c. Le mélange des voix narratives

Construire des chambres sonores, un espace scénique où la parole se dramatise, un lieu de témoignage qui libère la voix, telle est l’apparence de la narration dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. La littérature populaire, non pas dans le sens de la réception, mais dans le contexte de la voix, démontre la confrontation des narrateurs. La « polyphonie » du roman, caisse de résonance et de retentissement de toutes les voix possibles et imaginables, peut être appliquée aux textes du corpus. Cette libre distribution de la parole, symbole de la liberté de création, laisse entrevoir que les narrateurs rencontrent souvent leur double, de sorte que soit créée la société orale antillaise dans les romans que nous étudions. Le terme roman peut appartenir au registre de la parole dont on disait, plus haut, qu’elle était fondatrice de l’identité créole, par ses caractéristiques profanes, sacrées et littéraires. En même temps que l’imagination des auteurs déchaîne les voix, les fantasmes les plus refoulés, les plus tabous surgissent, comme si Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart voulaient sortir les Antilles de la torpeur, du silence éternel. L’individu se donne en spectacle dans le roman antillais, comme dans les parfaites compilations de morceaux narratifs qui forment Les anges mineurs 1000 d’Antoine Volodine. Il faudrait forger une technique narrative plus adéquate, forme de juxtaposition de récits, pour mieux en rendre les caractères individuels des personnages ; récits et voix se chevauchent. C’est pour mieux ressortir les particularités narratives que Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sacralisent les voix antillaises dans les romans. Mikhaël Bakhtine avait évoqué cette polyphonie romanesque résultant de la résonance « des voix sociales et leurs diverses liaisons. » 1001

Les obsessions dans Traversée de la Mangrove restaient à l’état allusif et latent, elles s’exposent désormais en tableaux narratifs, superposés selon un ordre distributif de la parole, si bien que tous les habitants du village, présents lors de cette veillée, prennent à tour de rôle la parole, c’est pour mener la narration. Mais il faudrait isoler l’introduction et la conclusion du roman, magnifiquement présentées par l’auteur selon deux mouvements narratifs : le « Serein » ouvre le récit, tandis que « le Devant-jour » clôt le roman de façon tragique et funèbre car il coïncide avec la fin des obsèques. Ecrit sous la forme d’une conversation, Traversée de la Mangrove totalise vingt narrateurs, jeunes et vieux, hommes et femmes, chacun refuse le silence et réclame la parole, parce qu’il « faut parler » : Maryse Condé leur facilite le désir de s’exprimer. Premier des narrateurs, Moïse ouvre ainsi son récit : « Je suis le premier qui ait connu son nom » 1002 , Francis Sancher est désigné. C’est au tour de Mira de prendre la parole, la nature inspire son début de récit : « Il faut descendre à la Ravine après la tombée du soleil, quand l’eau est noire, ici tranquille, trou noir sur le noir du néant… » 1003 Sentiments de haine et de vengeance s’accumulent au début du récit d’Aristide : « Ce n’est pas ainsi qu’il aurait dû mourir. C’est son sang, son sang qui aurait dû couler au-dehors et venger ma sœur. » 1004

Dans cette superposition des voix narratives, accordées dans le texte, les personnages trouvent le moyen de se révéler au lecteur. Une vérité nouvelle accompagne ce surgissement continu des voix romanesques : l’exactitude du style balaie les traces de l’auteur par le principe des dialogues, des conversations, des témoignages, sans abandon définitif de la narration. La fonction de régie, organisation du récit, dévolue à l’auteur, permet une lecture cohérente des différents récits. Les personnages éprouvaient, comme un malaise, une difficulté à se dévoiler, au point que la littérature apparaît à Maryse Condé comme l’ultime recours pour poser les questions qui concernent l’humanité antillaise. L’auteur veut fonder la littérature antillaise au centre des interrogations qui passionnent le peuple : Maryse Condé écrit pour les autres, comme tout écrivain, et de ce fait le pays tout entier à une fonction littéraire. An vrai, Traversée de la Mangrove veut ressortir les divergences de pensée, les oppositions sociales, les malentendus. Dans Les soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre a insisté sur la nature controverse de la conversation qu’on retrouve, à peu près, dans Traversée de la Mangrove :

