b. Portrait moral du personnage colonisé

Le paysage littéraire aux Antilles est marqué par un retour au personnage colonial, par l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains (Ernest Pépin, Gisèle Pineau, Xavier Orville, Daniel Maximin, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart), une descendance influencée par les auteurs de l’époque précédente, en particulier Aimé Césaire et Edouard Glissant : le colonisé, personnage emblématique, étonne par sa laideur, gêne par son aliénation morale et culturelle; il apparaît sous la figure de l’innocent naïf à qui la colonisation a tout arraché. Ces auteurs antillais, en particulier Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, dépouillent le personnage colonisé de l’engagement politique ou anti-colonial dans lequel se déployait le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Sans essayer de déceler des influences, on constate que Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart mettent au premier plan la peinture littéraire, qui achemine leurs romans à des portraits, non pas de n’importe quel personnage, mais du personnage colonisé. Cette copie littéraire et morale tiendrait lieu de visée coloniale: l’histoire sociale et personnelle, l’itinéraire moral du colonisé se transforment en un tableau qui élève ce personnage au sommet de l’art des écrivains : par des souvenirs personnels, par des impressions nées de l’expérience coloniale. Quelques portraits paraissent des autoportraits, le personnage, en livrant son âme, impose une analyse critique, qui dévoile son être.

La narratrice de Un plat de porc… examine, avec lucidité, l’aliénation morale du colonisé ; et pour enlever son déguisement, l’écriture n’est pas une feinte, la parole est donnée à un personnage sobre et audacieux, Raymoninque qui fustige la morale des colonisés : « le nègre est couillon » 1114 , s’éclata-il de rire, mais d’une plaisanterie qui en révèle beaucoup sur la dégringolade éthique et spirituelle. En instaurant le déséquilibre des colonisés, la colonisation tourmente les auteurs, au point de déclencher l’étincelle qui caricature férocement le colonisé dans les romans. Pour être impitoyable et inexorable, l’ironie n’en est que plus révélatrice du portrait moral accordé à l’interlocuteur antillais. Amboise peut imaginer l’aliénation de tous les guadeloupéens, parce qu’il transforme en vérité générale ses propres angoisses, ses propres craintes. L’autoportrait est une raillerie qui décèle l’état d’âme : « Amboise avait appris que le nègre est une réserve de péchés dans le monde, la créature même du diable. » 1115 L’humour de cette époque coloniale, qui diabolisait le colonisé, sert d’anecdote à cette effigie. Le type de personnage colonisé que Simone Schwarz-Bart construit en écrivant ses romans, n’est ni lettré ni érudit ni individu chargé de références culturelles et antillaises : c’est un type de personnage pitoyable, aigri qui préfigure l’homme dominé, et, le caractère insolite détermine son inconscience en suscitant le rire.

Cette morale aliénée et aliénante, propre au héros colonisé, amène Simone Schwarz-Bart à dépeindre les « âmes détraquées et meurtries des nègres » 1116 , comme si elle voulait exprimer la longue agonie des protagonistes qui se débattent malgré tout pour transformer, anéantir leur damnation. Car sa peinture morale rappelle l’image du Zombi, un revenant, un mort-vivant, un être physique qui ne jouit plus de ses facultés mentales. L’auteur parvient à peindre le colonisé si bien qu’il ressemble au Fantôme. Mort socialement, par la misère héritée de l’esclavage, le colonisé est moralement perdu et isolé, par l’ennui et la frayeur. On retiendra dans Un plat de porc…l’exemple admirable de Mariotte, consciente de sa perdition morale qu’elle condamne en recourant à la deuxième personne du singulier :

‘« Tu te trouves hors d’atteinte de tout ce qui pourrait affecter en toi une certaine dignité d’être humain – dont tu te ris, ne donnant pas réellement plus de valeur à l’homme en toi qu’au Cheval en toi, au Chien, au Lézard en toi, au Poulpe, à l’Araignée. » 1117

