c. La création du métissage littéraire

Dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, un grand travail d’écriture s’exerce, des représentations plongent jusqu’aux racines du métissage littéraire sud-américain. A rechercher les structures de près, les romans installent des figures littéraires, des images qui dépaysent le lecteur, mélangent l’espace et le temps, dans un esprit proche des structures métissées. Ces textes-là, Traversée de la Mangrove, Pluie et vent…, Moi, Tituba sorcière…, Les derniers rois mages appartiennent à l’époque du combat littéraire, des remises en cause, des querelles sur la créolité, les écrivains antillais s’engagèrent dans la bataille d’écriture à partir des années 70. Ils forgent leur style dans la société créole, créent des œuvres singulières, méditent sur la portée du roman dans le contexte antillais, fermé et ouvert, espace littéraire d’affrontement entre macrocosme et microcosme. Cette période-là, charnière et décisive, vécue par l’écrivain antillais comme un défi à relever, celui des identités, ne se résume pas seulement à la personnalité littéraire, mais encore aux « nouvelles formes d’hybridité, d’entre-deux » 1060 sur lesquelles la critique postcoloniale s’est déjà interrogée. Cette « hybridité » littéraire rend compte de la nature profonde de Salman Rushdie qui l’exalte dans Patries imaginaires 1061 , en préconisant la « bâtardise » du style et le mélange des formes littéraires, orales, traditionnelles et modernes.

Le vocable « métissage » n’est pas nouveau dans la littérature antillaise, c’est une réalité sociale avant d’être élément de fiction, Alejo Carpentier et Carlos Fuentes choisissaient auparavant le mélange littéraire, bien antérieurement aux Antillais : le travail poétique, le sentiment de la nature tropicale, les constructions baroques, imitées ou empruntées aux hispaniques, le roman moderne, qui se mêle aux chroniques des siècles passés et aux mythes historiques, caractérisent autant de figures, véritables conséquences de l’écriture métissée. De cet effort d’affranchissement de l’écriture, qui libère tous les styles, tous les modes de représentation, épouse toutes les formes de combinaison des choses, des êtres, des lieux, témoignent des romans aussi atypiques que Traversée de la Mangrove, Les derniers rois mages ou Un plat de porc…La représentation des récits, de l’espace, du temps à l’intérieur du roman, les métaphores, les allégories, les mythes littéraires, appartiennent à une vieille tradition littéraire que Césaire et Glissant avait occultée dans leurs œuvres. Libérées de la créolité de Patrick Chamoiseau, contre le modèle théorique de l’Antillanité chez Edouard Glissant, les œuvres de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart s’éloignent de la Négritude d’Aimé Césaire, qui gênent les auteurs parce que ne s’accordant pas à leur vision de l’art:

‘« La critique coloniale souligne la part jouée dans l’imaginaire par les fantasmes de « l’autre », par les lieux de dialogue entre cultures dominées et dominantes. » 1062

Les « scènes » exposent le fond de l’imagination dramatique, quelquefois burlesque, de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. On ne reviendra pas sur le métissage de l’espace et du temps dans leurs romans; mais on précisera d’autres caractéristiques du métissage littéraire. La découverte de la nature primordiale, sauvage est une forme d’écriture métissée commune à ces écrivains. Dans Desirada de Maryse Condé, le lecteur, dérouté de l’intrigue, s’introduit dans une forêt vierge poétiquement reconstruite, de sorte qu’elle ressemble à un univers préhistorique et mythique, vierge et original dans ses composantes :

‘« C’était comme si un cyclone se levait depuis l’autre côté de la terre, salué par la rumeur des cannes et l’aboiement des grands vents. Les fruits à pain, les manguiers, les cocotiers tombaient les uns sur les autres après des craquements de fin du monde. » 1063

Ce qui surprend, ce n’est pas l’absence totale de vie humaine, encore moins la communication entre les éléments de la nature, mais le sentiment du chaos, la sensation de l’infini que menace la destruction ultime et proche par l’apocalypse :

