c. La représentation des clivages ethniques

Dans les romans du corpus, les représentations des auteurs plongent jusqu’aux racines ethniques. Encore une fois, les auteurs empruntent aux sociologues leurs analyses de la société antillaise divisée par les nombreuses ethnies. En reniant quelques fondements du réalisme, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart dépeignent les clivages ethniques : en faisant de leurs romans un spectacle du conflit entre différentes races, surgies au plus profond de la colonisation antillaise, les auteurs ressuscitent le contexte du servage. Quand le littéraire observe la lutte des classes sociales, et quand il entend les structurer dans son œuvre, les faits deviennent des actions qui se jouent dans le théâtre de l’asservissement, celui de l’espace du roman.

Pour l’écriture des clivages ethniques, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart n’ont pas succombé à l’attraction des faits ; elles ont su, au contraire, les dépasser par une suggestion qui s’ouvre sur la condition humaine, sur la tragédie de la société déchirée par les hostilités ethniques, par l’opposition entre deux classes sociales et raciales: les Blancs et les Noirs, au milieu desquels s’interposent les Békés, descendants des Colons. Cette anecdote équivaut à une digression, parce que, en dévoilant les clivages, les auteurs ne cherchent qu’à ouvrir la parenthèse qui évoque les apparences de la société antillaise. Mais l’évocation est alléchante, elle résume des traits de caractère psychologiques. Et la force de l’argumentation réside dans l’image que revêtent les préjugés. Ces derniers engendrent des divisions, et les auteurs ne les décrivent que pour dramatiser l’action, déclencher des conflits, peindre les mœurs.

Les liaisons dangereuses de Spéro avec une femme blanche, dans Les derniers rois mages, déchaînèrent la colère de toutes les femmes de la communauté noire de Charleston. Pour ces dames offensées, Spéro « avait trahi la race et, au bras d’une blonde, avait rejoint le camp de l’ennemi. » 1124 La vision de l’Autre, c’est-à-dire de celui qui n’appartient pas à la même communauté ethnique, engage les protagonistes dans un combat, celui de la reconnaissance, de l’identité raciale et ethnique. Debbie, la femme abusée, exprime son désarroi en faisant comprendre à Spéro que « c’était un crachat lancé à la face non seulement de la communauté noire d’Amérique, continuellement bafouée dans sa lutte pour la dignité, et qu’il était un traître. » 1125 La représentation oublie quelquefois les clivages, en montrant le problème du métissage ethnique. La cohabitation semble difficile : un lourd fardeau contraint les acteurs à vivre ensemble. C’est ce drame, semblable à une querelle conjugale, que les auteurs ont voulu illustrer : embellir l’absurdité de la réalité se transforme en désir artistique pour mieux s’apercevoir de la vérité qui se dégage des figures. On retiendra le fait divers, et même crapuleux, qui constituera le malheur d’un personnage dans Traversée de la Mangrove : Gabriel Lameaulnes est « chassé par sa famille parce qu’il s’était marié avec une négresse. » 1126 Il faut comprendre les intentions de l’auteur : peindre la mentalité des Békés, considérés socialement comme les « nantis de la société » ; dès lors le mariage mixte est une souillure, une conduite fautive, une insulte.

Autre caractéristique de ces clivages ethniques : l’ordre divin dans lequel Simone Schwarz-Bart, selon la morale sociale, a abordé ces inégalités dans Ti Jean L’horizon. Une explication théologique condamne les personnages noirs à la fatalité éternelle, alors que « nul astre errant dans le ciel ne pourrait jamais empêcher le blanc de poursuivre son existence, qui avait l’approbation directe de Dieu. » 1127 L’auteur emprunte à Voltaire son style ironique dans le portrait pitoyable du Nègre de Surinam dans Candide. La malédiction est présente dans Ti Jean L’horizon : « Les jours du nègre sont légers, incertains, à la merci du moindre coup de vent. » 1128 Il faut préciser les motivations de Simone Schwarz-Bart : elle reprend, dans cette peinture des clivages, les conceptions nées dans les Eglises aux XVIIe et XVIIIe siècles. On enseignait aux esclaves l’abnégation au travail, la soumission aux Maîtres, en leur promettant le paradis, une vie ultérieure paisible. Cette béatitude éternelle à la quelle croyaient les esclaves justifiait les clivages ethniques en les consolidant.

Comment expliquer cet état de grâce des uns et la malédiction des autres, si chaque classe ethnique avait ses propres croyances ? Moi, Tituba sorcière…de Maryse Condé fait découvrir ces idées foisonnantes qui entretenaient le conflit. Susanna Endicot est le personnage qui présente un double caractère, ses opinions sont controversées. Pour détestait les esclaves, elle n’en demeurait pas moins le personnage contre la servitude : « Si elle haïssait les nègres, elle était farouchement opposé à l’esclavage. » 1129 La figure du personnage à la fois beau et laid correspond à l’écriture de Maryse Condé, qui nuance les valeurs, double les personnages et mélange les styles. Ce protagoniste ambigu semble construire un « discours » non moins équivoque de l’auteur. Maryse Condé s’insurge-t-elle contre l’hypocrisie du colonisateur ? Ne reproche-t-elle pas aux esclaves leur naïveté légendaire ? On sait, de part et d’autre, que Maryse Condé a situé les clivages ethniques dans leur contexte historique. Mais il y a une distanciation avec la perspective de l’historien, par l’humour et la « caricature » : la réalité brûlante est dépassée par cette stratégie narrative, l’humour.

Une autre façon d’aborder les caractéristiques des contrastes ethniques consiste à signaler l’affluence de tous les colonisés ou descendants de colonisés, qui se croisent dans la patrie mère, la France. Le roman antillais décrit ce drame des colonisés. C’est Desirada qui le prouve, et Maryse Condé n’aborde pas le problème sous l’angle politique ni dans une perspective idéologique : elle veut symboliser les ampleurs de la colonisation, conséquence de la migration des personnages assujettis et soumis qu’elle construit :

‘« Paris, capitale de la couleur, Paris des Deuxièmes générations, des négropolitains, des harkis et des beurs. C’était le Paris white du « ya bon, Banania »! Sans vergogne, la chéchia rouge et le sourire béni-oui-oui s’étalaient sur tous les murs du métro. » 1130

Le néologisme ironique « négropolitains » déplace le problème ethnique des Antilles vers la Métropole : le fond colonial se double par le contexte antillais, l’écriture obéit à des styles littéraires que les auteurs ont créé pour rendre plus efficace la création du thème antillais.

Notes
1124.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 68.

1125.

Ibid., p. 48.

1126.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 20

1127.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 93.

1128.

Ibid.

1129.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 41.

1130.

Maryse Condé, Desirada, p. 166.