a. La présence de la musique dans la narration

En exaltant des modes de vie, une sensibilité culturelle, la mélodie correspond à l’existence « spirituelle » des hommes, à leur rapport avec la nature. La fabrication des instruments de musique s’inspire de la nature des Antilles. Le « bambou », le « ajoupa », le « tambour » sortent des bois morts de la forêt. Une peau de bête, choisie parmi d’autres, est lissée à cet effet musical. Tout est symbolique dans la culture musicale aux Antilles : l’animal, dont la peau sert à fabriquer le tam-tam, est symbolisé par les musiciens ; l’arbre revêt une dimension mystique. Il ne faudrait pas voir dans cet univers musical un parfait divertissement, une pure distraction, mais plutôt une œuvre sacrée, poétique, imprégnée d’extase, de délire mystique, d’ardeur sublime qui ne font que sacraliser la musique.

Les « Quadrilles », « mazoukes », et « biguine », cultures musicales très métissées des Antilles, ont la même valeur littéraire que le « Tango » décrit par Jorge Louis Borges dans les Faubourgs de Buenos aires. Le passé se ressuscite dans l’art musical ; les hommes communient aux sons des airs solennels, une eucharistie quasi sacrée, parce que pour Borges le « Tango » souligne une sorte de lamentation nostalgique. Les hommes dansent en pleurant et en regrettant le quartier d’autrefois, le temps perdu ou le pays disparu, les femmes formant un cercle miment les gestes des Ancêtres, certainement ceux tués durant la Conquête sanglante: c’est un moment intense de recueillement par la musique. Et les auditeurs, plongés dans une forte émotion, se souviennent de ce que fut leur passé argentin et colonial. Borges explique cette ardeur musicale à travers des vers qui dévoilent à la fois l’engouement populaire et la folle extase des auditeurs :

‘« La Tango crée un passé trouble’ ‘irréel et en quelque sorte certain’ ‘un souvenir impossible d’être mort’ ‘en se battant au coin d’une rue des Faubourgs. » 1014

Parallèlement, Le mariage de Xango et Minerve est célébré sous fond musical dans Pluie et vent…de Simone Schwarz-Bart : trois orchestres sont réunis pour rendre un dernier hommage aux jeunes époux. Période solennelle, la musique rapproche les personnages, mais l’essentiel réside dans le texte qui se construit avec la chanson. L’écriture est une partition musicale, et la narration un délire mélodieux et accordé :

‘« Mais pour les Nègres de l’Abandonnée, tout cela n’était rien sans un peu de musique, et quand ils virent les trois orchestres, un pour les quadrilles et les mazoukes, un pour les biguines à la mode, et le tambour traditionnel, accompagné de petits-bois et d’une trompe, ils surent qu’ils auraient une belle chose à raconter, au moins une fois dans leur vie. » 1015

L’intrigue harmonieuse est ainsi mise en place, entre chants et danses, entre cris mélodieux et applaudissements, autour de bruits mêlés qui traduisent tous une cacophonie, un vacarme ahurissant. Et l’intérêt de ce roman, outre le rôle central de la romance, est l’exercice des notes dans la narration, qui mêle de nombreuses structures, de la même façon que la chanson s’accorde avec des instruments différents. La musique créole représente un monde disparu et, tout comme le Tango brésilien ou argentin, elle s’enracine dans le passé antillais : l’univers dramatique des Plantations était propre à susciter chez les esclaves un désir de chanter, de psalmodier leur peine dans les cases, le soir. Les veillées culturelles étaient l’occasion offerte à chaque esclave de vanter la musique de son pays d’origine. L’abolition de l’esclavage n’entraînera pas malgré cela la disparition de cette tradition musicale, elle a évolué, en prenant d’autres formes de théâtralisation : les fêtes populaires, les cérémonies familiales, baptêmes, mariage, funérailles s’accompagnent du souvenir blessant de l’extase des esclaves. On évoquera la fête du mardis gras, et sa procession musicale, dans Desirada de Maryse Condé. Les habitants de la ville débouchent de tous les quartiers pour se retrouver sur la place publique :

‘« Ils se préparaient dans le plus grand secret pour converger avec ensemble depuis les faubourgs vers la place de la Victoire. Déjà, l’on entendait les coups de cœur du gwo-ka [tambour] » 1016