‘« Les portes des cases claquaient, s’arrachaient, gonds tordus comme de vulgaires morceaux de ferraille. Les persiennes volaient en éclats. Les toits coupaient l’air de leurs feuilles de tôles rouillées. Tandis que la marmaille éperdue, cachée sous les éviers, piaillait sans discontinuer, elle écoutait ce vacarme. » 1064

De cette nature sauvage qui dégringole bruyamment, surgit un personnage, Marie-Noëlle, dont les traits multicolores, rappelle la nature métissée. Et en identifiant la nature à l’homme, Maryse Condé se livre à une écriture qui utilise le personnage comme point de départ de toute suggestion démesurée, de toute caractérisation qui agrandit et accroît les images, les couleurs, les signes particuliers, le métissage se joue à la dimension corporelle de la femme:

‘« A l’abri de ses paupières, des formes se nouaient, se dénouaient, fuyaient, flottaient, pans relevés, comme de tristes écharpes de soie ou de plastique. Puis soudain, des taches de couleur peu précises dans les tons bleus, dans les tons violets ou camaïeu, avec çà et là une fulgurance rouge et jaune, se dessinaient, s’agrandissaient jusqu’à l’éblouir. Tandis qu’elle clignait les yeux, sans transition, ces taches s’amenuisaient et devenaient petites. » 1065

On ne pourra pas reprocher le narrateur de Partage des eaux d’Alejo Carpentier d’avoir fui la civilisation à New York, ni d’avoir cherché refuge dans la forêt vierge de Venezuela. Le roman a cela d’intéressant qu’il procède au métissage entre la civilisation et la barbarie, dans le sens noble du terme : la découverte de cette barbarie primitive est d’ailleurs une impression qui marquera le musicien, quand il se retrouve brusquement au milieu de la forêt, et découvre la réalité de la civilisation perdue, disparue sous la sensation burlesque que crée la nature :

‘« Nous avons l’impression d’être des intrus, que l’on va rejeter d’un domaine interdit. C’est un monde antérieur à l’homme qui se révèle à nos regards. En bas, dans les grands fleuve, sont restés les sauriens monstrueux, les anacondas, les poissons à mamelles, les bagres à grosses têtes, les squales d’eau douce, les gymnotes et les lépidosirènes, avec leur aspect d’animaux préhistoriques, survivants des dragonnades l’époque tertiaire. » 1066

Les différents animaux préhistoriques, gravitant autour d’espèces gigantesques, féroces, sauvages et difformes, sont les décors qui naissent de la propre imagination luxuriante, exubérante, dramatique et baroque du narrateur. Ces animaux accompagneront, jusqu’à la fin du roman, le narrateur. La plume de ce dernier, puisque c’est lui qui décrit les scènes, se trempe dans l’encre des temps oubliés, lointains, qui remontent à la Genèse, au début de la création, et avant même que ne soit créée l’humanité. La nuit des temps est pénétrée, c’est ce qui métisse l’écriture car le narrateur, en abandonnant la civilisation, veut goûter au temps des Ténèbres, du règne de l’obscurité, du cycle du feu ardent qui déchirait les créatures invisibles, avant l’ère de l’humanité :

‘« Nous sommes dans le monde de la Genèse, à la fin du Quatrième jour de la création. Si nous reculions un peu plus, nous parviendrons à l’époque où a commencé la terrible solitude du Créateur, la tristesse sidérale des temps sans encens et sans louanges, lorsque la terre était vide et en désordre et que les ténèbres recouvraient la face de l’Abîme » 1067

Maryse Condé semble ne pas rompre le pacte de l’écriture et de la nature originelle, source de notre existence dans Les derniers rois mages, qui ne présentent pas les Origines de la Création mais le Déluge, qui transpose le temps du roman dans un passé mythique :

‘« Dans la forêt, il n’y a pas de saison sèche. L’eau est partout. Elle tombe d’en haut, elle flotte sur la terre où les larves pullulent. » 1068

