b. La syntaxe créole

Dans un ouvrage intitulé Précis de syntaxe créole 939 , le linguiste Jean Bernabé avait étudié les structures grammaticales, morphologiques, syntaxiques, discursives et sémantiques du créole. On ne s’intéressera pas à l’approche grammaticale du créole dans les romans étudiés, mais plutôt à l’analyse littéraire de la syntaxe, telle qu’elle apparaît dans la narration éclatée, déconstruite par les structures de la langue autochtone. Pourquoi au niveau de la narration la cohérence des récits est-elle entravée par une subversion syntaxique ? Parce que le créole et le français s’opposent au niveau de leurs structures syntaxiques. Comme langue orale, le créole, étant écrit, présente une norme imitant la voix, une structure copiant le rythme de la parole. Le français, langue littéraire obéît à une syntaxe rigoureuse, la construction des phrases est soumise à des règles grammaticales. Les auteurs, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart disparaissent de temps à autre, les personnages reprennent la narration, et les textes semble être sous l’empire de la langue orale. Les auteurs s’attachent, tour à tour dans les romans, à traduire le souffle créole des personnages. D’où les ruptures, les déconstructions, les reprises narratives, les répétitions orales, qui désamorcent la narration. Dans l’ouvrage Ecrire en créole 940 , Marie-Christine Hazaël-Massieux a évoqué les ruptures syntaxiques ; elle aboutit au problème de transcription du créole en français. Les structures syntaxiques et morphologiques du créole sont analysées, les conséquences éclairent les obstacles linguistiques : le passage à l’écriture pour une langue orale comme le créole s’avère autant aisé que rude.

Le créole s’élargit, se dilate par des évocations imagées, par des accumulations métaphoriques. Les énumérations dans Pluie et vent… pour être pompeuses et emphatiques n’en sont que plus belles. Les écrivains antillais, qui revendiquent la créolité, Chamoiseau et Bernabé entre autres, ont dépassé ces obstacles linguistiques, dans le seul désir de créer un langage littéraire sur la syntaxe créole, qui déconstruit le français. On peut opposer ces auteurs à Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : la pertinence et la logique de la syntaxe créole se résument dans leurs œuvres littéraires par une force évocatrice, celle qui s’approprie le créole pour le soumettre à des structures narratives écrites en français. Les exemples abondent dans les romans, ils prouvent cette finesse qui permet d’utiliser le créole, sans en abuser et sans l’épuiser. Pluie et vent… et Un plat de porc… imposent leur style verbal et trivial par l’absence de cohérence dans la succession des structures, dans la coordination des phrases ; l’œuvre, dans sa forme d’écriture, s’enracine dans une « esthétique » purement créole et guadeloupéenne. Simone Schwarz-Bart a réussi à s’imposer comme écrivain créole, et son style n’a de sens que dans la mesure où il abrite le créole et sa syntaxe :

‘« Quand j’écris, je me représente d’abord les phrases en créole et elles dansent, elles sont fortes, elles m’entraînent : c’est le créole qui me sert à envahir les choses. Je ne laisse pas les phrases ouvertes, sans les finir. Le créole m’oblige à le faire, encore plus que le français. » 941

La traduction orale, relative au créole, scande et rythme Un plat de porc…, roman dans lequel se défile la structure décousue, et se défoulent les phrases discontinues de la langue créole. La narratrice écrit en français, comme elle pense en créole, ce roman découle d’un imaginaire qui ne recourt à la langue parlée que pour la transcrire, littéralement, en français: « j’ai tiré à moi la valise de carton mâché… » 942 La structure syntaxique, « tiré à moi », incohérente en français, est puisée dans la langue créole. Elle est fidèlement traduite dans le texte. Attristée par la mort de sa mère, Mariotte décrit sa douleur, sans complaisance au français : « La tristesse de toi est une bête qui dévore mon cœur… » 943 Il est clair que le groupe prépositionnel « de toi », inattendu en français, est une allusion à la langue orale. Parce que dans cette langue créole, le pronom personnel peut être précédé d’une préposition. Fondées sur l’émotion, les phrases de Mariotte sont d’abord représentées, imaginées, pensées en créole avant d’être transcrites en français, et comment en pourrait-il être autrement ? C’est une vieille femme créole qui domine les êtres, les objets, les personnages, les événements, mais le créole est là qui soutient la narratrice dans sa démarche, on ne s’étonne pas de la structure syntaxique des phrases:

