b. La psychologie des personnages

Le point de départ de cette approche psychologique, où l’imaginaire des auteurs et les obsessions des personnages se croisent, peut être expliqué par cette démarche préliminaire: la conscience dans les textes de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart n’obéit pas entièrement à une tradition littéraire, à des modèles narratifs de la psychologie, et elle n’accorde pas aux « stéréotypes » du genre une valeur absolue. Il s’agit de la peinture psychologique selon trois contextes différents :

- Le contexte moral écarte les personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart de toute ressemblance psychologique, bien que ces auteurs aient emprunté un quelconque style littéraire pour peindre la morale individuelle, dégager les obsessions intérieures qui affectent Ti Jean, Francis Sancher, Télumée, Tituba, Reynalda et tant d’autres personnages.

- Le contexte culturel prouve le drame intérieur qui abandonne les personnages à eux-mêmes, soit pour affermir l’héritage de l’histoire, soit pour éteindre l’étincelle créole qui brûle et inquiète Reynalda ou sa fille Marie-Noëlle, parties vivre loin des îles. Le contexte culturel influence la psychologie.

- Le contexte social est l’aboutissement de cette psychologie : tout se déroule, dans les romans, comme si le déterminisme social transformait les contraintes morales en interrogations d’ordre social. Dinah, amoureuse de Francis Sancher, qui l’abandonnera après l’assouvissement de sa passion sexuelle, s’interroge sur le vrai sens de son existence à Rivière au Sel : village où les déceptions, les problèmes de chacun se déballent, avec un plaisir sadique, village où la montée du désir va crescendo : c’est uniquement pour mieux écraser son voisin, le piétiner, le traîner dans la boue. Quand cette déception tourmente Dinah, au plus profond d’elle-même, dehors les autres en rient, piqués par la souffrance terrible de cette femme, jusqu’à ce qu’ils mettent à l’ordre du jour ce fait divers crapuleux : la trahison d’une femme. Un fait nouveau vient de s’ajouter à leur vie, et qui leur fait oublier leurs propres problèmes : les blessures morales de Dinah. Entre l’individu et la société antillaise, l’écart est vaste, et il ne cesse de se creuser par l’indifférence des uns à l’égard des autres : cette égoïsme ne contribue qu’à donner aux textes une caractérisation littéraire de la psychologie.

Les conquêtes charnelles de Francis Sancher, le Don Juan antillais, et les lamentations douloureuses de Télumée sont exemplaires. Cette courbe psychologique divergente, entre l’homme et la femme, ne prétend pas à une division « sexiste », encore moins à soulever une querelle de « genres » ; mais elle ouvre la création littéraire vers cette vérité romanesque : dans la société, les hommes comme les femmes peuvent avoir des fantasmes différents.Le plaisir littérairedans Traversée de la Mangrove, Ti Jean L’horizon, Pluie et vent…, Moi, Tituba sorcière…, se lit comme portraits psychologiques autant différents qu’ils symbolisent le degré d’imagination des auteurs, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : elles ne s’écartent pas trop de la réalité ni de la vie intérieure pour arriver à des inventions délirantes sur la vie psychique de leurs personnages. Partagée entre le sentiment du deuil et le désir d’ascension, la conscience de Toussine s’offre et se dévoile dans Pluie et Vent

‘« Elle désirait quitter cette maison où son mari pêcheur l’avait aimée, choyée, bordée au moment de la désolation, quand elle avait robe en loques et cheveux défaits. Elle aspirait à la solitude et se fit construire une petite cabane en un lieu qu’on disait sauvage et qui s’appelait Fond-Zombi. » 990

Toussine affronte la réalité brûlante, elle construit sa case dans un lieu abandonné et solitaire, tandis que la colonisation s’accélère : elle ne retrouve plus son époque, disparaissant à petit feu, et elle ne sait plus grand-chose sur la société, à l’exception du bouleversement des valeurs. Ce qui peut impressionner, c’est la force morale, la capacité de dépassement de Toussine, la résignation et l’abandon qu’elle repousse, parce qu’animée par le courage et la bravoure. Et c’est bien d’un personnage aguerri, d’un personnage ambitieux au milieu du désespoir qu’il s’agit, comme l’écrit Télumée, l’une des premières femmes fascinées par cette force psychologique qui fait la gloire de Toussine :