Autre caractéristique du métissage de l’écriture : les rapports multiples que l’homme entretient avec la nature dans Traversée de la Mangrove. La brutalité des « ravages », les catastrophes naturelles, « cyclone », expliquent le comportement « sauvage » des hommes de ce village perdu dans une île minuscule : la Guadeloupe. Seule la nature possède l’origine et le secret des sentiments étranges qui habitent les personnages :

‘« Francis Sancher n’était pas né dans notre île à ragots, livrée aux cyclones et aux ravages de la méchanceté du cœur des Nègres. » 1069

Il y a une dimension fondamentale de l’écriture dans cette rencontre avec la forêt primordiale : la nature étant conflictuelle, effroyable, redoutable, la civilisation hostile à l’homme, ce dernier éprouve constamment le désir de transcender ses valeurs en voulant retrouver les origines, le commencement du monde. Une leçon de l’écriture : le métissage est toujours un conflit, une subversion, un mélange, une convoitise pour découvrir du nouveau, d’innover, d’apprivoiser l’insaisissable ou l’inaccessible, de dominer en le possédant par l’écriture sinon ce qui échappe à l’homme, du moins ce qui lui manque. Jean Franco et Jean-Marie Lemogodeuc ont démontré le rôle de la nature dans le processus du métissage des textes en Amérique latine :

‘« Un des thèmes prédominants réside dans l’affrontement entre la civilisation et la barbarie qui se concrétise dans la représentation des rapports entretenus entre l’homme et la nature. Souvent conflictuels, ceux-ci tournent généralement au désavantage du premier que le contact avec un environnement hostile réduit ou animalise. » 1070

De même que l’espace, le temps, la nature, les mythes ruraux sont construits dans des fictions qui participent, à leur manière, au métissage de l’écriture. Mais la portée de ces mythes et leur épure dans les textes sont concordantes aux caractéristiques du roman moderne, soutenu et renforcé par toutes sortes d’évocation préhistoriques, sociales, rurales et religieuses, au reflet des activités quotidiennes des femmes de Fond-Zombi que décrit Pluie et vent

‘« Lorsqu’elles lavaient, les femmes se cherchaient volontiers querelle, pour faire aller leurs bras, comparant leur sort réciproque, s’emplissant l’âme à plaisir d’amertume et de rancœur. Pendant ce temps, Toussine lessivait son linge en terrine, dans l’arrière-cour, et profitant de chaque minute pour embellir sa case. » 1071

D’authentiques descriptions de Juan Rulfo, écrivain mexicain, avaient déjà dévoilé ces métamorphoses provoquées par l’observation de la société rurale : Son roman Pédro Paramo structure le fantastique des mythes ruraux, en évoquant un espace étrange et anodin : le cimetière rural, lieu de l’action des personnages. Les morts parlent aux vivants des problèmes de la ville que présente la réalité mexicaine marquée, avant la colonisation espagnole, par des croyances et des rituels païens. Mais l’espace urbain impressionne par la peinture démesurée, par une caractérisation qui pour ressortir l’atrocité n’était que plus belle et plus sublime ; on le voit ainsi dans l’horrible ville de Lima décrite par Mario Vargas LLosa, la Caracas sombrée dans la cruauté évoquée par Salvador Gamendia ou la pitoyable Havane poétisée par Severo Sarduy. A l’image de ces villes, Victoire dans Desirada de Maryse Condé émeut par le bruit, le vacarme, l’indifférence totale et absolue qui rappellent les « cités perdues » de l’Amérique hispanique :

‘« En imagination, Marie-Noëlle suivait jusqu’à l’école Dubouchage la petite silhouette mal fagotée, qui se dépêchait le long des rues, encore calme et presque désertes. » 1072

Victoire, faubourg de la Guadeloupe, née en même temps que la colonisation, est immobilisée dans l’art romanesque par l’ambiance qui dénature l’envie d’y vivre, mais qui renforce son caractère insolite : « Le tintamarre des Klaxons des vélos, vroum-vroum des moteurs des voitures, appels des marchandes vantant leurs cocos à l’eau. » 1073 Le morne Verdol, par sa singularité qui peut déranger, révèle quotidiennement un spectacle affable paradoxalement odieux ; la salubrité douteuse, les odeurs nauséabondes, n’excluent en rien l’euphorie qui anime ses habitants, si bien que Maryse Condé parvient à faire de cette ville un lieu délabré pareil aux cités pauvres de l’Amérique latine :