‘« La conversation divague de sa nature : elle n’a jamais de but antérieur, elle dépend des circonstances, elle admet un nombre illimité d’interlocuteurs. Je conviendrai si vous voulez qu’elle ne serait pas faite pour être imprimée, quand la chose serait possible, à cause d’un certain pêle-mêle de pensées, fruit des traumatismes les plus bizarres. » 1005

Toutes les conversations dans Pluie et vent… se rapportent à une seule narration, celle de Télumée, qui décrit dans un discours indirect les autres voix narratives. Rires et exclamations, auxquels s’ajoutent les silences, marquent la voix rapportée de Toussine :

‘« Ce dernier point surtout la comblait d’aise, elle y revenait sans cesse, disant que cette petite négresse à tête poivrée savait déjà signer son nom… ah, s’exclamait-elle, parlez-moi d’une telle personne, parlez-moi de Régina, elle a dans son esprit toutes les colonnes des Blancs, elle écrit aussi vite qu’un cheval galope et la fumée peut sortir de ses doigts… » 1006

Soutenu par « les implications conversationnelles » 1007 , tout le récit de Télumée est traversé par les « sous-entendus et les actes de langage indirects qui réclament la collaboration active du destinataire. » 1008 Son style narratif, caractérisé par la monotonie verbale, entrave la singularité, par la recherche de la vérité : Télumée soumet son texte aux témoignages, si nombreux qu’ils configurent la narration intégrée, l’insertion vocale, le jeu de discours. Dorrit Cohn définit la technique comme emboîtement des voix dansson ouvrage Transparence intérieure, « discours mental d’un personnage pris en charge par le discours du narrateur. » 1009 Suffit-il de rapporter les paroles du personnage pour procéder à l’accroissement des voix narratives, à leur accord et harmonie? Sous l’angle des éclats de voix, on lit Les derniers rois mages, roman prouvant l’engagement littéraire par la parole. On sait que le narrateur principal est relayé par Djeré, l’auteur des Cahiers, quand l’autre narrateur s’efface du texte momentanément pour réapparaître. Cet art du collage, de reprise verbale ne doit pas masque l’enchaînement narratif dans le roman, bien que les Cahiers de Djeré transposent le récit dans un espace-temps qui transcende toute relation avec les Antilles.

Dans ce roman, Maryse Condé n’a pas seulement révélé la technique qu’elle masquait dans Moi, Tituba sorcière… et dans Traversée de la Mangrove : elle a évoqué de plus le problème de la représentation littéraire de l’histoire, qui fait défaut dans le récit de Djeré ; elle a également soulevé le problème du double et des faux semblants : Djeré croit ériger un monument littéraire en écrivant l’histoire de son père, mais toute sa famille, jusqu’à ses petits-fils, se sont opposés à son travail d’écrivain dont nous parlerons ultérieurement. Maryse Condé n’a-t-elle pas soigné ces défauts narratifs de Djeré dans Desirada, roman qui se particularise par un style sobre, rarement traversé par des voix narratives, si ce ne sont les récits de Nina, de Ludovic, et la forme épistolaire. La correspondance de Reynalda à Ranélise ne traduit pas une entorse à la narration, mais elle permet d’entendre la voix lointaine de Reynalda, clouée à Paris, en même temps qu’elle signale les modes de présentation romanesques, faisant de l’épistolaire une voix narrative:

« Savigny-sur-Orge, ce 27 juin

Chère Amie Ranélise,

‘Contrairement à ce que tu peux croire, je n’ai pas oublié ma fille. Le moment est venu où je peux remplir mes devoirs envers elle, car je suis en mesure de lui assurer la vie décente que tout enfant mérite. Je te serais reconnaissante de m’adresser par retour du courrier ses carnets de scolarité et de santé. Je te fais parvenir de quoi prendre soin de son habillement et un billet d’avion pour la mi-octobre. Tu n’as qu’à signer les papiers : elle voyagera en UM. Je ne cesse de remercier la bonté de ton cœur.’