‘« Enfin, que dire ? … Je me sentais à la fois honteuse et désespérée de voir que le passé continuait de grouiller sous ma peau, comme de la vermine dans une maison abandonnée ; que ni le grand âge, ni la résignation ne le désarmaient ; et que sans doute la mort elle-même n’arriverait pas à tuer ces instants de ma vie, qui flotterait au-dessus de moi la nuit… » 944

Ces phrases suivent magnifiquement le flux des idées, le mouvement du cœur, le souffle de l’orateur:

‘« […] ainsi que ces chauves-souris velues et piaillantes dont nous autres nègres de la Martinique disons qu’en elles revivent les péchés, les souffrances et les larmes, et l’agitation aveugle de ceux qui ne sont plus. » 945

Les locutions conjonctives, « que », « et que », les pronoms relatifs, « que », « qui », raccordent les phrases par une syntaxe qui imite la cadence de la parole. La longue haleine narrative prouve à la fois la rhétorique orale et l’angoisse d’une femme qui ne peut plus se taire, qui ne sait que parler sans faire l’économie du langage. Les métaphores créoles, introduites dans les phrases, les rallongent en illustrant le refus du silence, propre aux angoissés, aux exilés, aux déplacés. Faudrait-il parler d’une dérive verbale dans la position narrative que prend Mariotte ? La visée du roman n’est plus la représentation d’une femme martiniquaise exilée dans un hospice parisien, mais l’expression littéraire de la langue créole. Simone Schwarz-Bart a prouvé qu’on pouvait écrire un roman aux Antilles dans le style créole. Télumée prend le relais, dans Pluie et vent…, en faisant de l’éloquence traditionnelle et orale la source de la narration. Le lecteur est comme emporté par les accumulations suggestives, les juxtapositions démesurées, qui mesurent le poids du « parler créole » dans le récit. Télumée la paysanne de Fond Zombi ne tarit pas ses remarques sur la société antillaise. Un tel « bavardage » littéraire paraît novice et original, Télumée ne cherche pas à cultiver la précision, à sacraliser la simplicité classique. Au contraire, c’est le lyrisme créolisé, l’euphorie de la paysanne qui dictent à la narration la longueur dont on sait qu’elle commande le langage oral, de surcroît le créole, langue fortement métissée :

‘« Au milieu de tout ça, j’allais et venais, je faisais sauter crêpes, les enrobais de confiture, je tournais sorbets à la crème, au chocolat, sorbets à la pomme-liane et au coco, sorbets rouges, sorbets verts, bleus, jaunes, sorbets amers et sorbets doux, sorbet à devenir soi-même sorbet. » 946

Télumée ne peut plus retenir ses phrases qui s’étirent longuement, et qui s’écoulent au rythme du vent, lorsqu’elle est sous l’empire de l’inspiration orale, de la Muse créole:

‘« Et je me disais qu’avec de telles odeurs dans leurs narines, les femmes se sentent plus femmes, le cœur des hommes se met à danser et les enfants n’ont même plus envie de grandir. […] J’ai disposé le paquet de hardes sur notre plancher et nous nous sommes couchés dessus, l’un contre l’autre, comme deux voleurs, en silence, et nous avons regardé le village s’enfoncer peu à peu, disparaître lentement dans la nuit, à la cadence d’un navire que la brume engloutit. » 947

Autre détail surprenant : les phrases de Télumée, qui s’enracinent dans la rhétorique orale, sont fortement marquées par le signe de la précision et de la clarté, des éléments qui indiquent l’écriture métissée, tout en invalidant le propos précédent, c’est-à-dire le souffle créole dans les phrases :

‘« A quelques jours de la fête, les gens se mirent à passer et à repasser devant ma case, sans mot dire, afin de me prouver tout simplement qu’il ne pouvait y avoir de coupure dans la trame, et que j’avais beau vouloir voler et devenir grand vent, j’étais pourvue de deux mains et de deux pieds, tout comme eux. » 948

