Chapitre troisième : Les visées littéraires et idéologiques des romans

C’est un fait que la littérature, quels que soient son contexte géographique et son époque, véhicule des notions, des conceptions selon le tempérament de chaque auteur. Ecrire une œuvre littéraire serait exprimer son engagement intellectuel: pour outrepasser la condition humaine dans l’écriture. Et les écrits philosophiques de Jean Paul Sartre enseignaient cette élaboration littéraire d’idées ou de théories sur l’existence. Tour à tour objet de plaisir et vision du monde, l’œuvre littéraire touche par son style et par sa référence à la réalité. Objet de plaisir, parce que la littérature est une œuvre d’art, et comme toute œuvre d’art, elle provoque le plaisir littéraire, elle séduit le lecteur, par les figures métaphoriques et les structures narratives. La lecture fait naître l’émotion, une extase que veut provoquer l’écrivain dans la création littéraire. Vision du monde, parce qu’au-delà de la séduction, la littérature réfléchit sur elle-même et sur la vie. On retiendra, de ce qui précède, deux apparences de la littérature antillaise : le style et les idées, qu’on pourrait reformuler à travers l’écriture et les contenus. Il est vrai que ces deux caractéristiques de la littérature antillaise semblent vagues et générales ; elles ne doivent pas faire oublier non plus le contexte caribéen qui les définit en leur donnant un sens, notamment dans les romans du corpus.

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart vont choisir dans les différents contextes antillais, historique, politique et culturel, tel épisode marquant, tel événement heureux ou lamentable, quoique significatif de leur vision idéologique du monde. Mais comment se présente cette conception du monde ? Il ne s’agit pas d’un déballage historique à la mode chez les écrivains antillais, ni de l’exhibition complète du passé antillais. Il ne s’agit pas non plus de construire en filigrane des discours spécifiquement théoriques. Pour Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, l’écriture apparaît plus intéressante, plus frappante que les discours. Analyser le contenu des romans, ce sera organiser des structures qui révèlent les préoccupations de chaque auteur. Le plaisir de s’affirmer en tant qu’auteur, l’intention d’écrire des romans, remarquables par l’écriture métissée, distancent les notions diffusées ou transmises dans les romans. Il faut écarter l’idée que Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart négligent les discours. Ces derniers ne peuvent exister qu’à travers l’écriture, qui les prend en charge, les métaphorise, et qui les sépare de leur dimension thématique. Cette représentation a besoin, pour satisfaire les auteurs, de convoquer de foisonnantes « idées » qui s’enchevêtrent, se mélangent, s’interfèrent dans les différents romans, comme visées littéraires et idéologiques : contenu colonial, sujet antillais et création littéraire. Défilent alors dans Traversée de la Mangrove, Pluie et vent…, Ti Jean L’horizon, Moi, Tituba sorcière.., Desirada et Un plat de porc…, les images coloniales, les préoccupations antillaises, les conceptions littéraires dont les personnages sont les révélateurs : ils sont des écrivains, comme leurs auteurs. Et ces créateurs le font avec manière, parce que d’abord leurs œuvres sont des actes qui définissent ensuite leur style. A l’origine, l’espace politique antillais, contexte toujours colonisé, offre à Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart l’occasion de s’affirmer en tant qu’intellectuelles militantes et en tant que littéraires :

‘« L’expansion des faits politiques et sociaux dans le champ de conscience des lettres, a produit un type nouveau de scripteur, situé à mi-chemin entre le militant et l’écrivain, tirant du premier une image idéale de l’homme engagé, du second que l’œuvre écrite est un acte. » 1096

Il faudrait évoquer Edouard Glissant, dans son Discours antillais, et Aimé Césaire, dans Cahier d’un retour au pays natal : deux œuvres rapprochant des auteurs qui sont des contemporains. Le chant désespéré de Césaire, ou le cri poétique qui dénote des lamentations, s’accorde à la réflexion théorique de Glissant dont le titre de l’ouvrage rend bien compte : Discours antillais. Le titre sera nuancé dans le deuxième mouvement de ce chapitre, précisément pour aborder la démarche littéraire de nos auteurs, et définir les caractéristiques littéraires de ce discours antillais dans leurs romans. Nous verrons qu’il ne se résume pas dans la dénonciation systématique du « colonialisme », ni dans l’image exotique, auto-exotique certainement, qui vise à idéaliser la société antillaise et ses valeurs. On appliquerait donc aux romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart l’analyse de Jacqueline Bardolph sur les œuvres littéraires postcoloniales, qui ont la grande qualité de s’interroger « sur les discours, la réécriture de l’histoire, l’évolution des mentalités et des imaginaires. » 1097 Et c’est bien cet engagement que l’écriture tente de fixer, sans dresser des monographies sur la sempiternelle critique de l’esclavage et de la colonisation. Comment en pourrait-il être autrement, connaissant les différentes formes d’écriture satiriques et lyriques, humoristiques et ironiques, dramatiques et tragiques, auxquelles recourent les auteurs ? L’écriture des particularités coloniales, antillaises et littéraires semble imiter l’ordre chronologique : à l’esclavage se rapporte le thème colonial, mais aussi à la colonisation qui a fasciné presque tous les écrivains antillais. Cette forme narrative révèle l’écriture satirique et tragique. Mais, par la suite, avec l’abolition de l’esclavage, la société antillaise est née, cela s’illustre dans le registre dramatique qui s’interroge sur les vraies valeurs antillaises. L’écriture devient son propre miroir, la mise en abyme enchâsse les réflexions théoriques sur le roman antillais : c’est le thème de l’écriture qui dévoile en les masquant les positions littéraires de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. L’ironie est efficace pour saper la prétention de certains personnages qui, on le verra, se croyaient être des écrivains, ils n’étaient que des rêveurs, des obsédés de littérature, des passionnés d’art ou même, à l’image de Lucien Evariste de Traversée de la Mangrove, des fous littéraires, qui traduisent leurs fantasmes en démence fictive. Et on verra encore comment ce contenu littéraire, représenté et incarné par des personnages, se creuse au fil des textes, de sorte que le roman devient l’espace de son auto-critique, l’espace dans lequel les auteurs posent et opposent leur écriture par rapport à l’esthétique générale antillaise.

Notes
1096.

Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1972, p.23.

1097.

Jacqueline Bardolph, Etudes postcoloniales et littéraires, Paris, Honoré Champion Editeur, 2002, p. 11.