Reynalda Titan

P.-S. : Je suis maintenant assistante sociale à la mairie de Savigny- sur-Orge. » 1010

Une autre manière de faire ressortir les mots et les discours des personnages consiste à examiner l’intertextualité, le récit oral, le texte créole dans Ti Jean L’horizon. Les schèmes de l’oralité permettent une lecture analytique du roman, si enraciné dans la culture créole qu’il superpose discours oral et discours de l’auteur. Le récit de Maïari accorde la voix du personnage à celle du narrateur principal, et au-delà du texte, c’est l’écho de la voix caverneuse du conteur qui s’entend :

‘« Il était une fois en un pays lointain, à de longues années de marche d’ici, un roi qui perdit les deux yeux dans un combat contre l’envahisseur… » 1011

Les paroles de Maïri ne vont pas dans le vide, leur audition est fondamentale, d’où la présence de Ti Jean, auditeur du récit, de même, le lecteur déchiffre le récit psalmodié de Maïri :

‘« Un jour, un de nos jeunes gens reçut l’ordre de courir l’antilope. Et comme il revenait de la chasse les mains vides, sans l’animal désiré, son maître le fouetta et le mit « au bois » pour la nuit […] » 1012

Cette technique de dédoublement des voix présente des particularités dans Ti Jean L’horizon : le caractère oral de la société en est d’abord l’origine principale, puis l’élan de l’auteur de donner forme à la société précise cette propriété narrative. L’écriture est parallèle à la voix, dans ce parcours intime que retracent tous les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, comme exercice littéraire auquel s’adonnent les personnages dans un inversement des rôles. Décrire la société créole n’est-elle pas une nécessité, les formes du « réalisme » ne paraissent-elles pas un moyen efficace pour y parvenir. Dans cette peinture sociale, ne faudrait-il pas explorer l’intime des individus, qui « camouflent » leurs passions folles, qui cachent leurs problèmes permanents, ayant honte d’en parler aux autres. Pour une fois, les auteurs ne sont pas des porte-parole, ils partagent la parole, même avec ceux-là qui ne cherchent pas à mener la narration. Cette technique est poussée jusqu’à ses extrêmes limites : les enfants deviennent des narrateurs dans Traversée de la Mangrove, intellectuels et analphabètes, femmes et hommes, musiciens et chômeurs prennent la parole dans Desirada. Les personnages angoissés sont doublés de narrateurs dans Les derniers rois mages, dans Pluie et vent… et dans Un plat de porc… Les auteurs peuvent aussi intervertir les écritures, de manière à ouvrir des champs d’analyse diversifiés. Cette transposition tient des traditions littéraires, présentes dans les romans, qui les universalisent en diffusant leur style : c’est dans l’expansion des styles, que les romans s’ouvrent en dehors de la société antillaise, car les racines créoles et les formes du « roman occidental » n’étaient qu’une étape pour arriver à dévoiler les influences latino-américaines dans les romans.

Notes
1000.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Paris, Seuil, 1999.

1001.

Mikhaël Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 58.

1002.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 29.

1003.

Ibid., p. 49.

1004.

Ibid., p. 65.

1005.

Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, Paris, INALF, 1961,p. 246.

1006.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 67.

1007.

Marie-Hélène Boblet, Le roman dialogué après 1950 : poétique de l’hybridité, Paris, Champion, 2003, p. 140

1008.

Ibid., p.141.

1009.

Dorrit Cohn, Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981, p. 133.

1010.

Maryse Condé, Desirada, p. 26.

1011.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 140.

1012.

Ibid.