Il n’y a pas eu de surprise le jour du baptême de Marie-Noëlle : la naissance est un évènement sacré et sacralisé que seule la musique peut célébrer en l’exaltant jusqu’à son summum : « Le jour du baptême, on avait écouté de la musique. Pas seulement les airs habituels : mazurkas, biguines wa-bap et autres. » 1017 Et la phase superbe fut l’écoute des disques sur l’électrophone qui « expliquaient ce qu’étaient les griots d’Afrique » 1018 Les Ancêtres des Antillais étaient, d’un côté, des Africains. Et en Afrique, la musique est l’apanage des griots, précepteurs des princes et chanteurs dans les champs de bataille. En exaltant les guerriers par des éloges, les griots chantaient et louaient le courage de leurs aïeux morts en défendant le royaume, la gloire des remparts de la cité est chantée. La musique fut alors à l’origine un art majeur dévolu aux griots. On comprend pourquoi la littérature antillaise, pour Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, mérite le titre d’art musical: la narration harmonieuse et l’insertion de la musique rappellent la grandeur des griots et les lamentations primordiales des esclaves. Il ne faudrait pas voir seulement dans cette musique une thématique puisée dans la culture, mais plutôt une culture baroque qui aboutit à un chant littéraire, comme chez les auteurs de l’Amérique hispanique qui mêlent la musique à l’écriture insolite.

Alejo Carpentier utilise la musique comme langage littéraire : Chasse à l’homme 1019 dresse l’histoire tragique d’un révolutionnaire cubain, poursuivi, recherché et persécuté par la police, qui n’est autre que celle du fameux et sanguinaire dictateur Machado. La valeur littéraire du texte est moins dans cette traque que dans la Cinquième Symphonie de Beethoven qui s’exécute dans le théâtre de la Havane, pendant ce temps le révolutionnaire est martyrisé. La musique n’est-elle pas un décor, un lit du roman, la contre-dictature permettant d’atténuer la tragédie, d’adoucir le crime politique. Pour comprendre cette dimension baroque de la musique, on peut examiner Concert Baroque 1020 du même auteur. Qui pourrait croire, au début du roman, que le colon mexicain, assistant au concert de Vivaldi avec des religieuses, finirait cette nuit de Carnaval en s’asseyant sur la tombe de Stravinsky et en observant les gondoles qui allaient enterrer le corps de Richard Wagner ? On ne pourrait pas douter de cette dimension tragique de la musique, qui n’est qu’un prélude au théâtre funèbre, qu’une annonce emportant le lecteur, en le divertissant, vers une fin tragique du roman.

Maryse Condé accorde à la musique une valeur littéraire différente dans Moi, Tituba sorcière…: la chanson dédramatise l’esclavage, car elle permet aux esclaves d’exorciser leur condition servile, de la dépasser par cette passion. Et au roman, la musique permet de rompre momentanément la tragédie qui se lit à chaque nouvelle page : le carnaval juxtapose tragédie de l’esclavage et passion folle des esclaves :

‘« Je n’eus pas de peine à trouver l’endroit de la danse, car la musique s’entendait de loin. Si j’avais eu quelque notion du temps, j’aurais su que c’était l’époque du carnaval, seul moment de l’année où les esclaves avaient liberté de se distraire comme bon leur semblait. Alors ils accouraient de tous les coins de l’île, pour tenter d’oublier qu’ils n’étaient plus des humains. » 1021

C’est Alejo Carpentier qui traduit dans Le Royaume de ce monde 1022 la folie des esclaves, libérés par le roi barbare Mackandal : la chute de la colonie et la délectation fantastique des esclaves libres s’exécutent sur un fond musical :

‘« Toutes les hiérarchies bourgeoises de la colonie étaient tombées. Le plus important maintenant était de jouer de la trompette, de fignoler un trio de menuet avec le haut bois et même de frapper le triangle en cadence afin de donner plus d’éclat à l’orchestre de Tivoli. » 1023