‘« Si la tête du morne flottait une belle chevelure de tamariniers des Indes et d’ylangs-ylangs, arbres à parfum, jusqu’à mi-hauteur, c’était un entassement peu esthétique de cases en tôle reliées à la rue par deux ou trois planches jetées sur un dalot plein d’eau noirâtre. Cela puait l’immondice et l’excrément. » 1074

Maryse Condé joue une nouvelle fois sur les rapports entre la fiction et la réalité, la première sombre la deuxième dans une peinture hideuse, alors que la réalité urbaine du morne Verdol était déjà laide et abominable. Pour évoquer la cité, dégoûtante par son spectacle, et exécrable par son apparence, Maryse Condé plonge le roman dans une écriture palpitante qui tire son métissage du pouvoir des mots et de la force descriptive capables de dépasser la réalité et de déboucher sur un surréalisme que Breton et les autres n’avaient pas décrit dans leur art littéraire. Parce que ce surréalisme n’est pas né du rêve, ni de l’hallucination de l’écriture, ni de l’exploration des profondeurs imaginaires, mais d’une lucidité qui, en faisant face à la réalité, en démontre le caractère extraordinaire, magnifique, surréel, et même merveilleux.

On peut examiner le réalisme magique et merveilleux dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, autre forme de création littéraire du métissage. Les hyperboles culturelles, les figures rhétoriques et métaphoriques, la pratique de la sorcellerie, altèrent le réalisme romanesque : si les romans de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart sont proches de la réalité, il ne s’agit pas du réalisme occidental. Mais d’un réalisme magique des îles créoles. Carlos Fuentes reconnaît : « le baroque américain fut l’art de la Contre-Conquête » 1075 , le réalisme des œuvres de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart est un contre-réalisme, un réalisme rehaussé par l’imagination créole. Leurs romans, qui se veulent des miroirs de la société guadeloupéenne, intègrent tous les fondements irrationnels, magiques, surnaturels de l’existence. La description de certains passages de Desirada est baroque, parce que cette peinture est un mélange de rites et de cultes : la fête du mardi gras en est une illustration. La cérémonie revêt un caractère baroque, car sa célébration traduit la magie des choses, le mythe d’une communion générale de tous les membres de la société. Le sacré religieux se mêle à une euphorie générale qui rend profane la fête et souligne son côté païen : « Les rues étaient pleines d’enfants, de femmes et d’hommes hurleurs. Des soûlards faisaient des entrechats. Dans un vacarme d’enfer, les mas’ menaient leur ultime sabbat. » 1076

Maryse Condé intègre la magie sorcière dans le réalisme des événements. Durant les moments difficiles que traverse Marie-Noëlle, surgit un personnage, Mme Esmondas qui lie amitié avec elle. La lucidité de Marie-Noëlle n’a rien d’égal à la dimension mystique et surnaturelle de son amie. Mme Esmondas, sorcière et médium, est un personnage mystérieux. Ses traits de caractère donnent au récit réaliste un aspect merveilleux ; elle entrait durant la nuit en « conversation avec les invisibles. » 1077 La mise en abyme de la sorcellerie prouve le réalisme mystique dans le roman antillais francophone en général. Ce personnage rappelle Raymoninque, héros tragique de Un plat de porc…. La narration métamorphose le personnage en un « démon ». Le portrait psychologique rend Raymoninque extravagant : il est un sorcier maléfique, il suscite la haine, la crainte et l’admiration. Ce personnage obsède même la narratrice qui le décrit ainsi :

‘« […] ce grand nègre fou, aux petits yeux de rongeur, larmoyants et cruels, et rouges d’on ne savait quelle nuit de soukougnantise, de sorcellerie et de « transformations » de toutes sortes. On le savait capable de tout » 1078

