a. Le tableau littéraire de la condition servile

Avec Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, la condition servile prend une nouvelle ampleur : ces auteurs n’usent jamais de l’expression « condition servile », qui se déploie dans la peinture littéraire. Cette formule est disgracieuse, sa vérité est déplaisante et avilissante, et elle paraît lourdement prosaïque, mais cette prose à révélé dans les romans une représentation qui masque le côté tragique de l’esclavage, du moins momentanément dans l’écriture. Ces romans sont des tableaux, des œuvres d’art, on peut y contempler des représentations « burlesques », de scènes historiques, qui témoignent de la condition servile des esclaves noirs. Plus on s’enfonce dans la vérité des romans, plus on découvre de magnifiques tableaux sur le passé, et plus l’écriture devient un album, qui collectionne des pages sur lesquelles se lisent des intrigues de l’esclavage. Et lorsque les auteurs s’éloignent du fait colonial, avec beaucoup de subtilité et de finesse, c’est pour emprunter le chemin d’une écriture inspirée par la vie quotidienne aux Antilles. Cette écriture est fortement fondée sur la réminiscence des exactions passées, sur des images dramatiques qui ont le double pouvoir d’être poétique et satirique ou critique. En 1992, est publié Les derniers rois mages de Maryse Condé, autoportrait éclaté d’un personnage antillais, haut en couleur, se croyant être le descendant légitime d’un roi puissant d’Afrique; et il y a bien longtemps que l’esclavage est aboli, mais Maryse Condé ne perd pas les traces. Par une souplesse significative, cet auteur choisit de ne pas l’évoquer : les documents historiques, trouvés par Spéro et Debbie, dans la bibliothèque privée de la famille Middleton, précisent l’effacement de l’auteur :

‘« L’acte de vente de Numah et Mamaduh, deux nègres de la côte de Guinée, cédés par un certain Samuel Gullah, marchand d’esclaves, à Isaac Middleton. » 1098

Les derniers rois mages regorgent de personnages héroïques : héros tragique, héros naïf, héros d’un jour, héros malheureux. Ce roman développe les tempéraments que l’auteur fait naître du servage, implicitement par l’échec auquel ils sont tous condamnés : Spéro et Debbie ne réussiront jamais en Amérique, le fardeau du passé les poursuit, Djeré, si ambitieux, ne parviendra en aucun cas à s’imposer comme historien, ou hagiographe de son père roi. L’auteur leur accorde des tableaux sinistres, qui les diabolisent, les noircissent, à l’image du portrait pitoyable de la vieille Hosannah, « une négresse triste, véritable bête de labour qui ne faisait que travailler, travailler. » 1099 Pourquoi Maryse Condé dresse-t-elle des tableaux pathétiques, orientés vers les victimes de la servitude, sans jamais détourner le lecteur des événements racontés, sans jamais rompre le fil de l’intrigue ? Parce que le rôle de l’historien, se limiter aux faits, est dépassé par l’art du roman. Cet art, né d’une prise de conscience de l’auteur, démontre des personnages victimes de leur passé, et qui veulent bousculer le monde, renverser leur condition. Désinor l’Haïtien, personnage insolite de Traversée de la Mangrove, avait compris la permanence du danger qui les guettait, le drame qui les pliait fatalement au rôle de victimes :

‘« Ah, l’esclavage du Nègre d’Haïti n’est pas fini ! A grands coups de coutelas, Désinor tailladait sa rage et son désespoir. On a beau dire, la misère au pays a un autre goût, celui du clairin partagé. » 1100

D’une ironie blessante, d’une résignation profonde, l’interjection « Ah » exprime une réalité, celle des champs de cannes, mais encore celle qui aboutit à l’épopée baroque, située entre l’humour et la tragédie, entre l’ironie et la satire. L’on ne saura jamais si Maryse Condé rend ridicules les personnages dans leur propre sort, si, au-delà de l’humour, elle déploie la satire. Mais on sait que l’auteur a condamné l’attitude des obsédés de l’esclavage, des créatures trop nostalgiques des temps accomplis. L’anniversaire de l’abolition de l’esclavage, le centième, lui apparaissait un « folklore inutile ». Un personnage lucide de Traversée de la Mangrove retiendra la leçon, et ce n’est pas surprenant si Man Sonson reprend quelques « idées » de Maryse Condé, relatives au « colonialisme » : « il faut vivre avec son temps » 1101 , soutien Man Sonson, parce qu’elle était convaincue que « l’esclavage, les fers aux pieds, c’est de l’histoire ancienne. » 1102 Le vocable « esclavage » auquel Maryse Condé refusait de se laisser réduire, construira autour des romans de Simone Schwarz-Bart des schémas critiques. Le travail dans les Plantations relance la veine satirique dans Pluie et vent… La lassitude, la répugnance, l’appel à la mort, le dégoût total qui plongent Pluie et vent…dans l’intrigue du roman noir américain, appartiennent à un vieux thème satirique et sentimental que Maryse Condé avait nuancé, par l’humour, dans ses œuvres. A l’épanchement des sentiments de Télumée correspond l’ampleur satirique de l’ouvrage :

