les expressions libèrent le style, elles stimulent la lecture, et épousent dans leur inquiétante opacité (pour les lecteurs non créolophones) l’humour d’une société en crise, des personnages également voués à l’échec social. Mais le créole n’est pas une étrangeté. Car, en cherchant par la transposition du créole à « être soi », en trouvant logique de ne pas fuir les modèles et les mots du créole, Maryse Condé, tout comme Simone Schwarz-Bart, ne rend pas incompréhensible le texte.

Autre preuve que ces auteurs recherchent les origines créoles, et qu’ils ne pratiquent pas de la même façon la transposition des termes : les insertions du vocabulaire créole dans Desirada sont brèves, précises, et elles donnent à la phrase un éclat culturel. On sait en revanche que l’expression « migan sacré » 929 renvoie à un plat sacré, à base de divers légumes et de haricots cuits sans sel. Les fidèles de la secte Muntu partageaient ce plat les dimanches, après la réinterprétation blasphématoire des Evangiles. « Voiche sapete che cosa è amor. » 930 Dans cette phrase créole, d’un lyrisme religieux, Ranélise exprime tout son désir de voir sa jeune fille chanter à l’opéra. Sa belle voix, vibrante et captivante, ne fera pas d’elle une chanteuse, mais plutôt une errante qui atterrit, à la fin de ses aventures, en Amérique. Avec la certitude du lexique créole, les influences sur le sens du récit, la cohérence sémantique du vocabulaire créole, on découvre inévitablement la force de l’oral, même sans traduction française telle la démarche de René Depestre:

‘« L’apport créole peut conditionner le tissu secret du récit, en osmose avec le contexte, sans qu’on ait besoin de faire, en bas de page un dessin au lecteur de Paris. » 931

René Depestre a ouvert une voie à l’insertion du créole sans commentaire ni explication dans le texte français. Maryse Condé ne suivra pas ce chemin ; elle joint à la citation d’origine, à l’expression créole, une interprétation en français. Pourquoi cette opposition existe-t-elle dans les approches lexicales du créole ? Parce que René Depestre et Patrick Chamoiseau ne partagent 932 pas les conceptions de Maryse Condé sur le métissage. Les traductions en bas de page apparaissent trop vertigineuses et ridicules à René Depestre. Mais l’authenticité qu’il proclame, l’origine rigoureuse qu’il impose au texte, l’aveu auquel il confronte les écrivains antillais, seront les principes fondateurs, les règles littéraires du roman de Patrick Chamoiseau Texaco. En construisant des phrases où apparaît le vocabulaire créole, « Irénée comprit flap », « il n’est pas non plus sandopi » 933 , Patrick Chamoiseau ne cherche-t-il pas à créer une « opacité » du langage littéraire. L’écriture métissée de Patrick Chamoiseau est un mélange mélancolique, sombre, une alliance rare et atypique du français au créole. Cet auteur brouille les pistes de la lecture. Son tempérament réside dans la parole obscure et littéraire. Marie-Sophie Laborieux, narratrice et écrivain dans Texaco, émet des doutes sur sa façon d’écrire ; elle est constamment hantée par l’angoisse de la mort, métaphore tragique de l’écriture :

‘« Vers cette époque oui, je commençai à écrire, c’est dire : un peu mourir. Dès que mon Esternome se mit à me fournir les mots, j’eus le sentiment de la mort. » 934

Ecrire le créole, souligne l’entreprise dangereuse, la tâche périlleuse, car un drame intérieur déchire le personnage-écrivain :

‘« Chaque phrase écrite formolait un peu de lui, de sa langue créole, de ses mots, de son intonation, de ses rires, de ses yeux, de ses airs. D’autre part, j’étais forcée de m’accommoder de mon peu de maîtrise de la langue de France. » 935