Télumée serait-elle en train de délirer dans la narration ? Elle semble pourtant être lucide dans ses propos et sa réflexion. La clarté ne cesse d’être affirmée à la faveur non d’un grand récit classique, mais d’une écriture qui donne au conteur un talent propre à Télumée: celui d’un ouvrage littéraire rendu moderne par la transposition naturelle des idées et des phrases créoles. Mais plus les énoncés s’attachent au créole, plus l’écriture est délirante, et plus Télumée semble jubiler, car elle a vaincu le français, dominé la précision classique, et c’est pour apprivoiser le créole : cette écriture-là évoque l’esprit de l’oral et, par-delà la structure démesurée, métaphorique et « dévorante » de la langue créole, elle est sublime. Autre paradoxe significatif : la phrase créole est beaucoup plus maîtrisée dans les romans de Maryse Condé. Construite dans une syntaxe plus cohérente, la formule créole aboutit à des images poétiques, à des dessins allégoriques qui renvoient à l’univers des îles. Il ne serait pas aisé d’établir les frontières entre la syntaxe insulaire et la structure française, mélangées dans une poésie qui les dépasse pour asseoir une véritable œuvre d’art. Traversée de la Mangrove prouve ce mélange subversif : « Mon cœur n’a pas sauté ! Mon cœur n’a pas sauté ! » 949 Mademoiselle Léocadie Timothée, institutrice en retraite depuis des années, s’exclame ainsi au début du roman. L’interjection renvoie à la phrase complice du créole, et elle aboutit à une réalité psychologique, à un état d’âme, sans figer le sens dans la langue créole. Une autre périphrase s’impose dans la narration, c’est l’expression « Mouche à miel » 950 , utilisée par l’auteur pour désigner, comme en créole, les abeilles. Léocadie Timothée apprit à ses élèves une récitation, extraite du poème de Dominique Guesde « La Guadeloupe pittoresque » : la récitation renouvelle la syntaxe du roman de Maryse Condé 

« Guadeloupe ! Ton ciel resplendit sur nos têtes

De son bleu lumineux très doux et très profond ;

Comme un flot colossal qui monte à l’horizon

Ta montagne est plus bleue encore dans tes crêtes. » 951

L’interjection « Guadeloupe ! », définit une communauté, établit un territoire et fonde une identité, revendiquée, implicitement, dans l’expression du haut degré « très doux et très profond ». La comparaison « comme un flot colossal » reprend syntaxiquement l’idée précédente, dévoile en même temps une poésie scandée, une inspiration créole : « dans des crêtes ». Texte d’origine différente, la récitation s’entrecroise avec le style de Maryse Condé pour exprimer la même vérité littéraire : parce que les images s’enfoncent dans la syntaxe orale, qui détermine l’imaginaire créole des auteurs. La chanson de Sylvestre, monotone et frappante, dédiée à sa bien-aimée, peut formuler cet élan poétique dont est pourvue la langue créole et littéraire des auteurs :

« Amantine, Amantine Oh

Ouvre-moi la porte

La pluie me mouille. » 952

Des phrases sans verbe, preuve de la rapidité de l’expression orale, se lisent dans Les derniers rois mages ; les formes du créole se dissolvent dans le texte, elles n’altèrent pas la compréhension mais la valeur poétique du texte s’accroît :

‘« Ventres ronds comme des calebasses. Ventres en obus. Ventres hauts et pointus. Ventres affaissés et pesants. Ventres glorieux. Ventres mous. » 953

Ce récit est un rêve fantasmatique, celui que fit Spéro, obsédé par les femmes qu’il était, en observant leur ventre, une fois la nuit tombée, dans les concessions du village. La répétition du substantif « ventre », à chaque fois suivi d’un adjectif différent, situe le passage dans un contexte oral où s’énonce et se libère la pensée, de façon à inventer des structures de phrases impropres en français. Le refrain anaphorique frappe l’attention de l’auditeur, ici le lecteur, séduit peut-être par la reprise syntaxique. Les linguistes créoles ont analysé la succession des termes comme la richesse d’une langue qui dispose d’une série de « signes » pour exprimer différemment la même réalité. Le point de départ de cette approche sémantique et syntaxique tient en un constat : Il ne faut pas voir dans le lyrisme des personnages une parodie du créole, encore moins une satire de ses formes d’expression ; c’est plutôt une force caractéristique du roman antillais, la langue et la rhétorique créoles expliquent ces enjeux littéraires. D’autre part, les théories de « l’intertextualité » approuvent le réseau d’interférence des textes, les ouvrages se succèdent, se ressemblent, et s’apparentent sur des points récrits, recomposés, reconstruits par différents auteurs :

