a. La peinture réaliste et créole

Les relations serviles entre Maître et Esclave étaient significatives pour rappeler les conflits entre Bourgeois et Ouvrier. Autre détail de ce conflit social aux Antilles : les Békés, descendants des Colons, possédaient des ouvriers, eux aussi descendants d’esclaves. Télumée ne s’était-elle pas louée comme ménagère chez Mme Desaragne 973 , et Tituba comme femme de chambre au service de la maîtresse Susanna Endicot 974 . Pluie et vent… de Simone Schwarz-Bart s’impose par une description réaliste évoquant l’univers créole. Des pages avec des portraits réalistes, se lisent dans ce roman : un objet usuel, le lit, révèle tout le déterminisme et la misère sociale. Objet symbolisant le dénuement, le lit traduit le rapport avec le milieu social délabré :

‘« Toussine glissait sous les matelas des racines de vétiver, des feuilles de citronnelle qui répandaient dans l’air, chaque fois qu’on s’allongeait, toutes sortes de belles senteurs qui faisaient du lit, au dire des enfants, un lit magique. » 975

Un paradoxe détermine la caractérisation ironique du lit : celui de la jalousie des autres villageois audacieux eux aussi par la misère créole :

‘« Un tel lit était objet de curiosité dans ce pauvre village où tout le monde se contentait encore de hardes, jetées à terre le soir et soigneusement repliées le matin, étendues au soleil pour les puces. Les gens venaient, supputaient l’allée de gazon, les fenêtres aux jalousies dormantes, le lit à médaillon trônant derrière la porte ouverte, avec cette couverture à volants rouges qui était comme une offense supplémentaire aux regards. » 976

L’exactitude, quand il s’agit de peindre les activités des femmes asservies par le système colonial, construit la description dans Pluie et vent… :

‘« Petite mère Victoire était lavandière, elle usait ses poignets aux roches plates des rivières, et sous les lourds carreaux lissés à la bougie son linge sortait comme neuf. Tous les vendredis, elle descendait l’ancien sentier des marchandes, arrivait à la route coloniale où l’attendait un énorme ballot de linge venu par une voiture à cheval. » 977

Simone Schwarz-Bart représente les couches sociales et humaines défavorisées : Gérémie le pêcheur, Télumée la paysanne, Amboise l’ouvrier et Toussine l’esclave, composent la société romanesque. Mais l’art du conteur freine l’interprétation de la société représentée, par la peinture presque réaliste : la fiction de l’auteur dénonce cette peinture dans l’idéalisation des événements. Quant à Maryse Condé, elle observe dans Les derniers rois mages les bas-fonds du quartier Montego Bay, situé à Charleston, ville délabrée où vivaient des ressortissants antillais :

‘« Le Montego Bay était un assez étrange endroit. Noir comme un bateau, au point que les habitants y cherchaient leur table à tâtons et qu’il n’était pas rare que les nouveaux venus se payent une bonne chute en dégringolant de quelques marches traîtresses. » 978

Le milieu apparaît pitoyable, et les habitants, des prostituées et leurs clients, forment un monde à part, un univers isolé du reste de la ville, pataugeant dans la pourriture nauséabonde des poubelles que révèle le texte. Quel artiste serait resté indifférent à ce spectacle maléfique, étrange, à ce décor bizarre ? Ce monde en quelque sorte immonde, inspire Maryse Condé qui en révèle, dans un style appartenant quasiment au « réalisme », les aspects décevants :

‘« L’endroit était plutôt mal fréquenté. Les habitués étaient les maquereaux noirs, bâtis comme des joueurs de base-ball, les poches bourrées de dollars nauséabonds et rapiécés, les pulpeuses prostituées noires identiquement coiffées de perruques dont les cheveux flottant à mi-dos les consolaient de la paille en friche de leurs têtes et qui se réchauffaient le gosier entre deux clients. » 979

Cette satire de la nouvelle société antillaise, issue de l’immigration en Amérique, est la réhabilitation des valeurs, l’éradication de la condition de cette « flopée de femmes en quête d’aventures faciles qui les sauveraient de l’ennui de l’existence tout en arrondissant leurs fins de mois. » 980 La condition féminine, cette fois-ci dans Moi, Tituba sorcière…, apparaît dans la peinture acerbe, dénonçant l’ordre colonial :

‘« Le sort des femmes était encore plus douloureuse que celui des hommes. Pour s’affranchir de leur condition, ne devaient-elles pas passer par les volontés de ceux-là mêmes qui les tenaient en servitude et coucher dans leurs lits ? » 981

En mêlant le réalisme au roman historique, Maryse Condé sépare les événements politiques et sociaux de cette période de toute dramatisation individuelle ou pathétique. Nous sommes dans un contexte tragique, bien éloigné du déballage des personnages de Traversée de la Mangrove. Cette dimension du danger construit le tableau créole, lorsqu’on découvre la consternation de tous les esclaves à l’exécution publique de la mère de l’héroïne :