‘« Mais à bien observer son regard, on y lisait sa détermination à demeurer sereine sous la violence même des vents, et à considérer toutes choses à partir de ce visage haut levé. » 991

Télumée surprend le lecteur, et son autoportrait psychologique, entre récit et confession, tente d’approcher le vide laissé par le passé, de faire le bilan d’une vie, des échecs, des déceptions et de l’absence du temps, un manque que même les mots ne savent pas sinon combler, du moins apaiser:

‘« Il y a bien longtemps que j’ai laissé ma robe de combat et ce n’est pas d’aujourd’hui que le tumulte ne m’atteint plus. Je suis trop vieille, bien trop vieille pour tout ça, et le seul plaisir qui me reste sur la terre est de fumer, fumer ma vieille pipe, là, au seuil de ma case, recroquevillée sur mon petit banc, à barrer la brise de mer qui flatte ma carcasse comme un baume soulageant. » 992

Confession intime d’une femme agonisante, ou drame moral, Pluie et vent… est frappant par la force émotive que dévoile une narration si profonde qu’elle décline toute la psychologie de Télumée. En témoigne le monologue intérieur qui revient au fil des pages. Ce monologue parcourt les lieux que Télumée avait arpentés, parce qu’elle jouissait d’un héritage moral brusquement trahi par le monde apparent. Les objets extérieurs, les événements qui secouent Fond-Zombi restent muets, car ils ne résistent pas à la tentation de l’intime. Si Télumée repousse les faits quotidiens, qu’elle néglige, c’est parce qu’elle apprécie son parcours moral. Dans une prose simple, conséquence de l’étendue du chagrin, l’auteur explore une psychologie presque destructrice, dans laquelle les sentiments de Télumée et son identité bafouée, outragée se brouillent et se confondent. D’abord déçue, blessée, puis récalcitrante, Télumée se confond avec sa pensée pour faire de sa vie intime la source du roman. Il résulte de cette technique narrative un discours non prononcé, un propos intérieur par lequel la narration atteint la pensée la plus intime, celle qui dévoile la conscience individuelle du personnage, les profondeurs de son âme ensevelie dans les traditions de Fond Zombi:

‘« La connivence et la convergence des discours intérieurs sont fondées sur l’identité du fonctionnement psychique, associatif sur les mêmes chaînes tracées des sensations aux pensées et aux paroles. Cette identité résiste au temps et à l’individualité de la personne. Le dialogue intérieur est donc plus garant de la vérité intime que ne l’est la conversation. » 993

Maryse Condé décrit dans Les derniers rois mages ce qui était inédit dans la littérature antillaise, en créant l’image du désistement entre l’intérieur et l’extérieur. La colère ou « l’humeur noire » du roi mage se déverse sur la réalité extérieure, pendant que le contexte social hostile l’envahit jusqu’à tuer en lui son honneur royal :

‘« Au fur et à mesure que le voyage avançait, on comprit que le vieillard avait oublié qu’il avait usé le temps de sa vie ; qu’il n’était plus qu’un captif, un vieux corps sans patrie qu’on ballottait sur les vagues de a mer. » 994

La jonction impossible de l’être et de la société, au lieu d’être idéalisée comme dans le romantisme, impose au texte une fêlure psychologique, une séparation brusque, qui écarte toute illusion romanesque, dans le refus du roi d’admettre à présent sa condition :

‘« L’esprit du vieillard était déjà parti. Tantôt il se croyait dans Kutome (sa terre natale), buvant et mangeant avec les daadaa (Esprits protecteurs ou génies). Tantôt ils se croyait revenu à la Martinique et revivait des moments de sa vie d’autrefois. » 995

