B. Les racines françaises dans les romans

Il faudrait revoir l’histoire littéraire, pour s’apercevoir que le roman est un genre étranger aux Antilles, un genre introduit dans les îles. Surgi en Occident, le roman connaîtra une évolution, en subissant de nombreuses formes : chevaleresque, épique, picaresque, épistolaire, poétique ou dramatique selon la libération de l’imaginaire qui accompagne chaque roman, et selon les périodes conquérantes définissant les étapes de son évolution jusqu’à la « modernité ». L’œuvre romanesque n’est pas le pur produit d’elle-même, mais elle dépend d’un auteur, d’une période, d’un contexte historique et géographique. Les sociétés antillaises, fortement traversées par l’oralité, ignoraient traditionnellement l’écriture. En isolant les manuscrits de quelques esclaves, plus ou moins instruits, et les écrits des premiers Békés, descendants des Colons, l’écriture n’était pas l’apanage des sociétés antillaises qui reposaient sur la tradition orale. La voix, mode de transmission des connaissances et du savoir, remplaçait l’écriture. Elle est d’autant présente dans les Caraïbes qu’elle constitue, depuis l’esclavage, le conservatoire du patrimoine culturel. L’exemple le plus pertinent par rapport à cette tradition de la parole semble être le conte créole. Et dans cet abandon aux vertus de la voix, les Antillais révèlent leur savoir. La mémoire n’est pas fidèle ni infaillible. L’ère de l’écriture est arrivée aux Antilles, nul ne peut y résister. On passe de la parole à l’écriture. Une autre manière d’évoquer l’écriture aux Antilles consiste à donner une valeur aux influences subies par les écrivains des Caraïbes. Le roman a fasciné ces auteurs qui le choisiront comme moyen d’affirmation littéraire et identitaire. Les modèles, hérités de la tradition romanesque, sont présents dans les romans antillais. Le changement le plus éclatant par rapport aux romans français réside dans le style, dans les thèmes, et dans l’écriture. Mais les imitations, en dénombrant les objets, en modifiant les modèles, et en réfléchissant sur l’écriture, ont pour conséquence de rendre authentique une écriture qui affirme sa liberté. C’était prendre pour une « esthétique antillaise » que d’approprier les racines littéraires françaises et de les retravailler. Car loin de consolider les acquis du roman français, les écrivains antillais, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, par exemple, ont révélé leur appartenance au contexte francophone qui est une manifestation du désir, de la nouveauté, de l’invention et de la création littéraire.

‘« […] L’imitation des modèles occidentaux favorisait l’affirmation du réalisme tenu pour esthétique de la modernité. Ces deux principes s’appliquent à tout espace qui, du XIXe au XXe siècle, opère la modernisation de ses structures sociales et culturelles et fait entrer sa littérature dans une modernité marquée nettement par l’ouverture sur l’Occident. » 971

La peinture réaliste n’apparaît pas à Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart vertigineuse ou ennuyeuse, au contraire elle reflète les nombreuses figures de la réalité antillaise. La fresque psychologique convient à bien des égards à la construction morale et mentale du personnage antillais. Dans une société orale, le besoin naturel de parler, de s’exprimer, de dialoguer avec les autres, persiste avec une force accrue. En se mouvant dans la communauté, l’individu peut perdre sa parole sur l’espace public, lieu de dépossession du verbe, traditionnellement appelé « l’arbre à palabre ». Sous un arbre ombragé, chacun prend la parole, des décisions se prennent, et les personnes se rivalisent d’éloquence, comme dans les joutes orales. La forme narrative des romans du corpus soulève les voix, comme dans la réalité de ces sociétés orales: « Le roman, c’est la diversité sociale des langages, parfois des langues et des voix individuelles, diversité littérairement organisée. » 972 Dans ce mélange des voix narratives, propre à traduire l’ensemble des discours sociaux, se retrouvent les propos des auteurs: mettre à distance toutes ces racines littéraires qu’ils abandonnent après leur utilisation.

Notes
971.

Daniel-Henri Pageaux, Naissances du roman, Paris, Editions Klincksieck, 1995, p. 150.

972.

Mikhaël Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op.cit., p. 88.