c. Le rythme créole

Si le lexique créole était marqué par le vocabulaire oral dans les récits, et si la syntaxe dévoilait un métissage stylique, le rythme pourrait se définir comme le souffle de la parole, l’haleine du griot traditionnel, la présence et le rythme de la voix dans les textes : les personnages parlent dans les romans, et les auteurs traduisent leurs paroles : cette interprétation fait ressortir la cadence de la voix. La force d’élocution et les séquences périodiques du discours oral s’alignent. Dialogues et monologues des personnages font l’écho du rythme oral, sans altérer la structure narrative des romans. Pour sauvegarder cette « nature » de la voix, cet art de la parole, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart caractérisent la communication verbale. Leurs romans, jusqu’ici considérés comme des œuvres francophones, se particularisent parce qu’ils coïncident avec le langage populaire, celui qui se joue et se dramatise dans la vie de tous les jours, dans les débats quotidiens, durant les conversations créoles. On relèvera l’exemple fascinant de Traversée de la Mangrove, qui répond à une poésie parlée et psalmodiée par des personnages, réunis, on le sait, une nuit funèbre, sur la place du village. Il y a un passage du roman qui ressemble à des laisses et qui traduit le rythme émouvant de la parole, décrit par l’auteur selon le mouvement de la nature :

‘« La chaîne de montagnes se parait du vert fugitif des jours sans pluie. Car l’eau du ciel, tombée à remplir jarres, fûts et barriques, avait pour un moment rassasié la nature ; Deux madères à col grenat perçaient le cœur des hibiscus. Compère Général Soleil veillait sur son royaume. » 957

Les éléments de la nature, « eau », « madères à col grenat », « hibiscus », dégagent implicitement un souffle créole très rythmé, car la nature antillaise est enthousiaste et elle est poétisée par l’auteur. Traversée de la Mangrove dévoile l’écriture à « haute voix », parce que la mesure haletante de la parole du narrateur exalte le combat tragique entre la nuit défaite et le jour victorieux. La victoire, symbolisée par la fin de la veillée funèbre, est entraînée par le chant matinal de « tous les coqs de tous les poulaillers. » 958 Ce duel funeste, expression du combat entre la vie et la mort, est exacerbé par une prose que cadence encore le délire oral de la nature :

‘« Les bananiers, les cases, les flancs de la montagne vont flotter peu à peu de la surface de l’ombre et se prépareront à endurer le grand jour. » 959

Dans Traversée de la Mangrove, les hallucinations plongent Vilma dans un univers onirique, et elle entend, dans cet endroit lugubre, la voix lointaine de Francis Sancher, rythmée toujours par le bruit de la nature :

‘« Dans le bruit des gouttes sur le toit, le frottement des branches des arbres et le froissement des herbes des talus, dans le sifflement du vent qui se glisse à travers les planches mal jointes. » 960

C’est cette mesure créole, fait de bruit et d’action, qui se prolongera dans Ti Jean L’horizon. L’évocation est cependant plus mélodieuse. Le vocabulaire musical, plus apparent, se joint aux images métaphoriques, elles situent le texte dans le contexte culturel et littéraire de la Guadeloupe :

‘« Les musiciens de l’ombre n’étaient pas rares, mais il émanait de la nouvelle, il s’était mis à jaillir de la gorge d’Eloise une telle richesse et variété de sons qu’on eût dit un orchestre tout entier, tambours et violons, flûtes, guitares et voum-tacs, lancé à l’assaut du ciel. » 961

Mais la note finale dévoile la « cacophonie » qui est l’ultime « concert baroque », et la dernière impression concernant la cadence musicale dans l’œuvre :

‘« Aussitôt, gagnées par la contagion, d’autres voix s’élève dans le noir et roulèrent de toit en toit jusqu’aux premières maisons du village, à la façon d’une onde vivante qui vous soulevait, bon gré mal gré, vous obligeant à participer au concert nocturne. » 962