Gabriel Garcia Marquez renverse le schéma traditionnel de la musique dans Cent ans de Solitude 1024  : en même temps qu’elle altère le sentiment religieux, la romance doit aider José Arcadio Buendia, qui donne une fête dans sa nouvelle maison, à renoncer à « l’image de Dieu, convaincu de son existence.» 1025 Elle est mystique la musique, mais un mysticisme non métaphysique, car José Arcadio Buendia « entreprit d’ouvrir et de décarcasser le piano mécanique afin de percer les secrets de sa magie.» 1026 Cette musique avait quelque chose d’absurde, de baroque: des « cordes disposées sens dessus dessous, et témérairement accordées » 1027 , sortait « une cascade de notes à l’envers ». Ce « renversement de l’ordre mélodique » 1028 , n’empêchera en rien le bal de continuer jusqu’à l’aube. Et les valses pour être « interprétées à l’envers » 1029 n’en étaient que plus belles, plus merveilleuses et plus coordonnées. Cette musique déformée, Maryse Condé essayera de l’accorder avec le contexte funèbre dans Traversée de la Mangrove : le chant langoureux des femmes accompagne la veillée, mais la musique rappelle le son des églises, la religion chrétienne. Les habitants de Rivière au Sel sont des chrétiens, malgré leur culture métissée. Les psaumes sont chantés par Dinah Lameaulnes, et amplifiés par la voix monotone d’autres choristes, des femmes antillaises du village:

« Louez l’Eternel !

Louez l’Eternel du haut des cieux ;

Louez-Le dans les cieux très hauts !

Louez-Le, vous, tous Ses Anges ! » 1030

On sait comment Simone Schwarz-Bart a retrouvé cette extravagance de la musique dans Un plat de porc…Le musicien Raymoninque, le plus « angélique » des batteurs de tambour, retrouvait des symboles, des signes, dans les notes, et chaque coup de tambour s’accompagnait du délire des Esprits, à ce qu’il racontait.. Quand il jouait, Raymoninque se confondait avec son instrument, il devenait l’incarnation même de la musique :

‘« Le respect qui fait hésiter les doigts, au bon moment, quand la peau de tambour rendue toute chaude, odorante, se met à vibrer toute seule, dirait-on, et que le batteur devient l’instrument de la musique secrète qui coule dans les veines des hommes, dans les branches des arbres et le contour sinueux des rivières. » 1031

La figure du personnage musicien hante quasiment toutes les histoires martiniquaises et guadeloupéennes, Raymoninque, le maléfique, le sorcier, l’artiste, trouve son semblable, son double dans le roman très insulaire d’Ernest Pépin, Tambour-Babel 1032 . Eloi, le personnage magicien, héros engagé dans sa culture, est enchanteur et étonnant, il faisait danser les arbres, souffler le vent toujours plus violent, son tambour résonnait au cœur des animaux et mettait les hommes dans l’extase. Cette virtuosité sans limite, mélange de talent et de don mystique, ne connaîtra pas d’exécuteur à l’avenir, l’art du musicien est condamné à l’oubli, à l’abandon. Ernest Pépin construit l’intrigue selon la rupture des valeurs et la divergence des points de vue entre le père Eloi et les deux fils Napo et Bazille, l’un légitime et l’autre spirituel, qui devraient être les héritiers naturels de cet art de la percussion hors classe ; mais ils refusent de perpétuer l’œuvre du père. Cette trame fondée sur le tambour ne semble pas un simple décor, l’ensemble du roman pose la crise des identités, la disparition des pratiques ancestrales : le lewoz dans Tambour-Babel et le N’goka dans Un plat de porc… sont des arts culturels, les danses de la Plantation…

Une autre écriture de la complainte compose dans Ti Jean L’horizon une aventure merveilleuse : le héros est possédé, et la mélodie qui contribue à sa métamorphose n’est qu’un élément du merveilleux : « La voix du tambour le mystifiait, l’emportait insidieusement vers un autre temps, un autre lieu, une autre musique intérieure. » 1033 On croyait assister au spectacle traditionnel qui réunit chaque année les Ba’Sonanqués, mais le récit s’oriente vers la métamorphose du héros, transplanté dans un autre espace romanesque, celui-ci enchanté par la musique. Il y a un mélange agréable entre la musique et le roman : l’écriture se caractérise par la métaphore du chant, et le roman pour s’écrire a besoin de la mélodie ; cette relation « esthétique », ce rapport d’écriture, se présente dans trois romans : Les derniers rois mages de Maryse Condé, L’homme à l’affût de l’Argentin Julio Cortázar et Le partage des eaux du Cubain Alejo Carpentier. Prolongée dans la littérature, la musique définit inversement l’écriture dans Les derniers rois mages. Car écouter la musique d’Alan Rowel revient à lire les textes poétiques des écrivains noirs américains qui dressaient des chroniques de la fin du XIXe siècle :