Il y a une souffrance pour Chamoiseau d’exprimer avec des « mots de France » un cœur antillais, une condamnation exorcisée en plaisir littéraire par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : celui d’évoquer, avec conjointement les racines créoles et le français, ce qui fait la valeur d’un peuple, son identité. Ses auteurs ont eu très tôt le sens du patrimoine écrit et le souci de la conservation des valeurs créoles qu’ils transposent dans des récits racontés par leurs personnages. On ne pourra pas leur contester la qualité de conteurs d’histoires romanesques, si bien que certaines d’entre elles, Traversée de la Mangrove et Pluie et vent… par exemple, constituent des chefs-d’œuvre de la littérature créole, antillaise et francophone. Quelle que soit la qualité de l’adaptation du créole, le charme de la narration efface toute discordance, bannit toute rupture sémantique, car le créole s’intègre avec fluidité, beauté, et finesse dans les textes. Il faudrait évoquer le roman de Patrick Chamoiseau, Chronique des Sept misères, pour se rendre compte de la façon dont Maryse Condé mène le lexique créole dans Traversée de Mangrove. Dans le roman de Chamoiseau, la chanson de Kouli est rapportée en créole, ainsi que le cri de Félix Soleil : « Fann yin Ki faum Ki an tijou mwen » 936 L’auteur ne traduit pas cette phrase exclamative, par contre Maryse Condé indique au lecteur les notes de bas de page pour qu’il comprenne l’élan spontané de ses personnages créoles. Moïse à son âge adulte se souvient lamentablement du chant destiné à bercer les enfants, lorsqu’ils sont apeurés par le cri rauque des bêtes sauvages qui traînent aux alentours des cases du village au milieu de la forêt:

« La ro dan bwa

Ti ni an jupa

Peson pas savé K sa Kiadanye

Sé an zombi kalanda

Ki ka manjé… » 937

Maryse Condé s’impose comme écrivain populaire et universel. Le secret de cette célébrité se trouve dans une conception exigeante du roman qui doit franchir les barrières linguistiques : elle propose pour celui qui ne comprend pas le créole, cette traduction du chant de Moïse, une complainte populaire puisée dans le répertoire culturel :

« Là-haut dans les bois

Il y a un ajoupa

Personne ne sait qui y habite

C’est un zombie Kalada

Qui mange… » 938

La valeur orale du chant ne se trouve pas dans la traduction, mais dans sa version originale, dans sa rhétorique créole. Cette langue porte sa propre signification culturelle et mythique. Le merveilleux se dégage des éléments de la nature, cadre géographique insulaire où se déploie l’imagination des habitants. Plusieurs registres narratifs de langues, de chansons composent Traversée de la Mangrove. Ce roman pose et soulève des questions concernant l’esthétique caribéenne en général et antillaise en particulier. Des romans considérés comme classiques de la littérature des Caraïbes peuvent trouver leur prolongement littéraire dans Traversée de la Mangrove. Par exemple, écrit intégralement dans un créole haïtien, Dezafi de Frankétienne sera réécrit en français et paraîtra en 1979 sous le titre de Les affres d’un défi. Cette filiation volontaire du roman par rapport aux formes littéraires du créole se double du désir de fonder l’esthétique haïtienne : Maryse Condé avait cherché dans Traversée de la Mangrove à rompre avec le style de ses romans précédents, de ceux d’autres auteurs antillais : le but était d’introduire dans le roman toute la réalité guadeloupéenne, et un style qui enchâsse les formes littéraires, culturelles, morales, religieuses et mythiques.

Notes
918.

Suzanne Comhaire-Sylvain, Le créole haïtien : morphologie et syntaxe, Suisse, Genève, Slatkine Reprints

919.

Jean Bernabé, Fondal-natal, grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, Paris, Harmattan, 1983, p. 38.

920.

Romain Jakobson, Stylistique comparée du français et de l’anglais. Méthode de traduction, Paris, Editions Didier, 1963, p. 84.

921.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 85.

922.

Simone Schwarz-Bart, « La Belle au bois dormant », L’écrivain francophone à la croisée des langues, op.cit., pp.119-123.

923.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 44.

924.

Ibid., 20.

925.

Ibid., p.

926.

Ibid.

927.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 42.

928.

Ibid., p. 47.

929.

Maryse Condé, Desirada, p. 232.

930.

Ibid.

931.

René Depestre, « Deux fers au feu », L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Editions Karthala, pp. 72-95.

932.

Patrick Chamoiseau, Texaco, op.cit.

933.

Ibid., p. 21.

934.

Ibid., p. 353.

935.

Ibid.

936.

Patrick Chamoiseau, Chronique des Sept misères, Paris, Gallimard, 1987.

937.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 42.

938.

Ibid.