Ce personnage colonisé est si laid, bouffon et misérable que sa représentation tire vers la bête humaine, qui le caractérise intérieurement et qu’il accepte sans remords ni embarras : Mariotte s’imagine elle-même dans la condition bestiaire. De la naissance à la mort, en passant par les étapes dramatiques de son existence, Simone Schwarz-Bart montre le théâtre insolite de la vie du colonisé. Et plus ce théâtre expose l’être dominé en situation, plus celui-ci renie sa personne, dénonce sa culture. Il est profondément pessimiste, le colonisé, comme ce personnage anxieux et défaitiste du roman Les derniers rois mages, qui « avait cru que c’était un grand malheur en vérité que d’être né un Antillais, que le mot « Antillais » veut dire aussi médiocrité. » 1118

Ce sentiment de dégoût gagne vivement les colonisés de Traversée de la Mangrove, qui n’ont trouvé d’autres solutions à leur misère morale que d’écrire, partout sur les murs des maisons, « A bas le colonialisme ». 1119 Cette fois-ci le mal antillais est attaqué à sa source, et Maryse Condé ne dresse pas le portrait de personnages qui se complaisent dans l’horreur coloniale ; on les imagine brandissant des banderoles et scandant dans les rues le slogan qui traduit leur lassitude morale : « A bas le colonialisme ». Cette révolte correspond à la nature de tout colonisé, en tout cas elle détermine l’attitude morale de l’instituteur Déodat Timodent que Maryse Condé décrit d’abord comme : « un Nègre rouge, pas très grand, pas très costaud, pas très élégant dans son costume de drill blanc tout froissé, sous son casque kaki, rien de bien remarquable dans l’apparence. » 1120 Avec Déodat Timodent l’ambition est différente, il s’agit là d’un colonisé qui refuse cette appellation ; le motif de l’éducation, parce qu’il occupe la fonction d’enseignant, reste l’une des couleurs impressionnantes du portrait de cet homme asservi qui « avait dénoncé l’enseignement de l’histoire, rappelant que nos ancêtres n’étaient pas des Gaulois. » 1121 Il faut rappeler que le programme scolaire, jusqu’aux années 80, était basé sur le modèle de la Métropole car, tout de même, les Antilles sont une colonie française. L’évocation de l’enseignement par Déodat Timodent permet de mieux comprendre le statut du personnage colonisé dans sa propre société. C’est aussi le cursus scolaire de Maryse Condé, formée à l’école primaire de la Guadeloupe, qui explique les cadrages et les montages des portraits et des images sur les assujettis antillais. L’auteur renonce ici aux tableaux historiques, faits par des historiens, pour ériger un portrait qui doit être symbolique pour être frappant : Maryse Condé est sensible à la portée de l’éducation sur l’identité individuelle, dans une société culturelle comme les Antilles, elle offre l’image de personnages « fous ». En perdant leur raison, ils oublient tout jusqu’à leur identité, bafouée par l’enseignement. Ce colonisé vit un conflit entre l’héritage traditionnel et les valeurs importées, on peut comprendre pourquoi Déodat Timodent a été muté de son école « pour des raisons disciplinaires » 1122  : du désir de sauvegarder ses valeurs traditionnelles, est né son péché.

Pour découvrir le double du personnage assujetti, équivoque dans le portrait, il faut voir un autre roman de Maryse Condé : Moi, Tituba sorcière… Comment dresser un réquisitoire sévère, contre la colonisation, sans dessiner l’image du personnage qui en dénonce les valeurs ? Ce personnage, c’est Tituba. La prison d’Ipswich est sombre ; on y enfermait les femmes sorcières ou accusées de l’être. Cette claustration, raconte Tituba, est « le témoignage le plus authentique d’une époque crédule et barbare. » 1123 Les lois de cette période coloniale punissaient toutes les formes de sorcellerie. Les femmes noires excellaient alors dans les sciences occultes. Elles jetaient de mauvais sorts à leurs Maîtres, d’où les morts tragiques, comme les suicides, qui divisent la société, à hiérarchisent les ethnies, les clans et les partisans.

Notes
1114.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 124.

1115.

Idem., Pluie et vent…, p. 222.

1116.

Ibid., p. 150.

1117.

Ibid., p. 197.

1118.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 239.

1119.

Idem., Traversée de la Mangrove, p. 209.

1120.

Ibid., p. 143.

1121.

Ibid.

1122.

Ibid., 143.

1123.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 173.