Le personnage assombri est le symbole de la réincarnation maléfique, que l’on retrouve chez le personnage d’Alejo Carpentier, Mackandal, dans Le royaume de ce monde. La caractéristique maléfique se dégage du comportement de ce personnage difforme, polymorphe. C’est la transformation luxuriante de la réalité antillaise. Pour Man Louise, tante de la narratrice, Raymoninque est le mythe du diable en personne, « le plus grand « infernal » de la terre, dit-elle, un vrai volcan qui crache ; c’est Lucifer lui-même qui souffle dans chacune de ses paroles. » 1079 Le titre même du roman Un plat de porc aux bananes vertes mêle la métaphore animale à celle de la nature, le mélange prouve l’écriture baroque. Simone Schwarz-Bart écrit un roman qui reflète ce que Marta Gallo appelle dans son article Le réalisme magique, « le fantastique », « le surnaturel » et le « magique » 1080 , des thèmes liés à la création du mystère et du merveilleux. Maryse Condé dépasse le personnage de Simone Schwarz-Bart. L’ancêtre roi revêt tous les caractères ironiques allant dans le sens du mystique, du surnaturel, de l’utopie désespérée. Il y a du baroque et du merveilleux dans l’écriture des Cahiers de Djeré. Ce descendant obsédé du Roi Mage montre l’extravagance dans la mort de l’ancêtre : les nombreuses épouses de l’ancêtre firent elles-mêmes la toilette mortuaire, puis s’enfermèrent dans le tombeau avec le défunt…

‘« Quarante et une de ses épouses avaient sur leur demande été mises en terre avec lui tandis que deux cent autres d’entre elles se donnaient la mort par empoissonnement. » 1081

Dans un entretien paru dans la revue littéraire Notre Librairie, l’écrivain haïtien René Depestre aborde la question de l’imaginaire ludique, magique et merveilleux dans les littératures caribéennes. Il soutient l’exorcisme de la réalité quotidienne, humaine, religieuse et culturelle. Cet imaginaire sublime est pour René Depestre une constante de l’histoire coloniale et de la mentalité de ces sociétés caribéennes :

‘« Nos diverses littératures ont su créer un imaginaire composite avec la nature, l’Histoire, les mœurs et les mentalités propres à nos sociétés. On y voit la folle démesure de la vie et des relations humaines consécutives à trois siècles d’esclavage et de colonisation. » 1082

L’écrivain cubain Alejo Carpentier a développé des analyses littéraires et théoriques au sujet du « réel merveilleux » en Amérique. La littérature hispanique est un renouvellement démesuré du baroque occidental, en même temps une négation poétique et romanesque des circonstances de la conquête coloniale. Le romancier ou l’artiste tout court éprouve un goût pour le magique, il a la volonté de décrire le réel par l’hyperbole, l’ironie et le merveilleux. L’approche des auteurs, René Depestre et Alejo Carpentier, est élaborée dans les champs littéraires des œuvres de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart. Mais le baroque sud-américain et le réalisme magique haïtien sont différents des couleurs littéraires qu’en donnent les deux guadeloupéennes.

Les derniers rois mages de Maryse Condé mêle deux écritures, celle du roman des événements quotidiens d’une famille antillaise et celle de l’histoire de l’ancêtre Roi Mage. Cette dernière est ponctuée par le merveilleux épique, le réalisme surnaturel. Djeré relate la colère des Génies, à la mort de la gazelle tuée par son oncle Tadjo, et le trône de son père « en bois de fromager qui reposait sur quatre crânes de chefs ennemis » 1083 Il expose également la nature « merveilleuse », peuplée de « crabes aux mordants féroces » ; la sorcellerie fait partie du récit des événements. C’est une stratégie narrative propre à la progression de l’intrigue. Elle dépasse le réalisme dans Les derniers rois mages. Le dépassement crée la réalité mystérieuse. Xavier Garnier analyse La magie dans le roman africain, et la fonction de la sorcellerie dans l’intrigue romanesque. L’évocation de la magie rend sublime et mystérieuse la réalité :