‘« A la saison d’hiver dernier, le Black Sentinel of Charleston avait signalé le génie d’Alan Rowel, un jeune musicien noir de Chicago qui faisait une tournée dans le sud. Il avait mis en musique les poèmes de Rita Coblens, deuxième noire de l’histoire de la littérature à obtenir le prix Pulitzer pour avoir mis en vers l’histoire de sa famille et de sa migration des femmes exploitées du Sud aux ghettos du Nord. » 1034

L’intrigue de L’homme à l’affût 1035 est assez surprenante. Qui ne serait pas surpris de découvrir que le narrateur, à la fois critique de jazz, au chevet d’un saxophoniste, Johnny Carter, détruit par l’alcool, ne cherchait qu’à décrire un univers du jazz ? Cet univers est celui de son ami à l’agonie. Ce narrateur n’est-il pas malicieux, n’est-il pas un littéraire opportuniste qui ne côtoie son ami saxophoniste mourant que pour avoir l’occasion et le temps de décrire sa biographie. Seul le titre du roman, L’homme à l’affût, peut définir le vrai caractère du narrateur, obsédé de jazz, au point d’être à la vigilance d’un mourant pour décrire jusqu’à la dernière ligne tout l’art du saxophoniste. A lire L’homme à l’affût, on n’est pas très loin de l’univers musical dans lequel Alejo Carpentier a enfermé le narrateur de Le partage des eaux, qui s’exile au cœur de la forêt de Venezuela pour mieux retrouver des notes de musique. En même temps qu’il recherchait ses notes, qu’il composait sa musique, le narrateur dressait un récit « sauvage », qui est non seulement une fuite de la civilisation mais une exaltation du concert baroque parfaitement mené. Sa musique, métissée par les différentes traditions, multiplie harmonieusement les styles, les modèles, les notes :

‘« Je pensais obtenir de cette façon une cœxistence de l’écriture polyphonique et de celle du type harmonique, accordées, accouplées, selon les lois les plus authentiques de la musique, à l’intérieur d’une ode vocale et symphonique en augmentation constante d’intensité expressive, dont la conception générale était du moins assez sensée. » 1036

La musique retrace les « redevances » littéraires de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart aux traditions littéraires sud-américaines : les écrivains latino-américains ont une façon originale d’exprimer la réalité de leur pays à travers la musique. Cet art est prolongé dans les romans de nos auteurs qui décrivent la musique créole, et créent aussi des formes de mystère dans leurs romans.

Notes
1014.

Jorge Louis Borges, « Le Tango », Cahier San Martin (Cuaderno San Martin 1929), [traduit de l’espagnol par Nestor Ibarra, réédition avec un avant-propos de Nestor Ibarra], Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », n° 196, 1985.

1015.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 20

1016.

Maryse Condé, Desirada, p. 13.

1017.

Ibid., p. 18.

1018.

Ibid.

1019.

Alejo Carpentier, Chasse à l’homme, Paris, Gallimard, 1993.

1020.

Alejo Carpentier, Concert baroque, Paris, Gallimard, 1991.

1021.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 32.

1022.

Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde, Paris, Gallimard, 1964.

1023.

Ibid., p. 81.

1024.

Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de Solitude, Paris, Editions du Seuil, 1968.

1025.

Ibid., p.71

1026.

Ibid.

1027.

Ibid., p. 72.

1028.

Ibid.

1029.

Ibid.

1030.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p., 48.

1031.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 112.

1032.

Ernest Pépin, Tambour-Babel, Paris, Gallimard, 1996.

1033.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 184.

1034.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p.188.

1035.

Julio Cortázar, L’homme à l’affût, Paris, Gallimard, 2002.

1036.

Alejo Carpentier, Le partage des eaux, Paris, Gallimard, 1956, pp. 288-289.