L’idéal pour Maryse Condé aurait été de dévoiler la profondeur psychique de deux personnages, Tituba, dans Moi, Tituba sorcière… et le roi mage dans Les derniers rois mages. Mais ces personnages mènent le récit de leur propre itinéraire moral. A condition qu’ils ne concèdent rien à leur âme vouée infiniment à l’échec. A condition qu’ils revendiquent, comme une valeur identitaire propre, ce déboire qui engendre le récit. L’angoisse de quitter la Barbade, île identitaire, ronge Tituba, le départ vers l’ailleurs est fatal, c’est le signe du danger, le signal du malheur, la naissance du tragique : « Je murmurai une interminable prière à l’intention de ce lieu que j’abandonnais. Puis je pris le chemin de Carlisle Bay. » 996 Mais dans cette peinture psychologique du personnage, rien n’apaise l’envie de déclarer le drame moral, l’irrésistible désir d’en parler :

‘« Il est étrange, l’amour du pays ! Nous le portons en nous comme notre sang, comme nos organes. Et il suffit que nous soyons séparés de notre terre, pour ressortir une douleur qui sourd du plus profond de nous-mêmes sans jamais se ralentir. » 997

D’autre part, Le héros du roman psychologique, tragique par son action, mène une quête dans un milieu qui ne reconnaît pas ses valeurs ; il est comme soumis à la fatalité dans un monde sans dieux, un Cosmos dénué de lois, dépourvu de règles d’ascension où seules les actions individuelles permettent de se libérer des liens tragiques. En peignant la psychologie de Tituba, Maryse Condé réfléchit sur le roman moderne, sur l’épopée de Univers sans héros, si bien que le monde de Tituba devient contingent : cette communauté est dépourvue de toute signification transcendante. Il n’en demeure pas moins vrai que Maryse Condé veut cerner les troubles de l’héroïne Tituba qui cherche vainement à réconcilier son « moi » au monde. La violence extérieure équivaut à la brutalité morale, qui apparaît tantôt comme une pathétique introspection, tantôt comme une aliénation des relations personnelles.

Autre façon d’analyser la psychologie des personnages dans les romans : la mémoire de Mariotte évoque un récit intérieur qui ne dévoile l’enfance de l’héroïne que pour affirmer la responsabilité des autres sur son état dépressif, la culpabilité de la société qui a abandonné un de ses membres. Pour être nostalgique, le récit de Mariotte n’en est que plus attachant, plus psychologique, mais plus vindicatif ; ses sentiments sont autant tragiques qu’ils reconstruisent, comme dans Moi, Tituba sorcière…, une vie tourmentée : « Quand le passé remonte ainsi le long de ma gorge, il me semble parfois, au réveil, que je suis en proie à une attaque de croup. » 998 Réduite à la déception du passé, à la dépression qui se lit même dans la narration, la psychologie de Mariotte paraît semblable aux obsessions angoissantes de Dodose Pélagie, une des femmes de Traversée de la Mangrove, qui confessait son péché d’avoir repoussé, injurié Francis Sancher, quand celui-ci avait voulu l’aider. La crise des valeurs creuse la distance entre Dodose Pélagie et les habitants de Rivière au Sel. On comprend pourquoi Maurice Nadaud écrit : « le roman est une leçon de vie, non une leçon d’écriture. » 999 Cette instruction de vie, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ne la contesteront pas dans leurs romans, au contraire elles retiendront l’histoire comme éducation morale, comme récit qui donne à lire l’expérience des existences individuelles et psychologiques. Par le monologue intérieur, les auteurs parviennent à souligner l’essentiel de ce qui fonde les itinéraires de leurs personnages, espoirs et désespoirs, aspirations et déceptions. Mais le monologue intérieur n’entraîne pas la singularité de la voix ; car en s’explosant les voix se dévoilent et s’entendent dans les romans.

Notes
990.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 30.

991.

Ibid., p. 33.

992.

Ibid., p. 247

993.

Marie-Hélène Boblet, p. 323.

994.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 135.

995.

Ibid., p. 137-138.

996.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 38.

997.

Ibid., p. 80.

998.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 13.

999.

Maurice Nadaud, Le roman français depuis la guerre, Paris, Gallimard, « coll. Idées », p. 233.