‘« La sorcellerie joue un rôle perturbateur dans le roman magique parce que la motivation de l’acte de sorcellerie n’appartient plus à l’intrique, mais va plonger dans des profondeurs mystérieuses. » 1084

Les derniers rois mages et Ti Jean L’horizon célèbrent cette divination par des scènes « occultes ». La première partie des Cahiers de Djeré relate le conte merveilleux des origines de la naissance de l’enfant « difforme, monstrueux », qui se trouve être l’aïeul de Djeré. De même, dans Ti Jean L’horizon Maïari raconte au livre quatrième l’histoire et l’origine des sorciers. On retrouve dans ces deux histoires des apparences baroques et burlesques comparables relevant du merveilleux. Dans Les derniers rois mages, la description burlesque, surdéterminée et fantastique de la forêt est une véritable forteresse. Le baroque apparaît dans l’énumération de toutes sortes d’animaux sauvages, comme « les perroquets macaw », « les oiseaux quetzal qui mettent le feu aux branches », « les singes hurleurs », « les macaques à poil vieilli », « les gorilles à figures barbouillées de noir », « les éléphants pachyderme », « le crapaud peint en rouge frais » guetté par « la tarentule et l’iguane » sous le regard de la « fourmi folle qui ne dort jamais » 1085 L’acte sexuel entre l’animal et la jeune femme, fait apparaître le merveilleux : Agasu, la panthère, et la jeune princesse, Posu Adewene, se sont rencontrés dans la nature sauvage. La fille Tengisu est conçue de cette relation, une naissance mystérieuse car l’enfant difforme avait la moitié d’un animal, « avec la peau tachetée et les ongles de son père » 1086 la panthère.

L’origine de l’humanité et la naissance de la sorcellerie sont relatées dans Ti Jean L’horizon. La narration relate l’histoire des hommes, liée au merveilleux pays et aux croyances surnaturelles. Le conteur « dit » la création mythique du monde par le « divin Dawa », dieu de l’univers. Il vient à peine de créer les hommes jetés dans un espace où « le soleil n’avait pas encore était lâché », où il « y avait alors très peu d’eau. » 1087 L’errance d’un groupe d’hommes et de femmes à la recherche de l’eau allait suivre ce bannissement originel. Ils burent alors dans une marre interdite et s’aperçurent que « c’était un étang de sang ». Cette transgression les condamna à être des sorciers. Le divin Dawa dispersa dans « toutes les régions de la terre » ces buveurs de sang dotés d’une « capacité de se transformer la nuit en bêtes, la nuit, pour aller boire l’âme des gens… » 1088 Le merveilleux est présent dans la réincarnation des personnages, la métamorphose des êtres pouvant prendre des formes animales. Le cadre précis, la Guadeloupe, est violé par le lyrisme oral. Simone Schwarz-Bart théâtralise la réalité créole, afin de traduire le mysticisme noir comme symbole de l’incroyable. L’écrivain cubain Alejo Carpentier décrit la réalité comme modification magique du monde hispano-américain. La « sensation du merveilleux » est un prétexte de « révélation privilégiée de la réalité. » 1089 La représentation métaphorique qui se dégage dans les titres, Pluie et vent…et Moi, Tituba sorcière… annonce au lecteur un style où la réalité sera dépassée par l’imaginaire. Le visible se confond avec la magie, deux figures sorcières apparaissent : d’une part, Tituba initiée par sa mère et, d’autre part, Télumée dont le pouvoir magique vient de sa mère adoptive Man Cia. Les vielles femmes mystifient la réalité par des sortilèges, des incantations ésotériques. Simone Schwarz-Bart offre au lecteur la nouvelle vision du merveilleux littéraire : la narration transforme le palpable par les actions de certains personnages : la sorcière Man Cia durant la nuit « planait au-dessus des mornes, des vallons et des cases de Fond-Zombi, insatisfaite de son enveloppe humaine. » 1090 La nature, elle-même magique, est le lieu du métissage. Le père Abel surprit Man Cia dans la forêt sous la forme d’un oiseau d’abord, puis d’un flamboyant ambulant, enfin d’un cheval. Télumée interrompt la narration de sa vie pour démontrer la métamorphose de la sorcière, reine des ténébres:

‘« Man Cia descendit en cercle pour se poser sur les branches d’un flamboyant voisin qui se mit à marcher autour du père Abel, suivi de tous les arbres du voisinage bruissant de toutes les feuilles. » 1091

Le savoir transmis par Man Yaya à Tituba est baroque ; la nature, les arbres, les plantes transposent autant de connaissances ésotériques, qui déchiffrent le secret des plantes. Tituba dévoile cette magie de la nature : 

‘« Sous sa direction [Man yaya], je m’essayai à des croisements hardis, mariant la passiflorinde à la prune taureau, la cithère vénéneuse à la surette et l’azalée des azalées à la persulfureuse. Je concoctais des drogues, des potions dont j’affermissais le pouvoir grâce à des incantations. » 1092

La nature n’est pas seulement le cadre symbolique de la diablerie, de la superstition, de l’envoûtement, elle peut aussi être utilisée comme une poétique, c’est l’insolite littéraire que l’on retrouve dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé. Il y a du baroque dans la veillée mortuaire de Francis Sancher qui regroupe toute la communauté de Rivière au Sel lors d’une seule nuit et sous la pluie battante. Le « corps pesant de Francis Sancher » 1093 est entouré par les membres de la communauté qui se lamentent, se résignent, se révoltent, dans l’obscurité absolue : « la lune ferma ses deux yeux d’or » et « aucune clarté ne filtra du ciel muet. » 1094 Les deux dobermans qui venaient de perdre leur maître, Francis Sanchez, ne se taisaient pas, et leurs abois désespérés répondent aux pleurs des enfants serrés au dos de leur maman. Le réalisme magique n’est pas traité de la même façon par les auteurs. Le seul point commun est l’identité culturelle des Caraïbes dans la représentation magique, merveilleuse et baroque. Chaque roman aborde la réalité et le mysticisme avec des caractéristiques qui opposent les œuvres : le thème du réalisme merveilleux dans Desirada et Un plat de porc… répond à la construction de personnages « magiciens », dans le premier roman, et « sorciers » dans le second. Les personnages, Esmondas et Raymoninque, ont un pouvoir qui dépasse la réalité, la logique des choses. Ce pouvoir magique enrichit la narration et divertit le lecteur. Ce n’est plus le personnage qui définit particulièrement l’étonnant dans les autres romans, mais la nature, les animaux, le style ou la description : La forêt est prodigieuse dans Les derniers rois mages. Elle est le refuge de la Bête énorme qui avala le soleil et fit disparaître la lumière de la terre dans Ti Jean L’horizon. Traversée de la Mangrove est un roman magique par le style : en une nuit sans étoile, et sous une forte pluie, des paroles s’élèvent, des chants funèbres montent, les larmes tombent des yeux, et les hommes s’étonnent de la mort de Francis Sancher.