‘« Il n’est pas d’œuvre littéraire qui, à quelque degré et selon les lectures, n’en évoque quelque autre et, en ce sens, toutes les œuvres sont hypertextuelles. » 954

La littérature orale est commune, vaste, variée et elle évolue dans le temps, en continuant d’inspirer des écrivains antillais qui s’emparent des racines littéraires qu’offre cette œuvre collective. Elle n’inspire pas seulement les écrivains, mais engendre aussi leurs textes qui jonglent avec les genres oraux en imitant leur style, leur structure syntaxique. La chanson populaire créole dans Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart est exemplaire, non pas par la thématique orale, mais par les structures syntaxiques qui s’éclatent, s’entrecroisent, se répètent dans un foisonnement digne de l’oral :

« L’animal naît, il passe, il meurt

Et c’est le grand froid

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir

L’oiseau passe, il vole, il meurt

Et c’est le grand froid

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir

Le poisson fuit, il passe… » 955

Considéré comme œuvre majeure non écrite, le patrimoine oral et créole semble l’arrière-fond des romans du corpus. Texte source, œuvre référentielle ou ouvrage mère, la littérature orale créole compose un système de parole, établi depuis des générations par les Ancêtres de la communauté : une tradition perpétrée de père en fils, de bouche à oreilles. Pour tirer cette œuvre majeure de l’oubli, les auteurs antillais n’ont-il pas exploré les valeurs littéraires que leur offrent les structures créoles ? La référence à la littérature orale des romans antillais, est la conséquence de l’armature déformée des textes, de la syntaxe désamorcée. La linguiste et grammairienne Catherine Kerbrat-Orechioni a évoqué la théorie de la référence nécessaire, et même obligatoire, des textes littéraires : « Tout texte réfère, c'est-à-dire à un monde (pré-construit ou construit par lui-même) posé hors du langage. » 956

Quelles que soient les convergences, aisément repérables, entre les fulgurances orales et écrites, les évocations littéraires les séparent. Mais les œuvres révèlent la concordance des structures grammaticales différentes. Les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sont portés par l’intonation sinon poétique, du moins dramatique, et par les mythes du langage littéraire, qui dévoilent le métissage. C’est Traversée de la Mangrove qui traduit avec plus de finesse les dérobades littéraires d’un auteur qui, tout en prenant ses distances avec la morphologie orale, ne fait que démontrer la pertinence créole dans le roman. Par bien des traits caractéristiques et semblables, Les derniers rois mages inaugurent la gloire des racines créoles, quand on remarque par exemple comment, à partir des événements romanesques sur les Antilles, Maryse Condé réintroduit la philologie créole dans le chant épique de Djeré. Ce dernier exalte la grandeur royale de son père en nuançant le vocabulaire oral; la réalité antillaise et africaine le conduit à admirer la syntaxe de la poésie épique dans ses Cahiers. Comme si les romans, à chaque nouvelle lecture, tentaient de mettre en question l’ensemble des valeurs sur lesquelles repose la littérature créole : valeurs lexicales, syntaxiques et même rythmiques. C’est le rythme créole qui est l’élément suprême, parce qu’il reprend les structures terminologiques et grammaticales, dans une narration si éminemment poétique qui les dépasse.

Notes
939.

Jean Bernabé, Précis de syntaxe créole, Guadeloupe, Editions Ibis Rouge, 2003.

940.

Marie-Christine Hazaël-Massieux, Ecrire en créole, Paris, Harmattan, 1993.

941.

Simone Schwarz-Bart, « La Belle au bois dormant », L’écrivain francophone à la croisée des langues, op.cit, pp. 119-123.

942.

Simone Schwarz-Bart,Un plat de porc…, p. 39.

943.

Ibid., p. 85.

944.

Ibid., p. 14.

945.

Ibid.

946.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 99.

947.

Ibid., p. 127.

948.

Ibid, p. 165.

949.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 13.

950.

Ibid., p. 44.

951.

Ibid., p. 48.

952.

Ibid, p. 161.

953.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 297.

954.

Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 16.

955.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 190.

956.

Catherine Kerbrat-Orechioni, « Le texte littéraire : non référence, auto-référence, ou référence fictionnelle », Texte 1, Torento, Brinity College, 1982, p. 28.