‘« Tous les esclaves avaient été conviés à son exécution. Quand, la nuque brisée, elle rendit l’âme, un chant de révolte et de colère s’éleva de toutes les poitrines que les chefs d’équipe firent taire à grands coups de nerf de bœuf. » 982

Tout au long de son récit, Tituba insiste sur la véracité des événements, et elle précise les lieux, analyse les circonstances. Il ne s’agit pas pour Tituba de restituer seulement sa vie, de raconter son exil: elle cherche à faire de sa vie un évènement aussi important qu’un roman historique se fonde sur des transformations tragiques de la société:

‘« La genèse et le développement, l’essor et le déclin du roman historique résultent inévitablement des grands bouleversements sociaux des temps modernes… » 983

Ce paradoxe de l’écriture réaliste, imaginée comme la forme créolisée de la peinture sociale, mais constamment pratiquée par les auteurs comme achèvement des résistances sociales, trouve son exemple achevé dans Un plat de porc… Pourquoi Mariotte dresse-t-elle le portrait réaliste des « mille Martinique qui se déchiraient sur un même bout de terre, dans une même cage aux grilles aussi insaisissables que le ciel… » 984  ? Parce que la créolité, pour Simone Schwarz-Bart, s’accompagne de la vision réaliste, de la misère sociale, des déchirements sociaux qui gangrènent la société martiniquaise, celle-là « aux multiples races engagées dans un corps à corps incessant où les armes du sexe sont forgées dans l’acier du mépris ! » 985 Dans cette Martinique, les races sont autant nombreuses qu’elles se détestent. L’auteur ne décrit le métissage ethnique que pour dénoncer les divisions, donnant au personnage principal la tâche d’énumérer les différentes races ou ethnies dans le roman : le Béké, l’Octavon, le Blanc, le Quarteron, le Mulâtre, le Nègre, l’Indien… 986 composent une société, dans laquelle la couleur de la peau est signe de distinction. Et l’indignation de l’auteur est à la dimension de la désolation installée par l’esclavage : « Oh, Martinique tout engluée dans les fils insidieux de l’esclavage, telle une larme encore indistincte de son cocou ! » 987 Dans Desirada, la toile réaliste et créole s’avère plus apparente, plus traditionnelle qu’on le découvre dans Pluie et vent… et dans Un plat de porc… :

‘« Le 5 juillet 1970, et Marie-Noëlle qui avait fêté ses dix ans se préparait à entrer en sixième au lycée Michelet, le facteur déposer entre les persiennes un avis de lettre recommandée à l’adresse de Mlle Ranélise Tertullien. » 988

La détermination des lieux et les indices de temps identifient ce début de récit à une page réaliste. Maryse Condé orne le récit de détails suggestifs, de nouvelles qui bouleversent la suite du roman. Cette lettre prépare le récit à l’ouverture, l’héroïne va quitter les Antilles, et le roman explorera de nouveaux espaces dans lequel se déploie le réalisme « opportuniste » de Maryse Condé. Avec Un plat de porc…, l’ambition est différente, mais les commentaires restent analogues : Mariotte nous introduit, plus savamment que Télumée, dans des espaces imaginaires qui reflètent des objets ; mais en gardant le dessein autobiographique, la précision des lieux, l’exactitude des dates :

‘« Encore toute hérissée, frissonnante, je me suis souvenue de Timothée que j’étais allée voir en 1938, à l’hôpital Saint-Joseph, et qui perçait tous les cœurs antillais de sa clarinette vers 1925, dans les temps héroïques où l’orchestre des frères Légitimus officiait dans un garage désaffecté de la Grange-aux-Belles. » 989

A peu près dans ces temps là, la solitude n’enveloppait pas Mariotte, et le dégoût de Paris n’envahissait pas encore l’âme de la narratrice, sa lucidité de naguère décrit avec exactitude des circonstances familières. Un tel paysage descriptif semble une prison de l’esprit, un compartiment du cœur. En retrouvant le passé, le récit dévoile la psychologie du personnage ; les profondeurs d’âme apparaissent comme décor à l’intérieur de la narration.

Notes
973.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 93.

974.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 40.

975.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p ; 25.

976.

Ibid., pp. 25-26.

977.

Ibid., p. 31.

978.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 105.

979.

Ibid.

980.

Ibid.

981.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 17.

982.

Ibid., p. 20.

983.

George Lukacs, La théorie du roman, Paris, Denoël, 1968, [rééd. Gallimard, coll. « Tel », n°144, 1989], p. 15.

984.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 122.

985.

Ibid.

986.

Ibid., p. 123.

987.

Ibid., p. 122.

988.

Maryse Condé, Desirada, p. 25.

989.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, pp. 13-14.