D’autre part, le travail de l’écriture métissée achève les romans du corpus à des représentations qui amplifient les objets, accroissent les motifs, modifient les thèmes. Ils perdent leur valeur tirée de la réalité en devenant des visions littéraires soutenues par l’écriture, quelquefois, provocatrice de ces auteurs. Une écriture contestataire, parce qu’elle vise à la démesure dans les thèmes et les styles utilisés par d’autres écrivains antillais. Car, il faut le préciser, toute la littérature antillaise tourne autour des questions d’identité, de quête, de revendication d’une culture ou d’une littérature. Cette unité thématique fait la différence entre les écrivains antillais : dans le début du travail, on avait présenté Maryse Condé comme une « insoumise », un écrivain rebelle, et Simone Schwarz-Bart comme une « revendicatrice », et ce n’est pas un hasard, si elle a abandonné l’Université pour tenir un « restaurant créole » aux Antilles, dans son île natale Pointe-à-Pitre. Cette double particularité a pour conséquence de présenter sur « la scène littéraire » deux auteurs qui tournent le dos aux modèles précédents, aux styles à la mode, en réécrivant des thèmes, des figures et des images littéraires si travaillées qu’elles dévoilent une écriture métissée. Le roman d’Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde, pourrait traduire quelques particularités de l’écriture métissée de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : le royaume noir de Henri-Christophe, l’empire vaudou et maléfique du sorcier, le Manchot Mackandal, la ville sacrée de Rome aux « mille cloches » 1095 , les rues de l’empire colonial, la révolte sanglante des esclaves noirs, les chants baroques durant les processions chrétiennes ou la messe païenne à l’église, fondent un univers du roman très métissé. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart n’ont pas utilisé ces figures dans un seul roman, mais dans l’ensemble de leurs romans; car il leur a fallu dresser des évocations qui s’éparpillaient dans les différents textes pour parvenir à la réalité et à l’écriture qu’Alejo Carpentier a scindé dans un seul roman : Le Royaume de ce monde, qui mêle différentes écritures, dévoile de nombreux discours, ceux des personnages et de l’auteur. C’est exactement l’écriture des formes narratives qui achève le métissage dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Les auteurs retracent les questions sociales, culturelles, historiques, mais dans un style littéraire qui relativise les thèmes dépossédés de leur rigidité.

Notes
1060.

Jacqueline Bardolph, Etudes postcoloniales et littéraires, Paris, Honoré Champion Editeur, 2002, p.12.

1061.

Salman Rushdie, Patries imaginaires, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1993.

1062.

Jacqueline Bardolph, Etudes postcoloniales et littéraires, op. cit., p. 59.

1063.

Maryse Condé, Desirada, p. 31.

1064.

Ibid.

1065.

Ibid.

1066.

Alejo Carpentier, Le partage des eaux, op. cit., p. 251.

1067.

Ibid.

1068.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 90.

1069.

- Traversée de la Mangrove, p. 63.

1070.

Jean Franco et Jean-Marie Lemogodeuc, Anthologie de la littérature hispano-américaine du XXe siècle, op.cit., p.

1071.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 22.

1072.

Maryse Condé, Desirada, p. 84.

1073.

Ibid.

1074.

Ibid. P. 28.

1075.

Carlos Fuentes, Le sourire d’Erasme : Epopée, Utopie et Mythe dans le roman hispano-américain,, op. cit., p.

1076.

Maryse Condé, Desirada, p. 15.

1077.

Ibid., p. 45.

1078.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 112.

1079.

Ibid.

1080.

Marta Gallo, « Panorama du réalisme magique en Amérique hispanique », Le réalisme magique : Roman- Peinture- Cinéma, Bruxelles, Editions l’Age d’homme, 1987, pp. 123-153.

1081.

M. Condé, Les derniers rois mages, p. 145.

1082.

B. Magnier et P. Degras, « Les mots-jardins de René Depestre », Entretien avec René Depestre,, Notre Librairie, Dix ans de littératures 1980-1990 II Caraïbes – Océan Indien, no 104, 1991, pp. 34-44.

1083.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p.248.

1084.

Xavier Garnier, La magie dans le roman africain, Paris, Presses universitaires de France, « coll. Ecritures francophones », 1999, p.84.

1085.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 90.

1086.

Ibid., p. 93.

1087.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 155.

1088.

Ibid., p.156.

1089.

Paul Verdevoye, « Alejo Carpentier et la réalité merveilleuse », Alejo Carpentier et son œuvre, Paris, L’Harmattan, 1982, pp.151-164.

1090.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 161.

1091.

Ibid., p. 197.

1092.

Maryse Condé, Moi,Tituba sorcière…, p. 20.

1093.

- Traversée de la Mangrove, p. 19.

1094.

Ibid.

1095.

Alejo Carpentier, Le royaume de ce monde, op.cit. p. 158.