Ce passage est une évocation du « blues » ou du « negro spiritual », danse et chant endiablés des esclaves : au retour dans les cases, ces captifs chantaient, dansaient, criaient pour exorciser la douleur et la fatigue des Cannes. Le rythme des « tambours et violons, flûtes, guitares et voum-tacs » 963 se joint aux voix chantantes, c’est pour exhaler leurs maux en mots. L’écriture devient même une audition nocturne, et le lecteur, invité à la partition musicale, découvre toutes sortes d’alliances symboliques, de termes contraires qui commandent la cadence des phrases. Le temps du concert, la nuit, et le mélange des instruments propagent une mesure maléfique, laquelle répond au thème général de l’œuvre : le combat identitaire de Ti Jean contre les forces du mal, la Bête, symbole de la décadence, des ténèbres et de la colonisation. Il faudrait évoquer l’exemple de Tituba dans Moi, Tituba sorcière…, une complainte adressée à la nature vivante, parlante renouvelle les accents lointains du créole. Cette lamentation, poème qui s’intègre dans le roman, est très rythmée par les sanglots profonds de Tituba :

« . La pierre de lune est tombée.

Assise sur la roche au bord de la rivière

Je pleurais et je me lamentais.

Oh ! pierre douce et brillante,

Tu luis au fond de l’eau. » 964

D’abord, on ne s’aurait avancer que le poème est soutenu par la mesure créole, encore moins par une syntaxe créolisée, comme le justifient la clarté des vers et la netteté des images ; c’est l’évocation nostalgique du pays natal. Et « la pierre de lune » qui tombe est le constat d’une perte. Puis la nature, toujours présente dans la métaphore aquatique, celle de « la roche au bord de la rivière », confère au chaos des éléments un sens : celui du rythme, du mouvement, de la chute de l’eau qui coule. L’accumulation des éléments de la nature, leur beauté lumineuse, puis leur dégradation par l’éboulement, forment une sorte de trame permanente : ce sont les marques du rythme créole sinon par la cadence des vers, du moins par le mouvement des éléments, par leur agitation. Les pleurs et les larmes de Tituba expriment tour à tour l’eau qui coule, la parole qui se déclame, et la cadence qui la suit en la soutenant.

Parallèlement, les gestes répétés des esclaves dans les plantations, leur fuite loin de la sphère des Maîtres, les danses nocturnes des femmes antillaises lors des veillées culturelles, les cultes sacrés et même les chants rituels, sont autant de manifestations qui traduisent le rythme nègre. Maryse Condé a recherché cette harmonie créole dans les bruits de la nature sacralisée par la littérature ; et pourquoi elle aurait créé la cadence des vers dans l’agitation spectaculaire des éléments de la forêt ? Quand Maryse Condé demeure à l’écoute de la nature qui bouge, de la nature qui gémit, c’est pour symboliser, dans la littérature, la sagesse créole que vit permanemment la société antillaise. Télumée se laisse emporter par des rêveries qui suivent le mouvement du vent, des nuages, l’aspect imposant des montagnes, par une sensation qui s’ouvre sur la cadence persistante de la phrase, sur une énumération longue des éléments naturels, comme on l’a vu avec l’élan poétique de Tituba :

‘« Alors Fond-Zombi fuit devant mes yeux et se mit à flotter par-dessus son bourbier, morne après morne, vert après vert, en ondulant sous la brise tiède jusqu’à la montagne Balata Bel Bois, qui se fondait au loin parmi les nuages. » 965

Mais c’est dans la structure que se trouve la création de la mesure créole, dans l’articulation entre les montagnes, les mornes, les arbres, les cases balayés successivement par le mouvement de l’imagination et le rythme du vent :

‘« Et j’ai compris qu’un grand vent pourrait venir, souffler, balayer ce trou perdu case par case, arbre par arbre, jusqu’au dernier grain de terre et cependant, il renaîtrait toujours dans ma mémoire, intact. » 966

Les idées se succèdent selon un ordre incohérent, parce que l’écriture est emportée par leur suite désordonnée dans la pensée trouble de la narratrice Mariotte, tourmentée par son exil. L’émotion, liée à l’épanchement des sentiments, à laquelle s’ajoute l’inspiration créole, situe la narration entre les événements racontés et le parler créole. Mariotte a du talent dans sa manière de verbaliser ses sensations, et elle semble audacieuse dans la façon de construire ses phrases :