‘« Nous arrivions à pied d’œuvre sur les quatre heures du matin, mais c’est sur les neuf heures que le soleil était assez haut dans le ciel pour tomber sur nous, véritablement, transpercer les chapeaux de paille et les robes, les peaux humaines. » 1103

En déplorant sa condition de femme soumise, « je reprenais ma route avec la sueur de la veille » 1104 , Télumée parvient à imposer son discours qui affecte par l’abnégation collective : « j’arrivais sur la terre de l’Usine et je brandissais mon coutelas, et je hachais ma peine comme tout le monde. » 1105 Les chants exorcisent le mal, sans rien renier des principes d’une écriture satirique qui condamne la servitude : « Quelqu’un se mettait à chanter et notre peine à tous tombait dans la chanson, et c’était ça, la vie dans les cannes. » 1106

D’autre part, la condition servile aboutit à la création littéraire, à la naissance de la littérature qu’il faut d’abord appeler créole puis antillaise. Fille de l’histoire coloniale, la littérature antillaise serait née dans les plantations, et les chants douloureux, languissants, pathétiques des esclaves n’étaient que le prélude de la prose qui exaltera tous les sentiments tragiques, qui dramatisera ce que ces esclaves ont ressenti et exprimé dans leur délire poétique. C’est le tableau de la littérature antillaise qu’on contemple à travers celui de la condition servile. On retiendra dans Desirada la figure emblématique de l’esclave « transportée dans une casa grande du Brésil » 1107 , et soumise « aux caprices sexuels de son maître, un débauché portugais. » 1108 L’essentiel ne réside pas dans ce scénario devenu classique dans les Plantations, mais dans le désir d’Efua d’apprendre à lire, à écrire : elle narre l’existence dramatique des esclaves, dans les correspondances adressées à son mari :

‘« Elle avait appris à lire et à écrire en se cachant de son bourreau, et elle avait adressé à son mari des lettres déchirantes qui constituaient le premier texte de révolte et de libération d’une africaine ainsi qu’un document unique sur la société brésilienne de l’époque. » 1109

Deux caractéristiques de l’écriture se dégagent des lettres de l’esclave : la révolte et le témoignage qui bâtissent une autre manière de se réapproprier les mots et les paroles de l’esclave dans la littérature antillaise, conséquence historique de la voix primordiale, du cri premier des esclaves. On comprend pourquoi les auteurs essayent de fixer le lyrisme des esclaves, la récurrence des lamentations dans Pluie et vent…, le dégoût et la répulsion chronique de Mariotte dans Un plat de porc…, la fuite de Reynalda dans Desirada, qui rappelle la fuite originelle des esclaves, les déchirements dans Traversée de la Mangrove, qui résultent du malaise traditionnel, les obsessions de Djeré dans Les derniers rois mages, évoquant le regret des claustrés de leur pays natal. C’était prendre pour une vérité littéraire que d’entretenir l’héritage légué par les captifs, un héritage si poétique que Maryse Condé l’a dramatisé dans des décors pittoresques, comme celui que décrit Tituba : « la longue file d’hommes en haillons, traînant les pieds le long des sentiers. » 1110 La condition des femmes est encore plus dramatique : « Pour s’affranchir de leur condition, ne devaient-elles pas passer par les volontés de ceux-là mêmes qui les tenaient en servitude et coucher dans leurs lits. » 1111 Autre forme d’écriture qui dresse le tableau de la condition humaine : la culpabilité des rois Africains, artisans des guerres tribales, complices de la traite négrière dans Ti Jean L’horizon, en se pliant à l’offre des explorateurs :

‘« Les rois de ce pays avaient toujours vendu des esclaves aux blancs établis sur leurs terres, en des hautes maisons de roches que venaient lécher les vagues de l’océan. Les marchands d’hommes n’en sortaient que pour se dégourdir les jambes, sur l’invitation expresse de leurs hôtes. » 1112

Entre la cupidité des uns et l’aveuglement des autres, Simone Schwarz-Bart n’a-t-elle pas stigmatisé l’esclavage ?

‘« Après avoir balayé les hommes à peau rouge, ces philosophes se tournèrent vers les côtes de l’Afrique pour se pourvoir d’hommes à peau noire qui trimeraient désormais pour eux. » 1113

Le terme « philosophe » est ironique, et il exprime le triomphe de la Civilisation sur la Barbarie, la splendeur de la lumière sur l’obscurité, sur l’obscurantisme, selon les ethnographes africanistes. La théorie de « la table rase », comme vide culturel des peuples primitifs, avait besoin, pour se justifier, de créer le mythe du bon sauvage innocent et barbare ; le généreux farouche et misanthrope était ramené à la nature primaire de l’homme, à sa bestialité primitive : il fallait l’aimer, et non le haïr.

Notes
1098.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 289.

1099.

Ibid., p. 51.

1100.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 199.

1101.

Ibid., p. 32

1102.

Ibid.

1103.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 204.

1104.

Ibid., p. 205.

1105.

Ibid.

1106.

Ibid.

1107.

Maryse Condé, Desirada, p. 228.

1108.

Ibid.

1109.

Ibid.

1110.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 17.

1111.

Ibid.

1112.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, 163.

1113.

Ibid., p.10.