‘« Et mon regret d’enfant lui-même a disparu et je ne voyais plus rien d’autre que la ration de porc, enveloppée dans les feuilles de bananiers. Ces menus morceaux de viande que le feu de bois « Rarape » avait saisi d’un seul coup, dans leur propre jus : les débris d’os, cuits à foudre sous la dent… et imprégnés de ce parfum de sous-bois après la pluie… » 967

La continuité ne cesse pourtant d’être affirmée dans le roman, à la faveur non d’un récit noble, soutenu, mais d’une écriture vertigineuse dans ses formes et languissante dans le rythme des phrases :

‘« Mais je savais bien que c’était pas l’essentiel, que moi pas rassurée pour cela, que même si quelque sincérité dans le repentir de la Bitard, elle toute la première ignorait ce que ferait, ce que deviendrait le lendemain, car elle est maintenant le jouet de forces qui semblent étrangères tant elles malmènent sa personne ; mais qui ne sont que les petits instincts tapis en nous durant toute la vie et qui montrent leur petite gueule monstrueuse quand l’occasion est trop belle ou quand ? … ou quand ?... » 968

L’héroïsme moral de Mariotte est beaucoup plus complexe qu’on ne le croit d’ordinaire : cette abnégation est littéraire, dans la mesure où l’audace de la narratrice défie toutes les règles esthétiques et narratives pour s’imposer comme œuvre d’art originale. Le rythme créole des phrases, et en particulier à la fin du roman, lorsque Mariotte se remémore son passé, est au croisement d’une pensée créole et d’une narration plaquée, si bien qu’on puisse parler de « bricolage narratif ». La visée du roman n’est plus les déceptions et les angoisses de Mariotte, mais les techniques narratives défectueuses et rendues comme telles par le rythme créole qui imprime au style l’indépendance de l’auteur. Parce que Un plat de porc… s’adapte au style parlé, à la rhétorique orale et créole. Que faut-il dire de l’auteur qui soumet le langage littéraire aux fantasmes du créole ? Le contexte de littérature francophone aidant, Simone Schwarz-Bart parvient quasiment à prescrire son style, précisément en retrouvant la métaphore de l’écriture châtiée, tordue, remaniée et même dégoûtante. De façon différente, les romans d’Ahmadou Kourouma, écrivain guinéen, mêlent la langue française aux structures du mandingue, langue maternelle de l’écrivain. On notera l’exemple admirable de ses deux romans Les soleils des indépendances 969 et Monnè, outrage et défi 970 . « Soleil » en mandingue signifie la période, l’ère ou l’époque. Alors qu’il cherche à décrire la période trouble des indépendances africaines dans les années 60, Ahmadou Kourouma n’a trouvé autre expression que celle offerte par sa langue maternelle « soleil ». L’autre titre, Monnè, outrage et défi, pose la polysémie des langues et la difficulté qu’éprouve l’écrivain francophone à traduire certains mots en français : Monnè peut renvoyer à n’importe quelle signification pourvu qu’elle s’articule selon le registre de l’outrage et du défi. Le lexique, la syntaxe et le rythme ont fait des romans un lieu de métissage linguistique et littéraire. Cette littérature ne peut offrir que ce qu’elle possède. Ces influences d’abord internes, par l’appropriation des racines créoles, s’ouvrent sur d’autres horizons littéraires. Le roman occidental, ou roman français, forme un archétype incontestable du texte antillais sous plusieurs angles. Mais de quel modèle romanesque s’agit-il exactement ?

Notes
957.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 129.

958.

Ibid., p. 171.

959.

Ibid.

960.

Ibidem., p. 195.

961.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p.23.

962.

Ibid.

963.

Ibid.

964.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 89.

965.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 94.

966.

Ibid.

967.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 94.

968.

Ibid., p. 174.

969.

Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Paris, Editions du Seuil, 1970.

970.

Ahmadou Kourouma,, Monnè, outrage et défi, Paris, Seuil, 1998.